Matières premières : gare à la tendance

par Hervé Lievore, Stratège chez Axa IM

  • Forte croissance économique, faibles stocks, accidents météorologiques, liquidités abondantes et décisions politiques expliquent la flambée récente. 
  • L’écartement du spread WTI-Brent illustre l’accroissement de la production américaine et la montée en puissance des investisseurs en Europe.
  • L’apparition d’une tendance haussière durable des prix des matières premières complique la conduite de la politique monétaire.

 

L’indice des prix des matières premières du CRB1 a franchi le cap des 560 le 8 février dernier, soit 14% au- dessus du pic observé en 2008. Toutes les catégories de matières premières sont concernées. Dans un premier temps, les produits directement liés au cycle économique (énergie, métaux industriels) ont connu les hausses les plus importantes, puis l’or a pris le relais et, aujourd’hui, ce sont les produits agricoles qui vont de record en record. La page de la crise est donc bel et bien tournée pour cette classe d’actifs et cela soulève au moins deux questions: la hausse est-elle durable et quelles conséquences ce mouvement peut-il avoir sur l’inflation ?

De multiples raisons à la hausse des prix

Le cycle des matières premières correspond, sur longue période, aux cycles d’investissement et aux délais d’ajustement des capacités de production face aux chocs, que ceux-ci viennent de l’offre (années 70) ou de la demande (années 2000). A court et moyen termes, en revanche, ce sont les élasticités prix et revenu de la demande qui déterminent le cycle : la demande réagit négativement à la hausse des prix mais positivement à celle des revenus. De plus, au delà d’un certain seuil, la hausse des prix réduit la croissance des revenus, ce qui entretient la dynamique cyclique.

2010 aura été, à cet égard, un cas d’école. La croissance mondiale a atteint 5% en 2010, selon la dernière estimation du FMI, soit 1,1 point de plus que la prévision du début 2010. Cette croissance a poussé la demande au-delà de ce qui était attendu. Prenons le cas du pétrole. L’Agence Internationale de l’Energie tablait en janvier 2010 sur une progression de la demande de 1,4 million de barils par jour (mnb/j). Un an plus tard, l’estimation atteint 2,7mnb/j. Dans le même temps, le prix moyen du pétrole sur la période s’est établi à un niveau raisonnable d’un peu moins de 80USD. L’effet revenu a donc joué pleinement alors que l’effet prix, opposé, a été mineur. Pour 2011, même si la croissance devrait rester élevée, il nous semble que l’effet prix sera plus sensible compte tenu des prix prévalant en ce début d’année (plus de 100USD pour le Brent), ce qui pèsera sur la demande.

Parallèlement à l’impact des facteurs réels du côté de la demande, l’offre à court terme (c’est-à-dire les stocks effectivement disponibles) est limitée. Dans le cas des produits agricoles, les stocks globaux sont à des niveaux généralement faibles, ce qui les prive de leur rôle de stabilisateur. En ce qui concerne les métaux industriels, une partie significative (mais difficile à quantifier) des stocks dans les entrepôts des places de cotation s’y trouve bloquée et ne peut être utilisée pour l’approvisionnement des industriels (par exemple dans le cas d’ETF2 adossés à des stocks de métal physique).

De manière plus spécifique à l’agriculture, les accidents climatiques qui ont émaillé toute la seconde moitié de 2010 et le début de 2011 amènent les marchés à réviser à la baisse les rendements attendus, alors même que les stocks de départ sont bas, ce qui pousse mécaniquement les prix à la hausse.

Enfin, le cycle de hausse des prix présente une dimension politique, un certain nombre de décisions ayant un fort impact sur le marché, comme celle de la Chine de fermer les unités de production d’aluminium les plus polluantes ou celle de l’OPEP de ne pas relever ses quotas de production, inchangés depuis décembre 2008. Le climat d’incertitude lié aux événements d’Afrique du Nord et au Moyen-Orient contribue à obscurcir un peu plus la situation, par les craintes de rupture d’approvisionnement à court terme ou par l’incitation pour l’OPEP de retarder encore un peu plus le relèvement des quotas.

Le cas particulier du pétrole

Montée du risque politique, accélération de la croissance en tout début d’année, inertie de l’OPEP, tous les éléments sont a priori en place pour pousser le pétrole à la hausse. Sur le marché du Brent, le baril est ainsi passé de 75USD début septembre à 106USD mi-février. Par ailleurs, la courbe des prix à terme s’est pentifiée sur la partie courte, entraînant une inversion de la courbe sur la partie moyenne (2012-2014). Manifestement, la demande de contrats à terme pour les échéances du 1S11 est forte, ce qui fait sens dans un contexte de pénurie relative. Le marché du Brent est en effet un marché qui se contracte de manière structurelle. La production de brut en Mer du Nord est en effet passée de plus de 6mnb/j il y a une dizaine d’années à un peu plus de 3mnb/j aujourd’hui, et la tendance reste orientée à la baisse. Dans ce cadre, les arrêts de production en Libye, un producteur pourtant assez mineur (4,5% de la production OPEP), ont un impact disproportionné.

Le Brent reflète la situation d’un marché à la fois contraint dans son approvisionnement en propre, avec une montée en puissance des investisseurs, et désormais les craintes de ruptures d’approvisionnement en provenance du Moyen Orient. Le WTI américain offre une autre vision du marché. La production on-shore américaine, longtemps en déclin, s’est stabilisée à partir de 2006 et a recommencé à progresser depuis un an, sous l’effet des nouvelles technologies d’extraction des schistes bitumineux. En conséquence, les prix du brut de référence aux Etats-Unis (WTI) sont sensiblement inférieurs à ceux prévalant en Europe et la forme de la courbe des prix y est plus conventionnelle.

Dès lors que l’OPEP se résoudra à relever ses quotas (ce qui a peu de chances de se produire avant cet été), le spread WTI-Brent, qui est monté jusqu'à plus de 18USD par baril en faveur du Brent à la mi-février, devrait revenir à un niveau plus conforme à ses niveaux passés, du moins pour quelques temps. En effet, au rythme de progression actuel de la demande, l’équilibre entre offre et demande restera précaire.

Quel impact sur l’inflation par les coûts ?

En décomposant l’évolution des prix des matières premières entre une tendance longue d’une part et un cycle court d’autre part, le pic cyclique semble s’approcher, surtout pour les produits agricoles. Pour ces derniers, la réaction de l’offre par rapport au signal des prix devrait se faire sentir dans le courant de la prochaine saison 2011/2012, et les conditions météorologiques exceptionnellement défavorables depuis un an ont peu de chances de se reproduire dans les mêmes proportions. Pour les produits cycliques, le niveau élevé des prix et la sortie probable des politiques économiques ultra-accommodantes dans le courant du 2S11 devraient finir par peser sur la demande (l’effet prix finira par l’emporter sur l’effet revenu, même en Chine) et donc contribuer à stabiliser les marchés. L’or est dans une autre dimension, profitant des nombreuses sources d’incertitudes du moment mais souffrant potentiellement de la remontée des taux réels.

Par-delà la dynamique cyclique, il apparaît de plus en plus que la tendance longue des prix est désormais haussière, alors qu’elle était stable auparavant. Cette tendance se retrouve dans l’évolution relative des composantes alimentaires et énergétiques des indices de prix à la consommation par rapport aux autres composantes. De 1985 à 1999, l’inflation totale a été supérieure à l’inflation hors alimentation et énergie 27% du temps. Depuis 2000, le ratio est passé à 77%.

Tant que les prix des matières premières suivaient une tendance stable, le concept d’inflation sous-jacente faisait sens car la volatilité sur les matières premières introduisait un bruit temporaire, que les industriels pouvaient effacer par une couverture appropriée, évitant ainsi la propagation aux autres prix. Mais si la tendance cesse d’être stable et s’oriente à la hausse, et si les gains de productivité sont insuffisants pour compenser cette hausse, alors la pression sur la structure d’ensemble des prix change de nature. En 2007-2008, les constructeurs automobiles et les compagnies aériennes avaient en partie répercuté la hausse de leurs coûts aux consommateurs finaux, malgré la pression concurrentielle forte qui caractérise ces industries.

Si un répit peut être espéré au 2S sur le front de l’inflation par les coûts, il ne saurait être que provisoire et ne doit pas masquer deux autres facteurs clés pour l’évolution de l’inflation: la non coordination des politiques monétaires et l’inconnue que représente l’évolution des coûts salariaux en Chine.

NOTES

  1. Commodity Research Bureau
  2. Exchange Traded Fund