par Maarten-Jan Bakkum, Stratégiste Senior Marchés Emergents chez ING IM
L’abaissement des taux inattendu de la Turquie et l’annonce de nouvelles mesures protectionnistes au Brésil plus tôt dans la semaine reflètent bien les pressions croissantes auxquelles les autorités des marchés émergents sont confrontées à la suite de la politique monétaire très souple dans le monde développé.
Eu égard à son déficit courant de plus de 8% du PIB et à l’appétit du risque très faible à l’échelle mondiale, la Turquie prend, selon nous, de grands risques en abaissant ses taux. Les crises que la Turquie a connues dans les années 1990 et au début des années 2000 avaient en effet été provoquées par des besoins de financement externes excessifs. Toutefois, les autorités turques sont impressionnées comme tout le monde par les problèmes de la Grèce et du reste de la zone euro, tandis qu’elles sont conscientes que les États-Unis se préparent à un nouvel allègement quantitatif. La Turquie redoute un net recul de la croissance européenne et des pressions haussières sur sa devise, ce qui explique pourquoi les taux ont été abaissés.
Le Brésil est, pour sa part, le pays émergent dont les autorités ont été confrontées aux tensions les plus intenses au cours de ces derniers trimestres. De nombreuses années de réformes budgétaires limitées ont maintenu les taux d’intérêt à des niveaux supérieurs à 10%. Alors que les taux sont proches de zéro dans les marchés développés, il n’est pas étonnant que le Brésil ait attiré d’énormes quantités de capitaux spéculatifs. Ceci a propulsé la devise à des sommets historiques et a rapidement fait du Brésil l’un des pays les plus chers au monde. Au lieu de réaliser les réformes nécessaires pour permettre aux taux de baisser, les autorités ont augmenté les contrôles des capitaux et les barrières commerciales. La politique économique brésilienne s’est rapidement détériorée. La faiblesse de l’administration Dilma Rousseff et l’absence de tentatives sérieuses de réformes budgétaires significatives impliquent probablement que le Brésil va continuer à s’éloigner du libre échange et de la libre circulation des capitaux.
La Turquie et le Brésil sont les deux marchés qui semblent les plus affectés par le contexte mondial actuel. Ceci est lié au fait que les décisions en matière de politique économique et monétaire y ont été les plus discutables, tandis que les performances de leur marché des actions ont fait partie des plus mauvaises à l’échelle mondiale. Ailleurs dans le monde émergent, les défis ne sont toutefois pas nécessairement moins importants pour les autorités.
Dans les années qui ont suivi la crise de 2008, l’assouplissement monétaire a été presque aussi agressif dans le monde émergent qu’aux États-Unis et en Europe. La création monétaire des marchés émergents a été largement stimulée par les importants flux de capitaux en provenance des États-Unis et de l’Europe (attirés par la croissance plus robuste et les taux d’intérêt plus élevés). Comme les autorités des marchés émergents ont continué à s’opposer à l’appréciation de leur devise, elles ont continué à acheter des dollars américains et à injecter leur propre devise locale dans l’économie. Il y a ainsi eu un lien direct entre la politique monétaire très accommodante des États-Unis et de l’Europe et la forte croissance de la masse monétaire dans la plupart des économies émergentes au cours de ces dernières années.
Une forte croissance monétaire a tendance à entraîner une hausse de l’inflation, ce que nous avons observé au cours des douze derniers mois. Il est particulièrement inquiétant que l’inflation sous-jacente soit demeurée orientée à la hausse, y compris récemment, lors du ralentissement de la demande domestique. Et maintenant que la nette détérioration des perspectives de croissance aux États-Unis en Europe pèse sur les prévisions de croissance du monde émergent, les autorités de la plupart des marchés émergents ne disposent pas de marge de manœuvre pour assouplir leur politique. La croissance monétaire est déjà élevée et l’inflation sous-jacente augmente toujours.
Les pays affichant une position budgétaire saine ou une croissance endogène suffisante faire face à un déficit budgétaire élevé sont dès lors les mieux positionnés. Compte tenu de la marge de manœuvre limitée pour assouplir la politique monétaire, les stimulants devront venir de la politique budgétaire. La Chine, l’Indonésie et l’Inde devraient limiter les dégâts en termes de croissance par rapport aux autres économies émergentes qui sont davantage tributaires du commerce mondial ou qui n’ont guère de marge pour assouplir leur politique.
Une solide position externe est également bénéfique dans le contexte actuel de flux de capitaux vulnérables. Les pays affichant un surplus courant substantiel ou en hausse disposent d’une plus grande flexibilité en matière de politique que des pays qui doivent attirer de grandes quantités de capitaux étrangers pour maintenir leur taux de croissance actuel. La Turquie, le Brésil et l’Afrique du Sud se distinguent dans le sens négatif à cet égard. Nous ne pensons pas que la Turquie pouvait se permettre d’abaisser ses taux plus tôt cette semaine compte tenu de son déficit courant de plus de 8%. En dépit de termes de l’échange très favorables, le Brésil voit, par sa part, son déficit courant augmenter. En pourcentage du PIB, le déficit ne semble pas mauvais (2%), mais il ne cesse de croître.
Compte tenu du risque important d’un net ralentissement économique mondial, les termes de l’échange du Brésil pourraient facilement se détériorer au cours des prochains trimestres, ce qui impliquerait une augmentation des besoins de financement externes du pays si ce dernier veut maintenir la croissance à un niveau proche des chiffres actuels. La détérioration de la politique économique du Brésil n’aide pas le pays à assurer les flux nécessaires à moyen et à long terme. Bien sûr, le vaste différentiel de taux continue à inciter les investisseurs à acheter des obligations brésiliennes, mais à un moment donné, celui-ci ne constituera plus une compensation suffisante pour les incertitudes en matière de politique créées par les autorités.
L’Afrique du Sud semble aussi vulnérable eu égard à son fossé de financement externe toujours important (3% du PIB) et à sa complète dépendance des flux d’investissements. En outre, contrairement à ce que l’on observe dans la plupart des autres économies émergentes, la dynamique de l’inflation sud-africaine se détériore toujours, de sorte qu’il est difficile pour les autorités monétaires de réduire les taux. De plus, abaisser les taux serait dangereux dans le contexte mondial actuel compte tenu de la fragilité des flux de capitaux attirés par un différentiel de taux élevé et du fait que le rand sud-africain est, selon nous, l’une des devises les plus surévaluées au monde.
Conclusion
L’escalade de la crise de la zone euro, la crise budgétaire aux États-Unis et la dégradation des perspectives de croissance économique en Amérique et sur l’Ancien Continent auront indéniablement un impact négatif sur la croissance du monde émergent. Nous prévoyons un ralentissement de la croissance du PIB agrégé des marchés émergents à moins de 6% au deuxième trimestre de 2012 (incluant un plancher de 8% pour la Chine).
Compte tenu du déclin du commerce mondial et de la baisse des prix des matières premières, une grande partie de l’univers émergent sera affectée directement. Une longue période d’aversion au risque des marchés devrait toutefois également peser sur les flux de capitaux vers les marchés émergents, ce qui a potentiellement d’énormes implications pour les pays affichant d’importants besoins de financement externes. Parallèlement, la flexibilité des politiques dans le monde émergent est nettement plus faible qu’elle ne l’était en 2008, en raison de la forte croissance monétaire et de la hausse de l’inflation sous-jacente. Ceci signifie que le risque d’erreurs en matière de politique augmente, comme en témoigne ce qui s’est déjà passé en Turquie et au Brésil. Une politique monétaire irresponsable ou une marche arrière au niveau du libre échange ou de la libre circulation des capitaux ont des répercussions sur la croissance à plus long terme et doivent être prises en considération par les investisseurs via des primes de risque plus élevées pour les pays et des attentes bénéficiaires plus faibles pour les entreprises.