Portugal : après la récession, quel risque de déflation ?

par Bénédicte Kukla, Jules Porte et Robin Mourier, économistes au Crédit Agricole

• Le Portugal est sorti de récession économique au deuxième trimestre 2013. Néanmoins, le niveau d’endettement du pays (Etat, ménages et entreprises) reste inquiétant avec un processus d’assainissement qui va donc s’inscrire dans la durée. Ces ajustements bilanciels et leurs interactions avec l’économie réelle sont porteurs d’un risque de déflation.

• Dans ce papier, nous analysons l’évolution des différents indices de prix au Portugal afin d’identifier les sources de pressions déflationnistes et leurs persistances. Ensuite, nous identifions les déterminants de l’évolution des prix au Portugal à suivre afin d’évaluer le risque de matérialisation de la déflation.

• Si certains facteurs peuvent retarder le basculement dans la déflation, les principaux facteurs catalyseurs sont aujourd’hui en place, avec notamment des surcapacités latentes et un resserrement du crédit prolongé. Pour les deux prochaines années, et tant que la reprise économique ne sera pas 6 solidement ancrée, le risque de déflation va continuer à planer.

L’inflation, la désinflation, la déflation : quelques rappels

La déflation, telle que l’a définie M. Draghi lors de sa conférence de presse de juin 2013, correspond à une ba-i2sse prolongée et généralisée des prix, portée par des anticipations auto-réalisatrices. A ne pas confondre avec la désinflation, situation dans laquelle se trouve le Portugal actuellement, qui consiste en un ralentissement du rythme de l’inflation.

Le phénomène de la déflation a plusieurs causes, se renforçant mutuellement dans une spirale dont il est difficile de s’extraire. Ceci implique qu’il peut être complexe d’en séparer les causes et les conséquences. Ainsi, la baisse des revenus des ménages, entraînant une baisse de la consommation, peut conduire à une baisse des prix (déflation par la pénurie de la demande). Dans le même temps, une surabondance de l’offre, l’augmentation des tensions concurrentielles entre les producteurs, nationaux ou internationaux, peut également orienter les prix à la baisse (déflation par l’abondance de l’offre). La baisse des prix dans ces deux cas est un moyen de rééquilibrer les conditions de marché qui ne débouchent pas automatiquement sur des mécanismes cumulatifs et auto-entretenus.

En revanche, le phénomène de déflation devient dangereux lorsque le surendettement apparaît comme l’élément déclencheur d’une spirale délétère où baisse des prix et de l’activité s’alimentent mutuellement (déflation par la dette). L’assainissement des bilans, privés et/ou publics, met sous pression les revenus et par suite l’activité entraînant à la baisse les prix, ce qui fragilisent en retour la solvabilité des agents endettés et la solidité du secteur bancaire qui porte ce risque. Le rationnement de l’offre de prêts en résultant affaiblit encore davantage l’activité et alimente la chute des prix. Instabilités bancaire et économique, en se combinant, enracinent alors la dynamique déflationniste.

Les débouclages financiers peuvent être aussi à l’origine d’enchaînements vicieux avec des ventes cumulatives d’actifs (souvent utilisées en gage des prêts) pour éponger les dettes. Une chute généralisée de leur prix rétroagit négativement sur les bilans bancaires, avec des pertes sur les prêts (hausse des taux de défaut) et les actifs évalués en valeur de marchés. Le tout alimente le rationnement du crédit et la récession selon un schéma autoentretenu.

L’évolution récente des indices des prix au Portugal

– Les prix à la consommation : impactés par des effets de base et la baisse de la demande

Selon l’Institut statistique national portugais, le recul des prix ne s’est matérialisé qu’une fois en février 2013, avec une très légère baisse de 0,03%. Si ce chiffre a donc toujours été positif, à une exception près, il reste que la tendance de fond est au ralentissement de l’inflation avec un rythme inférieur à 1% en variation annuelle depuis le début de l’année 2013 (+0,2% a/a en août 2013). Trois facteurs plus ou moins temporaires expliquent cette faiblesse de l’inflation : des effets de base liés à des hausses de TVA l’année précédente, la persistance de la crise qui contraint le budget des ménages et la modération des prix des matières premières.

Les effets de base ne sont pas à négliger notamment dans le secteur des services. Quatre composantes clés ont été touchées par des modifications de prix liées à la politique d’austérité, entre la fin 2011 et le début 2012. Une homogénéisation par le haut des taux de TVA (la plupart passant à 23% en janvier 2012), qui a impacté les prix de l’électricité, du gaz et de la restauration. Ainsi, avec une taxation constante, le rythme de l’inflation aurait été bien plus faible en 2012.

Par ailleurs, une réforme du prix des médicaments génériques a orienté les prix à la baisse en 2012. L’effet de base est donc négatif en 2013 pour les trois premiers, alors qu’il est positif pour la santé. Enfin, les prix des transports publics ralentissent fortement depuis la libéralisation des prix administrés en 2011.

A l’inverse, les prix de l’alimentation et de l’énergie contribuent positivement à l’inflation. Depuis le début de l’année 2013, c’est l’alimentation qui a le plus contribué à l’inflation (0,63 point en moyenne par mois entre janvier et août 2013), alors que l’énergie semble se tasser progressivement (0,25 point sur la même période).

Les prix des produits manufacturés diminuent et contribuent négativement à l’inflation depuis le début de la crise. Dans ce cadre, l’habillement est le poste qui a le plus souffert, avec une baisse des prix continue depuis décembre 2008 (-2,9% a/a en août 2013).

A ce stade on ne peut donc parler que de désinflation avec une certaine déformation des prix relatifs (certains prix baissent mais d’autres montent). Mais le rythme très faible d’inflation en 2013 (+0,6% selon nos prévisions) et le recul prévu pour 2014 (-0,2%), ne rassurent pas sur l’occurrence possible d’un risque de déflation. De plus, la libéralisation des marchés de la télécommunication et de l’électricité devrait impacter les prix à la baisse.

– Les prix à la production : compression des coûts salariaux unitaires

Le déflateur du PIB est un indice des prix à la production et correspond au rapport entre le PIB nominal et le PIB réel. La tendance de moyen terme est bien au ralentissement progressif des prix à la production. On a même assisté à une baisse de ces prix en 2012 (…)

Nous constatons que le ralentissement des prix à la production depuis 2009 est lié à la baisse des rémunérations des employés, tandis que les marges des entreprises sont en hausse. L’augmentation des rémunérations au premier trimestre 2013 est en réalité due à une diminution des rémunérations à un rythme moins intense que celui du PIB, d’où la contribution positive.

Une modération du coût du travail horaire est effectivement en cours dans tous les secteurs, mais surtout dans le secteur public. Toutefois, selon les calculs de la Commission européenne, les salaires du secteur public était 47% plus élevés que ceux du secteur privé avant la crise (20% si corrigés des effets liés au niveau de qualification des employés en faveur du secteur public). Depuis, les salaires horaires se sont fortement corrigés dans le secteur public, l’emploi a baissé (-4,6% en 2012) et le nombre d’heures travaillées devrait augmenter de 35 à 40 heures par semaine en 2013.

Concernant le secteur privé (hors administration publique et secteur agricole), les salaires horaires ont reculé de 1,6% a/a en 2012. L’introduction de réformes pour faciliter les négociations salariales devrait renforcer la pression baissière sur les salaires du secteur privé. Si cette évolution correspond à une amélioration de la compétitivité du pays, l’on peut mettre en doute la pertinence d’une politique consistant à comprimer les salaires, alors que ceux-ci sont déjà parmi les plus faibles de la zone euro (SMIC portugais à 566 euros, alors qu’il se situe à 683 euros en Grèce par exemple). Le coût du travail du secteur privé est de 12,20 euros par heure au Portugal (contre 14,90 euros en Grèce, 15,40 euros en Espagne et 22,70euros en France).

Avec la baisse du coût du travail unitaire et la hausse importante du taux de chômage, les marges des entreprises se redressent. Néanmoins, si les besoins de financement des entreprises portugaises baissent, ils restent élevés. Par conséquent, il est fort probable que les entreprises continuent à pressuriser les coûts salariaux et l’emploi afin de restaurer leur profitabilité. Le ratio d’endettement des entreprises a continué d’augmenter en 2013, à 186,8% du PIB au premier trimestre.

Au final, les prix à la production baissent continuellement depuis 2007, contrairement aux prix à la consommation qui sont plus volatiles. Malgré ces efforts, le taux de change effectif réel n’a pour l’instant que légèrement baissé en raison de la relative résilience de l’euro pendant la crise.

– Les prix des actifs : des effets de richesse négatifs

Si on ne peut pas parler à ce stade de déflation dans la sphère réelle, en revanche la déflation financière est bien là avec le recul généralisé des prix des actifs.

Le marché immobilier portugais n’a pas connu de bulle immobilière comme en Espagne ou en Irlande. Toutefois, la récession prolongée a entraîné une baisse cumulée des prix d’environ 15% depuis le pic du premier semestre 2010 (-4,7% a/a au T2-2013). Rien n’indique aujourd’hui que cette baisse pourrait s’arrêter là, étant donnée la situation des ménages face à la hausse du chômage et face à un processus de désendettement qui perdure. Le nombre de permis de construire s’effondre depuis fin 2010.

Par ailleurs, le PSI-20, principal indicateur du marché boursier portugais qui regroupe les vingt plus importantes capitalisations boursières du pays1, a perdu environ 20% de sa valeur en trois ans. Selon le FMI, une baisse des valeurs boursières de plus de 30% sur trois ans constitue un risque de déflation.

Concernant les actifs obligataires, depuis le début de la crise de la dette souveraine les taux de rendement des obligations publiques ont fortement augmenté et leurs prix ont chuté. Les tensions sur les marchés se sont nettement détendues avec l’annonce du programme de soutien OMT de la BCE. Néanmoins, les prix restent sous pression baissière ; la notation de la dette portugaise étant en catégorie spéculative.

Les indicateurs pointent vers un risque de déflation important, mais pas immédiat

Kumar et al (2003) ont défini trois catégories d’indicateurs avancés pour détecter la déflation causée par un choc négatif de demande :

i) Les indices des prix : IPC,l’IPC sous-jacent, le déflateur du PIB et l’indice boursier ;

ii) L’évolution du crédit et des agrégats monétaires (M0, M3) ;

iii) Les mesures d’excès de capacité (ou output gap).

(…) Les indices de prix portugais ne sont pas en territoire déflationniste selon les critères définis par cette étude.

En revanche, les autres indicateurs de risque de déflation, basés sur l’évolution de variables réelles témoignent clairement de pressions déflationnistes historiquement élevées.

Nous avons testé la pertinence de ces indicateurs dans l’explication de l’évolution de l’inflation et avons retenu trois indicateurs particulièrement significatifs dans le cas du Portugal : l’inflation passée, l’évolution du crédit et l’écart entre la croissance et sa moyenne de long terme.

– La persistance de l’inflation

La persistance de l’inflation signifie que l’évolution actuelle des prix est fortement corrélée à son évolution passée, bien que cet effet diminue avec le temps. De plus, dans le cas du Portugal, notre indicateur de persistance de l’inflation2 indique que la crise n’a que marginalement modifié la résistance de l’inflation dans le temps. Ainsi, l’inflation retardée de sept mois explique toujours plus de la moitié de l’inflation actuelle.

Le Portugal se situe dans un groupe de pays, avec notamment l’Irlande et la Grèce, qui dispose d’une importante résistance au phénomène inflationniste.

Ce phénomène expliquerait pourquoi les anticipations des prix à 12 mois sont très fortement impactées par l’évolution actuelle des prix. En effet, les anticipations d’inflation des ménages portugais sont orientées vers le bas, mais restent ancrées autour de l’évolution récente des prix.

La persistance est un élément important, susceptible de retarder le basculement dans la déflation. Néanmoins, dans le cas où le pays sombrerait en déflation, le même phénomène pourrait la faire perdurer. Un décrochage des anticipations des prix serait très inquiétant, car il nourrirait des comportements attentistes, les agents préférant reporter leurs dépenses en attendant que les prix baissent. Ainsi, une spirale auto-réalisatrice se déclencherait entre anticipation d’une baisse des prix et baisse des prix. Cet indicateur est donc suivi de très près par les autorités.

– L’évolution du crédit et de la masse monétaire : l’impact du désendettement

Les agrégats M1, M2 et M33 baissent depuis fin 2008, une tendance qui ne se retrouve pas au niveau de la zone euro. La contraction de la quantité de monnaie en circulation, est sans doute liée à l’intense processus de désendettement à l’œuvre. La demande et l’offre de crédits se contractent simultanément, de même que les dépôts.

A l’inverse, M0 est le seul agrégat qui progresse, et de façon spectaculaire. Celui-ci peut notamment révéler la croissance du secteur informel, qui a tendance à se développer sous les effets de la crise La réduction de la masse monétaire va de pair avec le phénomène de déflation. Le FMI prend comme indicateur de risque de déflation l’écart de croissance entre M3 (masse monétaire au sens large) et M0. Toutefois, cet indicateur n’a pas produit un résultat économétrique satisfaisant pour expliquer l’évolution des prix.

De plus l’interprétation de l’agrégat M0 dans les pays de la zone euro est complexe, biaisé par l’expansion, puis la récente réduction, du bilan de la BCE. En revanche, l’évolution du crédit à trois ans a, selon notre modèle, une relation importante et significative avec l’inflation. Cet indicateur dépasse le seuil d’alerte établi par le FMI depuis mi-2011. Tant que l’évolution du crédit restera négative, les pressions déflationnistes persisteront.

– Les excès de capacité de production : l’impact de la récession sur les prix

Le PIB a surpris positivement au deuxième trimestre 2013, avec un rebond de 1,1% t/t. Néanmoins, en glissement annuel, le PIB continue de reculer (-2,0% a/a au T2). Par ailleurs, le taux de chômage reste encore très élevé (à 17,4% en juin 2013). Dans ce contexte, des excès de capacité de production subsistent qui induisent mécaniquement des pressions désinflationnistes.

Il y a plusieurs manières de mesurer ces excès de capacité, notamment grâce à l’écart entre le PIB et sa moyenne de long terme et l’écart entre le PIB et son potentiel (l’output gap). Le FMI estime la croissance potentielle à -1,0% en 2013. En effet, les réformes structurelles en cours devraient améliorer le potentiel de l’économie à long terme, mais à court terme, la crise a eu un effet destructeur entraînant une baisse de cette croissance. Alors que la croissance potentielle est négative, la récession est plus prononcée (-2,0% en 2013 selon les prévisions de la Banque du Portugal). L’output gap devrait progressivement se réduire, mais est estimé à -4,5% en 2013 et -3,4% en 2014.

En définitive, si certains facteurs peuvent retarder le basculement dans la déflation, les principaux facteurs l’induisant sont en place. Pour les deux prochaines années, et tant que la reprise économique ne sera pas solidement ancrée, le risque de déflation va continuer de planer sur l’économie portugaise L’activité économique s’améliore, mais les excès de capacité persistent faisant écho à la faiblesse de la demande domestique. En se basant sur la relation entre l’évolution du PIB et l’évolution du taux de chômage (loi d’Okun), ce dernier ne devrait pas baisser avant 2015. Cependant, nos analyses ne peuvent intégrer des mutations plus profondes de la population active dans un contexte d’émigration forte et volatile.

Nous prévoyons une inflation des prix à la consommation de 0,6% pour le Portugal en 2013 et -0,2% en 2014.

NOTES

  1. Les activités les plus représentées sont l’énergie (Energias de Portugal), la distribution, les télécommunications ou la banque (Banco Espirito Santo, Banco BPI). Le poids du secteur financier est relativement faible (inférieur à 10%), ce qui en limite la dépendance.
  2. Nous avons mesuré la persistance à travers l’autocorrélation d’inflation des pays.
  3. M0 : pièces et billets, M1 : M0 + dépôts bancaires à vue, M2 : M1 + crédits à court terme, M3 : M2 + dépôts supérieurs à 2 ans et OPCVM.

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