par John Plassard, Spécialiste en investissement chez Mirabaud
On cherche toujours quel pourrait être le fameux cygne noir ou black swan qui pourrait venir perturber les marchés. Taïwan pourrait être l’un d’entre eux. L’ile est effectivement au cœur de graves tensions entre la Chine et les États-Unis avec d’un côté des manœuvres militaires et de l’autre des menaces à peine voilées. Le mot « guerre » est de plus en plus prononcé ce qui n’est jamais une bonne chose. Pourtant les marchés n’en ont cure aujourd’hui se focalisant sur l’avancée de la campagne de vaccination. Synthèse et analyse d’une situation bien plus explosive qu’il n’y paraît.
a. Les faits
En janvier le porte-avions américain Theodore Roosevelt est entré en mer de Chine méridionale avec pour objectif affiché de promouvoir la liberté de navigation.
Taïwan a dénoncé mardi dernier une incursion record de 25 avions militaires chinois près de ses côtes ce qui constituerait la plus grande incursion de l’armée chinoise. La manœuvre militaire chinoise survient dans un contexte d’escalade des tensions entre Taïwan et son voisin continental.
La veille, Antony Blinken, secrétaire d’État américain, avait mis en garde Pékin, dont l’attitude envers l’île est jugée agressive.
Conséquences directes ( ?), l’ex-sénateur Chris Dodd et d’anciens numéro deux du département d’État américain, Richard Armitage et James Steinberg, ont pris la direction de Taiwan à la demande de Joe Biden, dans ce qu’un représentant a décrit comme un « signal personnel » de l’engagement du président américain à l’égard de l’île.
Bref depuis près de 70 ans les tensions n’ont jamais été aussi importantes entre Taiwan, Pékin et les États- Unis.
b. Taiwan
L’île de Taïwan (anciennement Formose) est un État indépendant de facto – appelé aussi République de Chine depuis 1949 ou en anglais ROC (Republic of China) – situé au large de la Chine continentale. Cependant, l’île est de jure une « province de Chine » sur laquelle la République populaire de Chine n’exerce actuellement aucun pouvoir.
L’île de 35 980 km2 (Belgique : 32 545 km2) est séparée du continent par le détroit de Taïwan et est entourée au nord par la mer de Chine orientale, par l’océan Pacifique à l’est, au sud par la mer de Chine méridionale. Au total, Taïwan compte bien 88 îles et îlots, dont les plus éloignés sont à 150 km de l’île principale (Taïwan).
Taïwan n’est pas un État souverain du point de vue de l’ONU ; le nom de « Republic of China » ou ROC (en anglais) que se donne officiellement Taïwan n’est pas reconnu partout sur la scène internationale. En fait, depuis l’éviction de Taïwan de son siège au Conseil de sécurité de l’ONU en 1971, la plupart des pays du monde ne reconnaissent que la République populaire de Chine. Seuls 18 États reconnaissent Taïwan comme un pays.
Le pays compte près de 24 millions d’habitants.
Au niveau économique, la croissance devrait s’accélérer en 2021 grâce aux premiers succès de Taïwan dans la lutte contre la pandémie. En effet, Taïwan fait partie des rares pays qui ont réussi à contrôler la pandémie grâce à une réponse rapide et à une bonne coordination centralisée.
Le pays est le 4ème producteur mondial d’électronique haute technologie et semiconducteurs).
c. Quelle est la relation entre Taiwan et la Chine ?
Les relations avec la Chine continentale se sont détériorées depuis l’arrivée au pouvoir du Parti progressiste démocratique (DPP) de Tsai (réélue de manière écrasante pour un second mandat en janvier 2020) en 2016.
Le DPP du Tsai est resté ferme dans sa conviction qu’il ne rejoindra pas le « Consensus de 1992 » qui régit les relations entre les deux rives du détroit, en opposition au principe d’« une seule Chine ». En conséquence, la Chine a eu recours à des mesures économiques et à une intensification des exercices militaires pour faire pression sur Taïwan.
Deux mois après l’adoption de la loi sur la sécurité nationale à Hong Kong, Taïwan se sent de plus en plus menacée par la Chine et se retourne donc vers les États-Unis, provoquant de vives tensions avec Pékin.
Cependant les tensions entre les deux territoires ne datent pas d’hier. En 1945, l’île de Formose est abandonnée par les Japonais, qui viennent de perdre la guerre, et c’est la République de Chine, alors dirigée par le général Tchang Kaï-chek, qui la récupère. Mais les communistes prennent le pouvoir à Pékin, fondent la République populaire de Chine en 1949, et les troupes du général se réfugient à Taïwan.
La Chine aimerait appliquer à Taïwan la formule de « un pays, deux systèmes » (statut de « région administrative spéciale »), à l’instar de Hong Kong et de Macao. Ce que voit d’un mauvais œil Taiwan, mais aussi les États-Unis.
d. Quelles sont les relations entre les États-Unis et Taiwan ?
Taiwan est un intérêt majeur de la politique étrangère des États-Unis. Ses valeurs, ses prouesses technologiques, et sa position géostratégique sont alignées sur les valeurs et les priorités américaines fondamentales pour la région, ce qui en fait un partenaire crucial des États-Unis en Asie Pacifique.
Au cours des 40 dernières années, depuis la signature du TRA (voir Point e) les États-Unis ont joué un rôle important pour assurer la sécurité de Taiwan, tout en maintenant des relations constructives avec la République populaire de Chine (RPC).
e. Le Taiwan Relation act (TRA) et la TAIPEI
Depuis la reconnaissance officielle par les États-Unis de la République populaire de Chine en 1979, le TRA est une loi votée par le Congrès américain la même année, à la rupture des relations diplomatiques, pour donner un cadre aux échanges commerciaux et culturels entre les États-Unis et Taiwan.
Il permet aux deux partenaires de poursuivre une relation substantielle et de contribuer au maintien de la paix, de la stabilité et de la sécurité dans la région indopacifique. La loi ne reconnaît pas la terminologie de « République de Chine », mais parle des « autorités gouvernant Taïwan ».
Intéressant de noter que le TRA ne garantit pas d’intervention militaire des États-Unis en faveur de Taïwan si celle-ci était envahie par la Chine. Les États-Unis ont à cet égard une politique délibérément ambiguë afin d’empêcher une déclaration d’indépendance unilatérale de la part de Taïwan aussi bien qu’une annexion unilatérale de Taïwan par la Chine.
Le 4 mars 2020, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté la loi TAIPEI à l’unanimité. TAIPEI, dans ce cas, signifie « Taiwan Allies International Protection and Enhancement Initiative » – un acronyme pour une législation conçue pour soutenir plus d’espace international pour Taïwan dans le monde. Cette nouvelle législation exhorte l’administration américaine à renforcer ses relations avec Taïwan, ainsi qu’à soutenir la défense et la sécurité de Taïwan et à renforcer son soutien à l’espace international de l’île.
f. Quelles sont les conséquences d’une intervention armée ?
Une rumeur d’invasion chinoise en 2021, année du centenaire du Parti communiste chinois, s’est même répandue pendant un temps en 2019 et 2020. Mais les conséquences seraient évidemment catastrophiques au niveau humain, géopolitique et économique.
Lors de sa campagne électorale, Joe Biden avait déclaré que le Congrès devrait décider si les États-Unis doivent défendre Taïwan en cas d’attaque.
Si le consensus (et le « bon » sens) estime que Pékin poursuivra ses efforts pour contrôler Taïwan par des menaces militaires, un isolement diplomatique et des incitations économiques, on ne peut totalement exclure une intervention armée chinoise.
En effet, le désir du président Xi de cimenter son héritage en récupérant les territoires « perdus », la chute du soutien de la population taïwanaise à toute union avec la Chine, la montée des forces indépendantistes à Taipei et la relation de plus en plus hostile de Washington avec Pékin sur tous les sujets, de Hong Kong au coronavirus en passant par les technologies de pointe.
Rappelons aussi ici que la légitimité du Parti communiste reposant en partie sur sa promesse « d’unifier » la Chine, son emprise sur les 1,4 milliard d’habitants du pays pourrait s’affaiblir s’il permettait à Taïwan de devenir un pays indépendant.
Quoi qu’il en soit, on peut imaginer ici qu’en cas d’intervention Pékin opte pour une action rapide, dans laquelle l’armée chinoise submergerait l’île principale avant que les États-Unis ne puissent intervenir. Sur le papier, l’équilibre militaire est largement en faveur de Pékin. La Chine dépense environ 25 fois plus pour son armée que Taïwan, selon les estimations de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, et possède un net avantage conventionnel sur tous les plans, des missiles aux avions de chasse, en passant par les navires de guerre et les effectifs militaires, sans parler de son arsenal nucléaire.
On peut imaginer, avec les avancées technologiques qu’avant une invasion, les unités de guerre électronique et cybernétique cibleraient le système financier et les infrastructures clés de Taïwan, ainsi que les satellites américains afin de réduire la notification des missiles balistiques imminents.
Cependant, l’armée taïwanaise a fortifié ses défenses autour des principaux points de débarquement et effectue régulièrement des exercices pour repousser les forces chinoises arrivant par la mer et par les airs.
L’implication potentielle des États-Unis est un joker clé dans l’évaluation d’un scénario d’invasion. La puissance navale américaine a longtemps dissuadé la Chine de toute attaque, même si les États-Unis ont abrogé leur traité de défense mutuelle avec Taïwan en 1979 comme condition à l’établissement de liens diplomatiques avec Pékin (voir Point e).
La loi sur les relations avec Taïwan autorise les ventes d’armes américaines pour « maintenir une capacité d’autodéfense suffisante ». Ne pas intervenir pourrait nuire au « prestige » des États-Unis. Des experts en contrôle des armements craignent que tout signe de mobilisation de la Chine en vue d’un tir ne déclenche une frappe préventive des États-Unis contre les forces nucléaires chinoises, ce qui pourrait conduire à un conflit incontrôlable.
Bref, la question de savoir si un conflit armé arrivera un jour dépend largement des dirigeants politiques de Pékin et de Washington.
g. Impact de marché
Un conflit (indirect) entre les 2 premières puissances mondiales aurait bien évidemment des conséquences importantes sur les marchés :
- Devise : Forte hausse du dollar et du franc suisse (l’évolution du Nikkei est plus discutable)
- Rendement des Treasuries : Baisse du Bund, mais (potentielle) hausse des Treasuries (la Chine décidant de vendre ses emprunts américains)
- Indices : Très forte baisse
- Thématique : Forte rotation sectorielle en faveur des valeurs défensives
h. Synthèse
Les tensions entre Pékin et Taiwan ne doivent surtout pas être minimisées car elles peuvent déboucher sur un conflit armé qui aurait des conséquences dramatiques au niveau humain, géopolitique et économique. C’est l’un des cygnes noirs que tous les investisseurs redoutent.