par Christophe Morel, Chef Economiste de Groupama AM
La forte dépréciation des devises émergentes combinée à une détérioration des conditions de financement, et à des sorties de capitaux a naturellement conduit les investisseurs à brandir le spectre d’une « crise des pays émergents ». Les catalyseurs (au départ, des anticipations de resserrements monétaires de la Fed) ainsi que les fondamentaux de cette crise sont relativement classiques et peuvent justifier la notion de crise. Toutefois, les raisons profondes et la façon dont cette crise se traduit diffèrent des précédents épisodes de crise des pays émergents.
En effet, la récente baisse des actifs émergents ne ressemble ni à la crise des pays d’Amérique Latine dans les années 80, ni même à celle des pays asiatiques dans les années 90, ni enfin à celle de 2008. Pour mémoire, la crise des années 80 était due à des politiques économiques laxistes ayant conduit à des excès d’endettement insoutenables à toute la Région, puis à un défaut de paiement généralisé. La crise des années 90 (essentiellement asiatique) provenait d’une sur-estimation de la croissance ayant provoqué un sur-investissement, puis des déséquilibres externes qui ont rendu les systèmes de change fixe intenables au fur et à mesure que les réserves en devises diminuaient. Enfin, la crise de 2008 s’expliquait par une montée générale de l’aversion pour le risque.
Les pays émergents ont touché les limites de leur modèle de croissance
D’abord, cette crise est différente dans ses fondements. Elle peut s’expliquer par la remise en cause de plusieurs « avantages » dont bénéficiaient les pays émergents jusqu’alors, et par la perception que plusieurs de ces pays sont arrivés au bout de leur modèle de croissance. Ainsi,
- l’avantage compétitif lié à l’abondance de main d’œuvre est moins vrai depuis que plusieurs de ces économies sont proches du plein emploi (Brésil, Russie, Turquie) et que les salaires ont augmenté ;
- le processus d’internationalisation de la production touche désormais ses limites, si bien que les flux de capitaux qui ont soutenu la croissance des pays émergents devraient marquer une pause.
Reste que les pays émergents ne doivent pas être rangés dans une catégorie unique. Les situations restent extrêmement différenciées et certains pays sont aujourd’hui plus vulnérables que d’autres. En particulier, l’Inde, l’Indonésie, et la Turquie combinent un déficit extérieur et un investissement inefficace susceptible de davantage alimenter la défiance des investisseurs.
Au-delà de ses origines, cette crise se traduit aussi différemment. Auparavant, la notion même de crise était associée à un système de change fixe qui flanchait soudainement en raison d’insuffisantes réserves de change pour maintenir la parité. Mais la plupart des pays émergents (notamment en Asie) ont opté sur les dix dernières années pour un système de flottement contrôlé. Les taux de change sont donc plus flexibles qu’ils ne l’étaient avant. Si la flexibilité a l’inconvénient d’alimenter certaines incertitudes, elle permet toutefois de lisser, et donc d’absorber davantage les chocs dans le temps.
Le couple « croissance/inflation » devrait encore se détériorer, alimentant le risque social et politique
La dépréciation des devises – combinée avec la remontée récente du prix du pétrole – va gonfler l’inflation importée. Face au risque inflationniste, les banques centrales de ces pays vont continuer de resserrer les conditions monétaires, ce qui pèsera au final sur la croissance. Au total, le couple « croissance/inflation » dans les pays émergents devrait encore se détériorer.
La perspective de hausse de l’inflation pourrait être alors le catalyseur de nouvelles tensions sociales et politiques. D’ailleurs, le manque de confiance de la population envers les gouvernements ne cesse d’augmenter continûment depuis 2010. Au final, les incertitudes économiques et politiques augmentent dans les pays émergents alimentant la défiance des investisseurs. Cette défiance entretient la baisse des actifs émergents. Pour le moment, le processus reste auto-réalisateur .