Par Laurence Scialom, professeure d’économie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
La communauté internationale et l’Europe s’engagent dans la régulation des marchés financiers, afin de prévenir pour l’avenir toute nouvelle crise systémique. Cet engagement se caractérise à ce stade par sa modestie et, surtout, par son caractère décalé. On s’attaque aux hedge funds, aux paradis fiscaux – les institutions et territoires dérégulés de la finance. Mais on oublie que la crise financière est passée pour l’essentiel par le canal des banques traditionnelles.
L’enjeu central qu’a révélé la crise, ce n’est pas l’absence de régulation dans les « trous noirs » de la finance (qu’il faut traiter aussi, bien sur) mais surtout l’inadaptation de la régulation du système bancaire traditionnel.
La régulation prudentielle du système financier repose sur une logique micro-prudentielle de sécurisation des institutions financières à titre individuel, notamment pour protéger l’épargnant du risque de défaut de sa banque. Or cette régulation est radicalement inefficace en cas de risque systémique, lorsque le secteur est menacé dans sa globalité. Pire, les règles micro-prudentielles actuelles (comme les règles comptables et les modèles de valorisation des actifs financiers) sont pro-cycliques et contribue à un « effet boule de neige » qui alimentent la crise systémique.
Il est urgent de passer à une régulation prudentielle reposant sur une autre logique, macro-prudentielle, visant à assurer la stabilité du système financier dans sa globalité. Plusieurs pistes de propositions concrètes peuvent être explorées.
Le problème majeur de la régulation financière actuelle est qu’elle n’est pas adaptée à la prévention et à la gestion du risque systémique car sa structuration est dominée par une logique micro-prudentielle. Prévenir les crises financières et bancaires globales nécessite une profonde réforme de nos cadres prudentiels allant dans le sens d’une régulation macro-prudentielle. Cette note vise à justifier cette assertion et à fournir quelques pistes de réformes.
1 – REGULATION PRUDENTIELLE : ELEMENTS DE SYNTHESE THEORIQUE
La régulation prudentielle est l’ensemble des règles qui assurent la stabilité du système financier. Elle répond à deux objectifs distincts
- D’une part, elle cherche à assurer la sécurité des institutions financières à titre individuel. Son objectif est de protéger les déposants ou les investisseurs en cas d’accidents individuels. Il s’agit de la régulation micro-prudentielle.
- D’autre part, elle cherche à assurer la stabilité du système monétaire et financier dans sa dimension globale. Elle vise donc à prévenir ou à contenir le risque systémique. C’est ici le domaine de la régulation macro-prudentielle
L’approche micro-prudentielle consiste à limiter le risque de détresse financière pour des institutions individuelles indépendamment de leur impact sur le reste de l’économie. Alors que la finalité de l’approche macro-prudentielle est de limiter le risque de détresse financière impliquant des pertes significatives en termes d’output réel, donc pour l’économie dans son ensemble.
Cette distinction est parfois artificielle. Ainsi, l’existence d’un système d’assurance-dépôts est justifiée d’un point de vue micro-prudentiel par la protection qu’il apporte aux déposants des banques individuelles. Mais en même temps il supprime les incitations aux ruées bancaires, qui peuvent être la cause d’un krach global du système bancaire : un système d’assurance-dépôts a donc aussi un rôle macro-prudentiel.
Du point de vue de l’analyse économique, ces deux types de réglementation micro et macro-prudentielles se justifient par des arguments différents. Ainsi, la réglementation micro-prudentielle est justifiée par l’incapacité des petits déposants à contrôler l’usage que les banquiers font de leurs fonds. C’est d’ailleurs ce qui explique que la plupart des pays ont mis en place des systèmes d’assurance-dépôts qui assurent les petits déposants en cas de faillite des banques. Dans une logique micro-prudentielle, le rôle essentiel des contrôleurs bancaires est donc de représenter les intérêts des déposants vis à vis des banques.
La régulation macro-prudentielle est quant à elle justifiée par l’incapacité du marché à gérer les risques agrégés dans certaines configurations de stress financier. La régulation macro-prudentielle relève donc d’une logique de bien public, si l’on admet que la stabilité financière est un bien public.
2 – LA NECESSITE D’UNE REGULATION MACRO-PRUDENTIELLE DU SYSTEME FINANCIER MONDIAL
La crise financière et bancaire globale actuelle souligne avec force la nécessité de basculer rapidement d’un modèle de politique micro-prudentielle, largement empreint d’auto-régulation, à un modèle de régulation macro-prudentielle, assurée par le régulateur.
2.1 – LA REGULATION ACTUELLE EST ESSENTIELLEMENT MICRO-PRUDENTIELLE
Le Comité de Bâle, qui réunit les régulateurs nationaux (banquiers centraux), fixe la régulation prudentielle bancaire. Le ratio de référence était le ratio Cooke : il s’agit d’un taux de solvabilité bancaire, fixant à 8% le montant minimum des fonds propres bancaires au regard de ses engagements financiers. Le caractère très fruste de ce ratio (difficulté de définir les fonds propres, nature variable en termes de risques des engagements financiers) a abouti à sa réforme, au profit du « ratio de capitalisation de Bâle 2 ».
L’approche du comité de Bâle relève de la logique micro-prudentielle : il s’agit d’arrêter une régulation pour éviter le risque de défaut individuel d’une institution financière.
Sur cette base, ce sont les banques qui fixent leur niveau de fonds propres, dans une logique d’auto-régulation.
2.2 – LES JUSTIFICATIONS A UNE POLITIQUE MACRO-PRUDENTIELLE
Des marchés financiers systémiques par nature
La justification fondamentale à une politique macro-prudentielle tient au caractère pro-cyclique de la finance libéralisée. Les crises financières, individuelles ou localisées, ne se terminent pas d’elles-mêmes. Elles tendent à menacer, par effet « boule de neige », l’ensemble du système financier. Elles constituent par nature une menace systémique.
Comme l’avait montré Kindleberger par ses travaux historiques et théorisé Minsky avec son hypothèse d’instabilité financière, au-delà de certaines spécificités, les cycles financiers se caractérisent par des invariants auxquels la crise financière actuelle n’échappe pas :
- Pendant la phase ascendante du cycle : le boom de l’investissement est soutenu par l’écart entre le prix du capital tel qu’il est évalué par les marchés boursiers et le prix des biens d’investissement sur le marché des biens.
- Le recours au financement externe dope les profits (effet de levier).
- Cette profitabilité accrue conforte l’accroissement de l’endettement et des prix d’actifs anticipés : la dérive du crédit alimentant des bulles sur différents marchés d’actifs immobiliers et financiers est une constante des périodes pré-crise financière.
- Ce contexte est un facteur de désincitation à la détention d’actifs liquides : il y a réduction du ratio liquidités / titres et donc augmentation de la vitesse de circulation de la monnaie.
- Le climat de confiance conduit les acteurs économiques à minimiser leurs éventuelles difficultés de refinancement et incite donc à un financement à court terme plutôt qu’à long terme tant que les taux courts sont inférieurs aux taux longs.
- L’économie est alors particulièrement fragilisée à l’occurrence d’un choc financier causé notamment par une hausse des taux d’intérêt.
- Celle-ci provoque des défauts en série.
- Il y a alors tarissement tant des financements de marché que des financements bancaires puisque les banques ont également réduit la liquidité de leur bilan dans la phase de boom.
- La récession s’installe caractérisée par la chute de l’investissement, une dynamique baissière sur les prix d’actifs et la multiplication des difficultés financières tant des emprunteurs que des prêteurs. Cette phase se caractérise par une volonté généralisée de désendettement.
Bien évidemment cette dernière phase ne prend pas toujours le tour dramatique qu’elle revêt aujourd’hui.
L’effet amplificateur des règles micro-prudentielles
Cette pro-cyclicité inhérente à la finance libéralisée a été accrue dans la période récente par des règles prudentielles elles mêmes pro-cycliques.
Le risque systémique n’est évidemment pas appréhendable par simple agrégation des expositions individuelles aux risques d’autant plus que celles-ci sont sous estimées du fait de la logique des modélisations mobilisées pour les évaluer.
Ainsi, les modèles VaR (value at risk) utilisés par les banques pour déterminer leur capital réglementaire sont basés sur une conception du risque conçue comme un jeu contre la nature. C’est à dire que chaque banque suppose être dans un environnement où le risque provient de facteurs exogènes et non des interactions entre les actions des acteurs du marché. Elle cherche donc à gérer les pertes potentielles dues du fait de ces facteurs en utilisant la mesure des risques de ses bases de données historiques.
Pour bien comprendre : le modèle utilisé ressemble à celui de la météo où le climat n’est pas affecté par les prédictions des météorologues et par les actions que suscitent ces prédictions. En clair s’il est prévu qu’il pleuve, le fait qu’une bonne part des agents informés prenne un parapluie ne va pas faire pleuvoir !
Le problème est que le climat de la finance n’est pas assimilable au climat dans la mesure où en période de stress financier le risque n’est plus exogène, il devient endogène : il résulte des répercussions croisées des actions de chaque participant. Si l’on continue à tirer la métaphore : le fait que tout le monde ouvre un parapluie va précipiter la pluie ! En d’autres termes, les variations de prix d’actifs sont amplifiées par les actions des participants au marché qui elles-mêmes sont dictées d’une part par l’affaiblissement de la confiance qui affecte collectivement les acteurs du marché et d’autre part par les méthodes mêmes de couverture des risques dictées par la VaR.
Des normes comptables pro-cycliques
Cette pro-cyclicité des règles prudentielles est amplifiée par l’adoption de la comptabilité « mark to market », c'est-à-dire de la comptabilisation des actifs à la valeur de marché.
Cette comptabilisation a fortement contribué à transformer une crise de liquidité en crise d’insolvabilité. En effet, avec cette nouvelle convention comptable, les pertes sur certains actifs liées à la disparition de la liquidité sur certains marchés sont immédiatement enregistrées dans les bilans des institutions financières, que celles-ci vendent ou non ces actifs. Cet enregistrement immédiat des pertes entraîne la chute de leur ratio de solvabilité, et donc la nécessité pour le rétablir de vendre des actifs, ce qui ne fait qu’alimenter la crise en accentuant la pénurie de liquidité.
Les « trous noirs » de la régulation micro-prudentielle
Un dernier élément plaide pour une approche macro-prudentielle de la régulation financière : des pans énormes du système financier échappent même à la régulation micro-prudentielle (banques d’investissement, hedge funds etc.), sans pour autant échapper à la procyclicité du mark to market.
3 – QUELQUES PISTES POUR METTRE EN PLACE UNE POLITIQUE MACRO-PRUDENTIELLE
Adopter une régulation macro-prudentielle est donc une question urgente.
Elle passe par la régulation des autorités publiques, et non l’auto-régulation des marchés. La régulation macro-prudentielle est en effet un bien public. Comme pour les autres biens publics, la somme des propensions à payer des investisseurs privés pour la préservation de cette stabilité financière est inférieure à l’utilité sociale de cette stabilité (en raison notamment de la non exclusion d’usage attachée à la stabilité financière : nul ne peut exclure un investisseur qui n’en aurait pas payé le coût du bénéfice de la stabilité financière).
Le problème est que nous manquons d’instruments pour contrer les bulles sur les prix d’actifs et les dérives du crédit qui les précèdent et les alimentent. Il s’agit bien d’agir en amont des crises financières et bancaires. Les banques centrales refusent d’agir préventivement pour divers motifs, parmi lesquels la règle de Tinbergen, selon laquelle il faut autant d’instruments de politique économique que d’objectifs. Or les banques centrales ne disposent plus que du taux d’intérêt comme instrument et cet instrument est utilisé pour lutter contre l’inflation. L’on ne peut mobiliser cet instrument pour atteindre à la fois l’objectif de stabilité des prix et celui de stabilité financière.
Ce faisant, mettre en place une régulation macro-prudentielle implique de concevoir de nouveaux instruments.
Le provisionnement dynamique
Une piste possible serait de rendre contra-cyclique les instruments micro-prudentiels en généralisant la logique du provisionnement dynamique au ratio de capitalisation et à une régulation de la liquidité des établissements.
Cette logique du provisionnement dynamique est assez simple et correspond au précepte de Joseph, le fils de Jacob, Conseiller de Pharaon dans l’ancien testament : « mettre de coté durant les années de prospérité de quoi faire face aux années de vaches maigres », sachant que quoi qu’en disent les modèles et les experts ces années reviennent de manière récurrente du fait de la cyclicité inhérente à la finance libéralisée. Il suffit de se référer aux travaux d’histoire financière pour s’en convaincre.
Des propositions ont déjà été faites : C. Goodhart (London School of Economics) propose de relier les exigences en capital sur les prêts bancaires au taux de variation des prix d’actif sur une base sectorielle.
Ainsi par exemple, les exigences en capital sur les prêts hypothécaires pourraient être liées au taux de croissance des prix de l’immobilier. Les banques centrales argumentent généralement qu’il est difficile de détecter les bulles sur les prix d’actifs. C’est un argument difficile à tenir pour le prix de l’immobilier dont l’évolution ne doit pas durablement s’écarter de l’évolution des loyers. Un fort accroissement du ratio prix de l’immobilier / loyers est donc un indicateur de l’existence d’une bulle sur l’immobilier.
Réactiver le mécanisme de réserves obligatoires
Les réserves obligatoires (dépôt obligatoire d’un pourcentage des fonds propres des banques auprès de la banque centrale) constituent un dispositif ancien et tombé en désuétude utilisé pour contrôler le crédit. On pourrait imaginer de remettre en place ce dispositif, en permettant leur activation discrétionnaire par la banque centrale sur les crédits alimentant la hausse cumulative de certaine classe d’actifs.
Couvrir l’ensemble des institutions et des actifs financiers
Un autre aspect important serait évidemment d’élargir les frontières de ce type de régulation au-delà des banques car la hausse excessive et généralisée de l’effet de levier n’a pas été, loin s’en faut, le seul fait des banques. Il conviendrait dans la même ligne d’inclure le hors bilan dans ce champ de la règlementation.
Moduler la régulation en fonction de la nature de l’intermédiaire financier
Un calibrage des contraintes règlementaires de liquidité et de capitalisation en fonction du « business model » de l’intermédiaire financier permettrait de tenir compte de la plus ou moins grande dépendance des acteurs aux financements sur les marchés de gros.
Il est évident que la vulnérabilité des établissements au tarissement de la liquidité de marché est fortement dépendante de la plus ou moins grande base de ressources stables (dépôts) dont ils disposent. Le cas Northern Rock est édifiant de ce point de vue. Les exigences règlementaires en liquidité devraient donc tenir compte de cet état de fait.