par Jean-Luc Proutat, économiste chez BNP Paribas
L'après-crise peut-il être inflationniste ? A en juger par l'évolution récente des marchés obligataires, la réponse est clairement non. En zone euro, le rendement à dix ans des emprunts publics notés AAA est tombé à son plus bas niveau d'après guerre, soit 2,5%. Celui des Treasuries américains évolue à proximité, après avoir lui aussi beaucoup baissé. L'écart avec les rendements d'emprunts indexés, qui permet de mesurer les anticipations d'inflation du marché, est très réduit : 1,5% sur le moyen terme (cinq ans) et à peine 2% sur le long terme (dix ans).
On craint moins la poussée de fièvre que l'asthénie prolongée. Aux États- Unis, les plus pessimistes vont jusqu'à diagnostiquer un syndrome japonais, soit l’incapacité du gouvernement et de la banque centrale à relancer la machine économique. Des taux d'intérêt proches de zéro et des déficits publics élevés cohabiteraient alors, des années durant, avec une activité et des prix éteints.
Le policy mix de crise, autrement dit la combinaison des politiques monétaire et budgétaire du moment, transgresse pourtant l'interdit de la monétisation, pratique réputée hautement inflationniste. La Réserve fédérale des États-Unis a ainsi pu acheter jusqu'à 475 milliards de dollars d'obligations du secteur public (État et agences hypothécaires) soit le quart du déficit.
Annoncées comme temporaires, ces opérations vont pourtant reprendre. La Banque d'Angleterre est allée plus loin, puisque son programme d'achats de 200 milliards de livres a couvert l'intégralité des besoins d'emprunts publics en 2009. Enfin, la Banque centrale européenne (BCE) a pris des libertés avec l'article 104 du traité de Maastricht, qui lui interdit de financer la dette des États. L’ampleur de ses opérations (61 milliards d’euros en sus du même montant consacré aux achats de covered bonds) reste néanmoins limitée en regard de ce qui a été fait outre-Atlantique et outre-Manche.
Pour qu’il y ait inflation, il faut que l’argent apporté par les banques centrales en contrepartie des titres qu’elles achètent se retrouve dans la masse monétaire soit, quelque part, dans la poche de ceux qui consomment et investissent. La vieille théorie quantitative de la monnaie (sa première expression date de 1568) serait alors susceptible d’opérer : davantage de moyens de paiement pour une même quantité de biens et services tendraient à en faire monter les prix. Les États emprunteurs y trouveraient bien sûr leur compte puisque leurs revenus nominaux gonfleraient en regard de leur dette.
Du système de John Law, mis en place en 1720, à l’impression des Assignats, cette manière de se défausser fut longtemps celle de faire. La différence, de taille, avec l’époque actuelle est que ni l’inflation ni la création monétaire ne se décrètent. Les agrégats de monnaie tels que M2 aux États-Unis ou M3 en zone euro restent inertes ou bien se réaniment à peine. Le crédit au secteur privé, qui est la principale contrepartie de la masse monétaire, s’inscrit dans un redémarrage très progressif alors même que la liquidité centrale dont disposent les banques est abondante.
On peut sans doute l’expliquer par la volonté des entreprises comme des ménages de se désendetter, notamment là où des excès furent commis. Les Américains remboursent plus de crédits qu’ils n’en contractent, une situation héritée de la crise et qui reste largement inédite. La dernière livraison des flows of funds indique par exemple qu’au premier trimestre 2010, le désendettement net des ménages a atteint 330 milliards de dollars (sur une base annualisée). Leur taux d’épargne reste proche de 6,5%, un niveau relativement élevé selon les standards américains. En zone euro, les tendances sont un peu plus favorables. La distribution de prêts à l’habitat est repartie à la hausse, et les entreprises se financent davantage auprès des intermédiaires financiers.
Il n'est guère possible, pour les États, de créer de la monnaie à due concurrence de leur dette, fût elle en partie reprise par les banques centrales. Il faudrait pour l’imaginer passer outre le système financier et opérer sous injonction, ce qui n’irait pas sans une forme de dynamitage de nos institutions. S'il doit être inflationniste, le futur pourrait être troublé. S'il ne doit pas l'être, la maîtrise des dettes impliquera des efforts. Dans un cas comme dans l'autre, celles-ci ne feront pas "pschitt".