par Jean-Luc Proutat, économiste chez BNP Paribas
Si le dollar baisse depuis quelques semaines, c’est après avoir beaucoup monté, et sans qu’il ait eu spécialement à pâtir de la crise. Dans ses phases aiguës, celle-ci lui a même profité. Comparé à son dernier point bas du 15 juillet 2008, qui date d’avant la faillite de Lehman Brothers, le cours du billet vert ressort grosso modo inchangé contre franc suisse (-3% au 04/10). Il gagne encore 17% contre l’euro et 26% contre la livre sterling.
Que la "monnaie subprime" ne ressorte pas plus affaiblie de la tourmente financière peut, a priori, surprendre mais s’explique assez bien : sa demande reste nourrie. C’est notamment le cas en zone euro à chaque fois que la tension sur le marché monétaire s’accroît. On mesure celle-ci par l’écart entre le taux d’intérêt des prêts interbancaires en blanc, généralement l’euribor 3 mois, et celui des swaps indexés sur l’eonia (OIS, overnight indexed swaps) considérés comme sans risque car sans transfert de capital. Cet indicateur de stress a connu de nombreuses alertes depuis 2008, la plupart du temps accompagnées d’une remontée du billet vert.
Pour comprendre, il faut se souvenir que les actifs en dollars des banques européennes ont considérablement augmenté. Aujourd’hui évalué à 7 000 milliards de dollars, leur encours a été multiplié par près de quatre depuis le début des années 2000. Des besoins accrus de refinancements en dollars en ont résulté, qui peuvent donner lieu à des tensions sur la devise lorsque la liquidité interbancaire rencontre des problèmes de circulation.
Le cas extrême remonte bien sûr à la période d’août – novembre 2008 qui entoure la faillite de Lehman Brothers. La pénurie de dollars qui lui est associée s’est illustrée par une fermeture progressive du marché des swaps cambistes, les taux d’intérêt implicites aux contrats d’échange euro-dollar finissant par atteindre des niveaux prohibitifs, largement supérieurs au Libor. Des ventes et conversions forcées d'actifs ont alors affecté le cours des monnaies et notamment de l'euro, qui a chuté de 22% entre début août et fin novembre 2008. Le mouvement n'a été enrayé qu'après que la BCE a commencé à fournir des dollars en quantité illimitée, via les accords de swaps noués avec la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed). Le même cas de figure s’est représenté en 2010, à l’occasion de la crise de la dette grecque.
Aujourd’hui, le cours du dollar retombe, semble-t-il avec les tensions sur la liquidité interbancaire (voir page 5). Il répond aussi négativement à l’annonce faite par la Fed d’un relâchement supplémentaire des conditions de l’offre. Les investisseurs ne se précipitent pas pour acheter une monnaie mal rémunérée, dont ils anticipent qu’elle restera généreusement distribuée.
L’abondance après la pénurie ? La réalité est moins tranchée. Si le robinet à dollars contrôlé par la Fed s’ouvre en grand, d’autres restent grippés. Aux Etats-Unis, c’est notamment le cas du segment des papiers commerciaux (CP, commercial papers), qui s’est effondré dans la crise et n’a pas vraiment récupéré depuis. (Les chiffres montrent) que le gonflement de la taille du bilan de la Fed s’est opéré dans des proportions similaires à l’assèchement du marché des CP. Une source de liquidité en dollars a finalement remplacé l’autre. Les opérations qui, il y a quelque temps, visaient à étendre la distribution du dollar, font aujourd’hui place à des interventions freinant sa baisse. La banque centrale de Suisse achète la monnaie américaine et gonfle ainsi ses réserves, au même titre que celle du Japon ou, plus encore, de Chine. L’Empire du milieu n’entend guère la complainte internationale l’incitant à laisser s’apprécier sa devise. Aux yeux du Premier ministre Wen Jibao, présent à Bruxelles mercredi dernier, lâcher la bride au yuan et le laisser monter au gré du marché déstabiliserait l’économie donc le terrain social, aboutissant à un « désastre pour le monde ». L’envolée de la monnaie chinoise n’est pas pour demain.
La radicalisation des positions autour du change est source d’inquiétude au FMI (Fonds monétaire international). Comme au plus fort de la crise, son président Dominique Strauss-Khan invoque l’impératif de coopération. Néanmoins, le fait que les banques centrales cherchent à lisser les fluctuations de leur devise n’est pas nouveau. Elles l’ont toujours fait par le passé, à la hausse comme à la baisse.
Leur l’action sur les devises est d’ailleurs moins directrice que contrariante, compte tenu des volumes échangés sur le marché des changes. Les Anglo-Saxons la qualifient d’une expression, « leaning against the wind » (aller contre le vent) qui dit bien les choses.
A l’automne 2010, les causes de la faiblesse du dollar sont de deux ordres : moindres tensions sur la liquidité interbancaire en zone euro, suggérant un accès plus facile au dollar, distribution accrue de la part de la Fed. Mais les fondamentaux ne plaident pas en faveur d’une chute prolongée du billet vert. Les besoins de refinancement en dollars restent structurellement importants en zone euro. Les Etats-Unis peinent à fabriquer de l’inflation, et le différentiel de taux d’intérêt vis-à-vis de l’Europe n’a guère de raison d’évoluer.