par Paola Monperrus-Veroni Economiste au Crédit Agricole
Non, ce n’est pas un "moment hamiltonien" pour l’Union européenne, comme annoncé par le ministre des Finances allemand O. Scholz et répété par plusieurs observateurs. Ce que fit Hamilton en 1790 aux États-Unis fut la reprise par l’État fédéral des dettes des États américains en échange du pouvoir de taxation. Ce "moment hamiltonien" demande un degré élevé de mutualisation des risques et l’abandon d’un peu de souveraineté. Il requiert aussi un changement des Traités. La volonté politique pour opérer un tel saut n’est pas là. Les opinions européennes n’y sont pas prêtes partout.
Bien que la proposition d’un Fonds pour la reprise par la Commission européenne ne ressemble pas à cela, elle est néanmoins un clair pas en avant. Elle met en avant un instrument temporaire pour assurer la zone euro en cas d’un choc de grande ampleur et pose un précédent, sinon pour sa pérennisation, du moins pour une possible nouvelle utilisation en cas de choc futur. Et ce type d’assurance n’est pas peu de chose. De plus, cet instrument, financé par des émissions de long terme, assure avec la présence de la BCE une pression à la baisse sur le coût des dettes des États membres pour le long terme. Elle reverse sur les marchés un actif sûr alternatif aux titres souverains triple AAA des pays du Nord.
Poussée par le Parlement européen à oser plus et s’appuyant sur un accord franco-allemand ayant reçu le soutien de la plupart des pays, la proposition est quand même ambitieuse. Avec un plan de 750 milliards d’euros, elle surenchérit par rapport à la proposition franco-allemande de 500 milliards d’euros ; elle propose une révision à la hausse du prochain cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 et prévoit aussi une réallocation des fonds inutilisés du budget 2020 (11,5 Mds €) en faveur de la relance.
La proposition de la Commission se résume donc en ces deux volets : un plan de relance temporaire Next Generation EU (NGEU) de 750 Mds € financé par des émissions au nom de l’UE et un nouveau CFP 2021-2027 de 1 100 Mds €.
Des 750 Mds € de dotation du fonds NGEU, 500 Mds € seront élargis sous forme de subventions ou garanties par des instruments nouveaux, ou canalisés par des programmes de dépenses existants du budget de l’UE. Les restants 250 Mds € seront des prêts à maturité moyenne-longue élargis par des nouveaux dispositifs ou par des programmes existants du budget de l’UE.
Une allocation des dépenses qui priorise les réformes, l’investissement et la cohésion
Parmi les nouveaux dispositifs, la Facilité pour la reprise et la résilience, dotée de 560 Mds € est le pivot du NGEU et a pour objectif de soutenir les investissements publics et les réformes structurelles. Elle fournira 310 Mds € de subventions et 250 Mds € Mds de prêts.
D’autres nouveaux programmes, React-EU, pour la cohésion sociale, le soutien au marché du travail et l’investissement dans le numérique et la transition énergétique, ainsi le nouveau dispositif Santé pour construire les capacités critiques de l’UE pour les prochaines crises sanitaires, seront financés par des subventions.
Des ressources sont aussi mobilisées sous forme de garanties à la Banque européenne d’investissement, afin de soutenir la liquidité et l’investissement dans les secteurs stratégiques et les chaînes de valeur clés, grâce à la nouvelle Facilité d’investissement stratégique dans le cadre du programme existant Invest-EU. Le nouvel instrument de soutien à la solvabilité dans le cadre de l’EFSI en bénéficie aussi.
Des programmes déjà existants fournissant des subventions dans le cadre du budget de l’UE seront renforcés : Développement rural et des territoires, Fonds de transition équitable, RescUE pour investir dans des infrastructures et de la logistique d’émergence, mais aussi Horizon EU pour l’innovation et la R&D.
Mais qui paie enfin ?
Le fonds temporaire NGEU rend les fonds disponibles jusqu’à fin 2024, bien que 60% des subventions doivent être engagées avant la fin 2022. Il vise donc la phase immédiate de reprise et reconstruction post-crise. En revanche, le remboursement par les pays sera étalé dans le temps, bien que la question des maturités doive encore être définie (et négociée).
C’est bien ce décalage entre des fonds rendus disponibles immédiatement et leur remboursement à très long terme, le premier bénéfice du dispositif.
Le deuxième consiste dans la capacité de l’UE de s’endetter à des conditions très favorables, ce qui permet aux pays de gagner un moindre coût de financement.
Le troisième réside dans le fait que la partie des fonds versés sous forme de subventions ne vienne pas dans l’immédiat alourdir le budget des États et leur dette publique, ce qui leur permet d’alléger la pression sur leur financement par le marché.
À terme néanmoins, les fonds empruntés devront être remboursés. L’UE se donne un délai assez long pour repayer les fonds levés sur les marchés : de 2028 à 2058, ce qui lui permet d’exploiter toute la courbe des maturités. La dette contractée par l’UE sera remboursée par l’argent des États, que ce soit par des contributions plus élevées au budget de l’UE ou par de nouvelles taxes ou impôts proportionnels à la richesse des pays. Des pistes pour augmenter les ressources propres de l’UE sont avancées par la Commission : fiscalité numérique, taxe carbone et plastique, impôt sur les sociétés.
L’allocation par pays sera un point de négociation…
L’allocation par pays des subventions se ferait sur la base d’une clé de répartition, fonction de la taille de la population, de l’écart du niveau du PIB par tête par rapport à la moyenne de l’UE et du taux de chômage. Les pays qui en bénéficieraient le plus seraient l’Italie, l’Espagne, la France, la Pologne, l’Allemagne et la Grèce.
En ce qui concerne les prêts, le montant maximal que chaque pays peut recevoir se monte à 4,7% du revenu national brut du pays, ce qui favorise les plus grandes économies européennes, la France et l’Allemagne ressortant comme les principaux bénéficiaires bien devant les autres.
Les pays d’Europe de l’Est et naturellement les riches pays du nord profiteraient moins que les autres des fonds et pourraient s’opposer à la proposition d’allocation de la Commission. Pour les pays de l’Est, le NGEU opère une redistribution à la défaveur des politiques de convergence et cohésion et en faveur des réformes structurelles. Les pays du Nord devraient être confortés par cette approche, mais pourraient questionner la part des fonds dévolue à fonds perdus sous forme de subventions. Les pays du Sud pourraient justifier la présence d’une part importante de subventions pour contrer la redistribution en faveur des grandes économies du centre de la politique des prêts et de garanties à l’investissement, qui risque d’accentuer la polarisation et les écarts de compétitivité entre les grands groupes allemands et français et les autres.
… Mais pas le seul
Finalement, la proposition de la Commission, à l’exception de la modalité de financement, ne contient pas beaucoup de nouveautés.
L’orientation du NGEU reprend largement celle du budget pour la convergence et l’investissement (BICC) négocié en 2018 entre les pays de la zone euro : pas de stabilisation macro-économique, mais soutien aux réformes et à l’investissement. Celle du MFF 2021-2028 reprend les priorités annoncées par la nouvelle Commission lors de son installation et bien, qu’il soit plus ambitieux dans son montant que les 1 095 Mds € sur lequel les 27 négociaient en février, il est encore en deçà des 11 350 Mds € proposés par la Commission en 2018, en amont des négociations sur le CFP. Pas de nouveauté ni dans la composition ni dans la taille du budget donc. À noter aussi que le montant des rabais est inchangé, de sorte que les pays dits frugaux y trouvent leur compte. L’idée d’établir des ressources propres par la taxe carbone ou numérique n’est pas non plus nouvelle.
La stratégie de la Commission semble donc être celle de mettre tous les sujets sur la table, afin d’ouvrir une grande négociation sur plusieurs points. Tout le monde peut y trouver son compte, sans risquer de rogner l’essentiel (l’endettement commun et la part des subventions).Pour les pays frugaux, il s’agirait donc de négocier des rabais plus importants et de se satisfaire du côté temporaire du fonds et d’une opposition à la création de ressources propres (sauf peut-être la taxe carbone) pour faire passer la pilule des subventions et de l’émission commune. Pour les pays de l’Est, l’assurance du maintien des fonds de cohésion et de la politique agricole commune pourrait suffire, car en tous cas, ils seraient des bénéficiaires nets des mesures. Pour les grands pays du centre, ce serait l’assurance de voir une grosse partie des garanties des fonds d’investissement s’adresser à leurs entreprises. Ceci leur permettrait d’accepter que les pays du Sud sortent comme les principaux bénéficiaires. Pour tous, l’assurance que le marché unique continue de fonctionner proprement et que la reprise assure le redémarrage des chaînes européennes d’approvisionnement.
Pas encore un cadre efficace de coordination budgétaire-monétaire
Reste le problème du calendrier de cette grande négociation, car il est peu probable qu’un accord soit trouvé au prochain Conseil des 18-19 juin, ce qui risque de renvoyer la décision en juillet et le passage au Parlement européen au plus tard en septembre. Les fonds ne seraient donc disponibles que début 2021. Entre temps, ce seraient les autres solutions décidées par le Conseil qui pourraient aider : les 540 Mds € de prêts du fonds SURE, du MES et de la BEI. Mais étant des prêts, ils pèseront sur les dettes et ne réduiront pas les importants besoins de financement des États en 2020. D’où l’importance de la présence de la BCE sur le marché des dettes souveraines, ce qui pourrait la pousser à étendre son programme temporaire d’achats PEPP.
Quant au grand marchandage européen, il sera encore l’objet des prochaines décennies de vie de l’UE avant de pouvoir vivre un véritable "moment hamiltonien", qui d’ailleurs aux États-Unis n’a trouvé une véritable concrétisation que dans le New Deal. Est-ce que cela signifiera qu’il faudra attendre une nouvelle crise pour le vivre ? Qui sait. Pour l’instant réjouissons-nous d’avoir au moins trouvé des marges budgétaires pour faire à cette crise, ce qui était loin d’être évident il y a seulement un mois.