par Jean-Yves Dumont, responsable de l’allocation stratégique de Dexia AM
La croissance mondiale est tirée par les marchés émergents, dont le poids dans le PIB mondial sera bientôt de 50 %. Le rattrapage économique des pays émergents devance le processus de convergence financière : grâce à une croissance supérieure, le poids des marchés émergents dans la production mondiale devrait augmenter par rapport aux économies développées.
La pondération des marchés émergents au sein des marchés financiers mondiaux rattrape progressivement son retard, ce qui devrait inciter les investisseurs des marchés développés à rééquilibrer leurs portefeuilles au profit de ces régions structurellement sous-pondérées. Pour le moment, leurs pondérations dans les indices restent sensiblement inférieures à leur poids dans le PIB mondial.
Un débat fait rage actuellement. Les spéculateurs à la baisse – qui craignent la formation d’une bulle spéculative dans cette région – affirment que les marchés émergents intègrent ces informations, voire excessivement.
Une bulle au sein des marchés émergents est-elle réellement à craindre ? Parler de formation d’une bulle est-il prématuré, ou sommes-nous déjà confrontés au phénomène ? Qu’en est-il de la Chine ? Devons-nous alléger notre exposition aux marchés émergents ? Telles sont les questions auxquelles notre équipe d’allocation des actifs de Dexia Asset Management s’efforce de répondre dans cet article.
1. Qu’est-ce qu’une bulle ?
La crainte de formation d’une bulle trouve ses origines dans les difficultés à la détecter : on ne constate l’existence d’une bulle que lorsqu’elle éclate. Comme l’a dit Alan Greenspan : « Actuellement, les économistes sont incapables de prévoir une forte inversion du sentiment. Un effondrement de la confiance se décrit généralement comme l’éclatement d’une bulle, un événement qui devient indiscutable à posteriori seulement. » (14 octobre 1999). Commençons donc par définir la notion de « bulle ».
1.1 Définition d’une bulle
Afin de définir une bulle, nous utilisons deux approches distinctes : une approche quantitative et une approche qualitative. L’approche quantitative repose sur le fait que les valorisations ne sont plus justifiables par l’approche fondamentale classique : le rendement provient plus des plus-values que des revenus des actifs.
L’approche qualitative essaie de déterminer les facteurs communs aux précédentes bulles. Nous fondant sur les nombreuses publications à ce sujet, nous avons tenté de synthétiser ces facteurs sous la forme de 4 étapes de formation d’une bulle :
- Déplacement (Minsky) : facteurs exogènes tels que les conditions économiques, politiques, climatiques et technologiques qui influent sur le système économique ;
- Politique monétaire accommodante et disponibilité du crédit ;
- Euphorie générale : tout le monde peut s’enrichir rapidement ;
- Complaisance à l’échelle mondiale et soutien des leaders d’opinion.
1.2 Les bulles dans l’histoire
Afin de comprendre la situation actuelle au sein des marchés émergents, nous allons analyser en détail la bulle des TMT, la bulle japonaise et la bulle des Tigres asiatiques.
La bulle des TMT a duré sept ans, après avoir enregistré une performance absolue de plus de 1200 %, soit une surperformance cumulée par rapport à l’indice S&P 500 de près de 1000 % (équivalent à une surperformance annualisée de 39 %). A son point haut, la surperformance cumulée sur 12 mois atteignait environ 80 %. La bulle japonaise a duré neuf ans, après avoir enregistré une performance absolue de plus de 500 %, soit une surperformance cumulée par rapport à l’indice MSCI World de près de 250 % (équivalent à une surperformance annualisée de 15 %). A son point haut, la surperformance cumulée sur 12 mois atteignait environ 28 %. La bulle des Tigres asiatiques a duré trois ans, après avoir enregistré une performance absolue de plus de 630 %, soit une surperformance cumulée par rapport à l’indice MSCI World de plus de 600 % (équivalent à une surperformance annualisée de 110 %). A son point haut, la surperformance cumulée sur 12 mois atteignait environ 60 %.
Nous avons comparé ces performances avec celle des marchés émergents entre 2001 et 2007 afin de définir si nous pouvions qualifier cette dernière de bulle spéculative : la progression des marchés émergents a duré six ans, après avoir enregistré une performance absolue de plus de 400 %, soit une surperformance cumulée de l’indice MSCI World de près de 350 % (équivalent à une surperformance annualisée de 28 %). A son point haut, la surperformance cumulée sur 12 mois atteignait environ 125 %. Ces performances sont assez proches de celles d’une bulle, et s’il s’agissait d’une bulle, elle aurait déjà explosé. Or, nous n’avons jamais assisté à la formation d’une bulle si rapidement après l’éclatement de la précédente.
1.3 Les difficultés de détection d’une bulle : ne pas être en avance, ni en retard
S’il est tentant pour les investisseurs d’essayer d’anticiper les bulles, l’un des risques auquel ils s’exposent, c’est d’y faire référence trop tôt. Examinons par exemple celle des TMT. Netscape, créé en 1994, fut l’une des premières sociétés Internet à s’introduire en bourse en août 1995. Cotée initialement à 28 dollars, la valeur a progressé à 75 dollars lors de la première journée de négociation, ce qui a conduit certains investisseurs à parler d’une bulle des TMT. Or la bulle Internet n’a éclaté que cinq ans plus tard. Dans l’intervalle, le secteur des TMT s’est apprécié de plus de 600 %. Autre exemple, la bulle de l’immobilier : en 2001, Edward Gramlich, fonctionnaire de la Réserve fédérale, avertissait les investisseurs des risques que pourraient entraîner les crédits hypothécaires subprime – une bulle qui a fini par éclater six ans plus tard !
2 Les marchés émergents aujourd’hui
2.1 Approche qualitative
Actuellement, le contexte des marchés émergents est-il propice à la formation d’une bulle ?
Sur la base des deux premiers facteurs de l’approche qualitative (déplacement et politique monétaire accommodante), il est possible de répondre par l’affirmative. En effet, dans la première étape de formation d’une bulle, le « déplacement » dont parle Minsky est une réalité. Dans le cas des marchés émergents, le « déplacement »est lié à l’évolution sociale et économique des marchés émergents plus qu’à une évolution technologique (comme ce fut le cas de la bulle des TMT) ou à l’accumulation de dette (comme ce fut le cas de la crise des crédits hypothécaires sub-prime).
Comparons avec l’exemple le plus récent (et le plus significatif), celui du Japon. Nous sommes tous attentifs au risque de « nouveau paradigme », même si une évolution du contexte économique ne se traduit pas nécessairement par l’apparition d’une bulle. La croissance n’est pas linéaire et sera formée de ruptures : un long chemin reste à parcourir dans ces pays.
S’agissant du second critère, à savoir l’abondance de liquidité – attribuable à des politiques monétaires très accommodantes et à la disponibilité de crédit (notamment au sein des pays développés) – elle peut être perçue comme un élément favorable à la formation d’une bulle. En revanche aucun autre élément restant de l’approche qualitative (euphorie et complaisance à l’échelle mondiale), n’est constaté pour l’instant. Les flux de capitaux vers les pays émergents ainsi que les performances de la zone sont loin de refléter une situation euphorique. Les investisseurs ne semblent pas non plus complaisants : l’opinion des stratèges sur la région étant loin d’être consensuelle.
En termes qualitatifs donc, même s’il faut reconnaître l’existence d’un risque – les deux premiers éléments étant favorables à la formation d’une bulle – les deux autres critères, en revanche, ne sont pas remplis.
2.2 Approche quantitative
D’un point de vue quantitatif, il est très difficile de répondre : « Oui, nous assistons à la formation d’une bulle » mais très facile de répondre par la négative dans la mesure où les valorisations sont loin d’être excessives.
En effet, en termes de valorisation fondamentale, il convient de noter que le ratio P /BV (Cours/valeur comptable, estimation 2010) est resté globalement en ligne avec son niveau historique depuis 2003, en comparaison des estimations de ROE/COE 2010. Par ailleurs, par rapport aux autres régions, les valorisations des marchés émergents ne sont pas excessives eu égard au ratio actuel ROE/COE. Le ratio P/BV est non seulement le reflet de la création de valeur, mais également de la croissance prévisionnelle à long terme. Avec un ROE/COE identique à celui des États-Unis, les marchés émergents mériteraient une meilleure valorisation. Il est facile de justifier la valorisation actuelle de l’indice MSCI Emergent, compte tenu de sa rentabilité actuelle par rapport à d’autres régions et du fait qu’il ne repose ni sur une croissance hypothétique ni une performance prévisionnelle.
Enfin, le PER des marchés émergents par rapport à celui des États-Unis reste inférieur à 1, loin de refléter la formation d’une bulle. Le rendement sur dividendes des marchés émergentsest également proche de celui des États-Unis et du Japon.
Pour conclure, sur une base quantitative, l’existence d’une bulle n’est pas justifiée par le niveau – loin d’être excessif – des valorisations, ni par le rendement sur dividendes.
3 Exemple de crainte de formation d’une bulle : comparaison de la Chine et du Japon des années 1980
Récemment, la croissance chinoise et une inflation supérieure aux attentes ont conduit les investisseurs à craindre un cycle de durcissement monétaire plus agressif que prévu. En dépit de bonnes statistiques économiques de plus en plus d’analystes s’inquiètent de la situation en Chine. Les investisseurs pessimistes cristallisent leur attention sur la Chine et comparent souvent une hypothétique bulle chinoise à la bulle japonaise de la fin des années 1980. En effet, le cas japonais est intéressant, puisqu’il s’agit de l’exemple le plus récent du développement structurel d’un pays qui a finit par l’éclatement d’une bulle.
Pouvons-nous baptiser la Chine le « nouveau Japon » ? Sur le plan des valorisations, le PER 2010 des actions A chinoises est estimé à environ 18 actuellement, contre 70 au Japon lors de la bulle des années 1980.
Cependant quelques observateurs mettent en avant le fait que certains pans de l’économie sont exposés à des risques : prix excessif de l’immobilier, craintes de surcapacité et liquidité excédentaire susceptibles de déclencher une bulle spéculative.
3.1 Prix de l’immobilier
La surface habitable des zones urbaines chinoises a progressé rapidement, pour atteindre un niveau proche de celui de Singapour ou du Japon (30 m2 par habitant). Néanmoins, des investissements immobiliers restent à prévoir dans les villes : 200 millions de chinois sont des travailleurs migrants et des rénovations seront nécessaires sur les appartements ayant été construits à la hâte au début des années 1980.
En matière d’accès au logement, le ratio du prix moyen d’un logement divisé par le revenu annuel d’un ménage est de 10 en Chine (par rapport à 4/5 dans la plupart des économies développées et 18 au Japon en 1990). Sur la base du revenu des acquéreurs, le ratio est proche de celui d’une économie développée. Le principal problème est que l’offre concerne le segment haut de gamme alors que les besoins du grand public ne sont pas satisfaits. En 2010, l’investissement immobilier devrait rester élevé, avec une croissance à deux chiffres. Le gouvernement a pris des mesures afin de contenir la spéculation : limite du ratio d’endettement des acheteurs, amélioration de la gestion du risque bancaire, augmentation de l’offre foncière et immobilière dans les plus petites villes et de l’offre de logements bon marché.
Le risque du secteur immobilier chinois est également limité par le mode de financement des achats immobiliers : la hausse des prix n’a pas été alimentée par l’expansion du crédit, les biens immobiliers étant essentiellement financés par l’épargne (1/4 des acheteurs ne recourent pas à l’endettement).
Le risque de formation d’une bulle du marché immobilier chinois est réel mais la bulle est loin d’être effective Il reste au gouvernement chinois de bien gérer ce risque pour empêcher la dérive des prix. D’autre part, les valeurs immobilières ont déjà subi une correction et beaucoup de nouvelles négatives sont déjà intégrées.
3.2 Surinvestissement
Le risque de surcapacité est un autre problème chinois, souligné par les plus pessimistes. Les investissements dans les immobilisations représentaient 47 % du PIB l’an dernier. La Chine surinvestit-elle et gaspille-t-elle ? Le pays s’enorgueillit d’avoir enregistré la plus forte croissance en vingt ans de la variable de productivité totale des facteurs (PTF). Si la Chine avait autant gaspillé que l’Union soviétique, l’évolution de sa productivité serait négative. Même au sein des secteurs en surcapacité, à l’image de l’acier, le pays fonctionnait encore à une capacité de 72 % l’an dernier en bas de cycle. En matière d’infrastructures, si l’on compare avec la situation aux États-Unis il y a un siècle, la Chine, dont la superficie est la même mais dont la population est trois fois supérieure, disposera de 110 000 km de chemins de fers d’ici 2010, contre 400 000 en Amérique en 1916.
Une autre façon de voir les choses est que la surcapacité chinoise se répercute sur le reste du monde. La Chine étant compétitive, et les marchés étant de plus en plus mondialisés, une nouvelle usine ouverte en Chine créera de la surcapacité ailleurs dans le monde, dans un pays moins compétitif.
3.3 Crédit bancaire excessif
L’endettement est un phénomène récent, datant de 2009. Entre 2003 et 2007, les crédits octroyés par les banques et les gouvernements en pourcentage des investissements totaux ont diminué. La Chine a été capable de se réendetter rapidement en 2008 et 2009, la croissance du crédit ayant été inférieure à celle du PIB lors des années précédentes.
3.4 Les craintes de formation d’une bulle sont prématurées
La Chine doit être comparée au Japon des années 1960 plutôt qu’au Japon des années 1980. Au cours de ces deux périodes, le Japon était un pays mature, développé, avec un PIB par habitant proche de celui des États-Unis. Le risque de formation d’une bulle de certains actifs est réel, mais il s’agit plus pour le moment d’un problème de mauvaise allocation que de surcapacité. De l’exemple japonais, nous pouvons tirer les leçons suivantes : la Chine devrait encourager une appréciation rapide et plus progressive de sa devise, elle devra également gérer plus efficacement sa politique monétaire.
Le durcissement monétaire est nécessaire afin de limiter les conséquences d’une mauvaise allocation. Le ralentissement de la croissance des crédits par rapport à l’an dernier (+18 % contre 30 % en 2009) reste compatible avec un objectif de croissance de +8 à +9 %, car les exportations devraient se redresser. Le récent comportement du cours des actions chinoises est finalement davantage lié à l’anticipation du durcissement monétaire depuis quelques mois plutôt qu’à l’éclatement d’une bulle. La question est la suivante : pendant combien de temps cela aura-t-il un impact sur le marché ?
Actuellement, les principales incertitudes portent sur l’ampleur du durcissement, son impact sur la croissance et le fait que l’attention est davantage portée à la qualité de la croissance (développement des régions rurales). La Chine a conscience des conséquences de son dernier durcissement et, cette fois-ci, devrait mieux le gérer. D’autre part, nous ne sommes ni en situation de croissance mondiale, ni de pressions inflationnistes, comme ce fut le cas en 2007. À l’inverse, la Chine est en mesure de soutenir son économie et d’augmenter la croissance du crédit si les exportations ne se redressent pas comme prévu. La Chine est un grand pays, avec une forte demande intérieure potentielle.
Les principaux risques de la Chine sont l’évolution du dollar américain et le regain d’aversion pour le risque, attribuable aux craintes suscitées par l’endettement des états.
4 Conclusion
Selon nous, aucune bulle n’est en train de se former sur les marchés émergents. L’actualité de marché est marquée par la digestion du durcissement de la politique monétaire. Les marchés émergents renoueront avec la surperformance une fois que les investisseurs auront regagné confiance dans la crédibilité et l’efficacité du cycle de durcissement, et que les bénéfices continueront de croître plus rapidement qu’au sein des marchés développés. Dans ce contexte, nous continuons de recommander une surpondération des actions et des obligations émergentes.