par Chris Iggo, CIO for Core Investments, AXA IM (Part of BNP Paribas Group)
Les incertitudes commerciales des derniers mois pourraient enfin s’atténuer à mesure que les États-Unis concluent des accords avec leurs principaux partenaires, mais ces accords devraient impliquer un taux douanier important sur les importations à destination de la première économie mondiale. Même si l’administration américaine continue pour le moment à le nier, l’impact commence à se faire sentir sur l’inflation et les bénéfices de ses entreprises. Mais l’économie américaine continue pour l’instant à croître et les dépenses d’investissement dans les technologies de l’information (IT) demeurent un moteur essentiel. Les marchés actions et obligataires semblent toujours satisfaits des rendements générés. Il est difficile de lutter contre cette dynamique qui semble implacable, mais l’on peut néanmoins légitimement se demander si un dérapage n’est pas possible dans un futur proche. Comme le chantait Ozzy Osbourne avec Black Sabbath dans Paranoid : « people think I’m insane because I am frowning all the time ».
Accord ou pas accord ?
Les accords commerciaux américains annoncés avant la date limite fixée au 1er août semblent globalement similaires : des droits de douane uniformes de 15 % et un engagement des pays exportateurs à augmenter leurs investissements aux États-Unis. L’idée de l’administration américaine, peut-être un peu naïve, derrière ces accords est que les droits de douane devraient obliger les consommateurs et les entreprises américaines à réorienter leurs dépenses vers des produits fabriqués aux États-Unis au détriment des produits étrangers, et que les engagements en matière d’investissement contribueront à renforcer les capacités de production sur le sol américain. Si cette stratégie venait à fonctionner, le déficit commercial américain pourrait alors diminuer, entraînant alors un renforcement du dollar, et l’Amérique sortirait renforcée de ces multiples bras de fer, ayant encore démontré toute l’ampleur de son « exceptionnalisme ».
Mais la réalité, tout comme l’économie, est rarement aussi simple. Il n’existe pas de substitut parfait aux importations. Il semble plus probable que les prix à l’importation augmentent et entraînent une baisse des marges bénéficiaires des entreprises qui importent des biens intermédiaires ou finis sur le marché américain. Cela devrait alors entraîner une hausse des prix pour les consommateurs américains et, par conséquent, une hausse de l’inflation. De l’autre côté, les fournisseurs étrangers pourraient connaître une baisse de la demande et réduire leurs prix de vente, ce qui affecterait leurs bénéfices, mais il est difficile de modéliser avec précision comment les coûts seront répercutés. Le rapport sur l’inflation américaine de juin a montré une augmentation des prix des produits importés. A l’occasion de la publication de leurs résultats du deuxième trimestre, de nombreuses entreprises américaines ont clairement indiqué l’impact des droits de douane sur leurs bénéfices et leurs prévisions.
Suivez l’argent (s’il y en a)
Les investissements annoncés dans le cadre des accords commerciaux conclus avec l’Union Européenne (UE) et le Japon, manquent cruellement de détails. Se matérialiseront-ils réellement en une augmentation des investissements aux États-Unis ? Selon les données du Bureau of Economic Analysis, les investissements étrangers en provenance de l’UE vers les États-Unis s’élevaient à 176 milliards de dollars en 2024, contre 39 milliards de dollars pour le Japon. Les montants annoncés dans les accords commerciaux sont certes plus élevés, mais aucun horizon temporel n’a été mentionné. Des questions se posent également quant à l’origine du financement de ces investissements et aux secteurs auxquels ils seront destinés (ceux de l’énergie et de la défense sont régulièrement cités). Mais pour l’instant, ces annonces semblent plus ambitieuses que concrètes. Il faut également se demander si tous les investissements vers les États-Unis seront au profit de la production intérieure américaine. Il y aura certainement des fuites vers les importations, qui annuleront en partie l’effet tarifaire souhaité.
L’euphorie sur les marchés financiers ne tient pas compte de l’impact d’un taux de droit de douane effectif de 18 % (estimation actuelle du Yale Budget Lab) sur l’économie américaine (croissance du PIB inférieure de 0,5 % en 2025-2026). L’inflation augmente, ce qui signifie que la Réserve Fédérale américaine (Fed) devrait maintenir ses taux d’intérêt à un niveau plus élevé qu’il ne l’aurait été autrement. L’inflation sous-jacente des dépenses de consommation des foyers américains a atteint 2,8 % en juin, creusant l’écart entre l’inflation constatée et l’objectif de la Fed. Celle-ci a maintenu ses taux inchangés le 30 juillet et son président Jerome Powell a de nouveau souligné l’incertitude liée à l’inflation en raison des politiques commerciales, adoptant un ton modérément agressif. Les anticipations du marché tablent sur une probabilité de seulement 42 % d’une baisse des taux en septembre, contre plus de 90 % fin juin. Il y a un an, les marchés tablaient sur une baisse des taux à un niveau compris entre 3,0 % et 3,2 % d’ici juin 2026. Ils ont désormais revu leurs prévisions en tablant sur un niveau supérieur à 3,5 %. Et cela pourrait même être de nouveau remis en question, Powell ayant suggéré fin juillet, certes sur le ton de la plaisanterie, que la Fed aurait pu décider de relever ses taux en réponse à la hausse de l’inflation.
Les chiffres du PIB américain pour le deuxième trimestre ont conforté le sentiment optimiste, affichant une augmentation du taux de croissance annualisé corrigé des variations saisonnières, qui est passé de -0,5 % au premier trimestre à 3,0 %. Les deux trimestres ont été marqués par l’impact significatif des incertitudes commerciales : les importations et les stocks ont augmenté au premier trimestre, avant de baisser au deuxième trimestre. Si l’on fait abstraction du commerce, la demande intérieure aux Etats-Unis n’est pas si forte. Certes, les dépenses de consommation ont légèrement rebondi, passant d’un taux de croissance annualisé de 0,4 % au premier trimestre à 1,4 %, mais les investissements privés fixes ont été faibles, après un premier trimestre solide. Le taux de croissance annualisé combiné des dépenses de consommation, des investissements privés et des dépenses publiques s’est établi à -2,0 %, son plus bas niveau depuis la pandémie. Ces données ne sont pas suffisantes pour inciter la Fed à baisser ses taux, d’autant plus que le chômage reste inférieur au niveau jugé compatible avec une inflation stable et que l’inflation elle-même demeure supérieure à l’objectif de la Fed. Les investisseurs obligataires devront peut-être attendre au-delà de septembre pour qu’une baisse des taux américains ne vienne stimuler le rendement de leurs placements en bons du Trésor.
La technologie reste le principal moteur
La seule conclusion optimiste qui ressort de ces données est la vigueur des dépenses d’investissement dans la technologie. Les dépenses en équipements informatiques ont augmenté de 19 % au premier semestre par rapport à la même période en 2024, tandis que les dépenses en logiciels ont augmenté de 8 %. Cela correspond à la dynamique que nous avons observée au niveau des entreprises lors de l’annonce de leurs résultats trimestriels. Les droits de douane pourraient freiner la croissance et compliquer la tâche de la Fed, mais les dépenses technologiques constituent toujours un moteur exceptionnel pour l’économie américaine.
Prendre du risque ou rester prudent ?
Nous voici donc revenus à la situation habituelle sur les marchés. La croissance est positive, les taux sont stables, les bénéfices des entreprises sont en hausse et il y a peu de problèmes de crédit évidents. Cerise sur le gâteau, l’IA stimule les bénéfices dans le secteur technologique. A l’aune des résultats trimestriels disponibles à date, la croissance des bénéfices du secteur technologique du S&P 500 s’établit à plus de 20 %. Les portefeuilles exposés aux actions technologiques américaines, aux obligations à haut rendement et à certaines protections contre l’inflation devraient bien se comporter pour les investisseurs libellés en dollars américains.
Pour les marchés européens, les perspectives sont moins évidentes. Les droits de douane américains auront un impact sur la rentabilité européenne. Il s’agit là d’un frein à la croissance qui a peut-être contribué à la baisse du taux de croissance trimestriel du PIB de la zone euro, qui est passé de 0,57 % au quatrième trimestre à 0,11 % au deuxième trimestre. Toutefois, la baisse des taux en Europe et les mesures de relance potentielles de la politique budgétaire allemande devraient permettre une légère amélioration de la croissance au cours des prochains trimestres. Les analystes continuent de tabler sur une croissance annuelle des bénéfices de 7,6 % pour l’Euro Stoxx, avec un bénéfice par action consensuel estimé à 40,20 € en 2026, contre 36,10 € pour cette année. Selon Bloomberg, la croissance des bénéfices européens s’établit à ce jour à 15 % pour le deuxième trimestre. Les arguments en faveur des actions européennes restent solides alors que les indicateurs de valorisation américains signalent un « risque ». Depuis le début de l’année, les indices européens et certains indices des marchés émergents ont généré de meilleurs rendements totaux que les États-Unis, malgré la bonne performance des actions américaines ces derniers mois.
La prime de crédit reste intéressante
Sur les marchés obligataires, la surperformance du crédit par rapport à la duration persiste et devrait se maintenir pendant un certain temps. Les spreads de crédit sont faibles et le niveau d’exposition au crédit long à effet de levier sur le marché suscite certaines inquiétudes. Mais un effondrement du crédit nécessiterait un élément déclencheur et les marchés du crédit se sont montrés très résistants jusqu’à présent. Ils ont certes réagi de manière négative au « Liberation Day », mais se sont complètement redressés depuis. Il faudrait une détérioration rapide des données de croissance américaine, une hausse des taux de la Fed ou une aggravation de la situation géopolitique pour que le sentiment d’aversion au risque s’accentue suffisamment et entraîne un élargissement significatif des spreads de crédit. Si cela se produit, le mouvement pourrait être violent mais pour l’instant, grâce à des fondamentaux macro et microéconomiques solides et une demande de revenus saine, le crédit reste une classe d’actifs à privilégier.