Pourquoi l’économie de marché est menacée

par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis

Les prix d’équilibre sur les marchés (de biens et services financiers, de matières premières…) informent normalement les agents économiques sur les déterminants fondamentaux de l’offre et de la demande, et leur permettent d’allouer efficacement leur épargne (ou leur dépense).

Mais on a observé depuis de nombreuses années que les prix de marché donnaient de mauvais signaux :

  • parce que la cotation en temps continu d’actifs par essence illiquides (ou destinés à être détenus normalement longtemps dans les portefeuilles), génère des anomalies massives de valorisation dues à la disparition périodique de la liquidité de marché ; des actifs faits pour être conservés dans les portefeuilles à long terme ne devraient pas pouvoir être cotés en temps continu (il faudrait imaginer d’autres modes de formation des prix affichés) en raison, normalement, du faible nombre d’échanges pour ces actifs ;
  • parce que des intervenants des marchés prennent des positions spéculatives qui ne sont pas liées aux fondamentaux et qui déstabilisent les prix de marché (émergents, matières premières…), ce qui est lié à la fois aux conditions macroéconomiques (excès de liquidité) et réglementaires (insuffisance des exigences de fonds propres sur les positions purement spéculatives…)

Le rôle fondamental des prix de marché

Le fondement de l’économie de marché est le suivant : la bonne allocation de l’épargne (entre les divers projets, investissements) et de la dépense (entre les divers biens) peut se faire, en l’absence de la connaissance des déterminants fondamentaux de l’offre et de la demande (de biens, d’actifs…), à partir de l’observation des prix d’équilibre des marchés qui donnent toute l’information nécessaire sur les fondamentaux.

Par exemple, la hausse du prix relatif d’un bien révèle l’insuffisance de l’offre de ce bien. La hausse du prix d’un actif révèle la hausse future des revenus procurés par cet actif, donc doit pousser à investir dans cet actif…

Mais les prix de marché varient trop pour avoir ce rôle

On observe depuis quelques années une énorme variabilité des prix de marché, par exemple

  • ABS ;
  • obligations d’entreprise ;
  • actions ;
  • actifs des émergents ;
  • matières premières ;
  • taux de change ;
  • etc…

Cette variabilité forte ne peut pas être attribuable à une variabilité similaire des fondamentaux : la valeur des actions et des obligations d’entreprises dépend normalement des perspectives de résultat à long terme, les prix des matières premières varient brutalement alors que les conditions de marché varient peu, les capitaux sortent des pays émergents après la faillite de Lehman sans que rien n’ait varié dans la situation des émergents. La chute des prix des ABS est bien plus violente que ce que justifie la hausse des défauts, etc…

Il y a donc décorrélation entre les prix d’équilibre des marchés et les fondamentaux, ce qui est très grave.

Pourquoi la décorrélation entre prix de marché et fondamentaux

Nous suggérons deux explications de cette décorrélation entre prix d’équilibre de marché et fondamentaux :

  1. Les actifs qui sont normalement conçus pour être détenus dans le long terme sont difficiles à coter continuellement. Certains actifs (ABS, mais aussi obligations d’entreprises, actions…) sont normalement conçus pour être détenus à long terme dans les portefeuilles des investisseurs. Certains (ABS) parce que leur structure est complexe, non standardisée ; d’autres (crédits, actions) parce que l’investisseur les détient normalement avec une opinion de long terme sur les perspectives de l’entreprise qui les émet. Ces actifs sont cependant cotés en temps continu parce qu’on veut permettre aux investisseurs de les revendre à tout instant, même s’ils ne sont pas conçus pour cela. Le risque est alors la disparition de la liquidité de marché, la disparition des acheteurs sur les marchés d’actifs qui sont conçus pour être détenus à long terme et qu’on veut cependant coter en temps continu. En principe, s’il n’y avait pas de trading et d’investisseurs à horizon très court, ces actifs seraient détenus longtemps dans les portefeuilles, et feraient l’objet de peu d’échanges, rendant difficile leur cotation continuelle. Dans les crises, les intervenants à horizon très court disparaissent, et la liquidité de marché disparaissant, les prix de marchés de ces actifs s’effondrent.
  2. Les positions purement spéculatives favorisées par l’excès de liquidité (positions de carry-trade quand les taux d’intérêt sont très bas) peuvent conduire à de fortes anomalies de valorisation (bulles, comme on le voit aujourd’hui sur les prix des matières premières et les titres des émergents, graphiques 4-5 plus haut).

Synthèse : quelles solutions ?

Pour que l’économie de marché fonctionne, il faut que les prix de marché donnent une information fiable sur la situation fondamentale de l’offre et de la demande pour les actifs, les biens…
Ceci n’est plus le cas, avec l’énorme variabilité des prix de marché qui résulte
:

  • de la disparition de la liquidité sur les marchés où sont cotés en temps continu des actifs normalement faits pour être détenus à long terme dans les portefeuille ;
  • des positions spéculatives de taille de plus en plus grande qui résultent, en particulier, de l’excès de liquidité et non de l’anticipation de la valeur fondamentale future des actifs. Pour éviter la déstabilisation des prix de marché, ceci conduit à réfléchir :
  • à limiter la cotation en continu aux actifs dont les marchés restent toujours liquides, c’est-à-dire avec une profondeur suffisante de l’offre et de la demande. Pour les autres actifs, il faut imaginer d’autres modes d’évaluation (évaluation par des experts, cotation périodique mais non continue…) ;
  • à limiter la taille des positions spéculatives déstabilisantes : contrôle de la création monétaire mondiale, règles de fonds propres minimaux pour toutes les catégories d’investisseurs…

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