par Xavier Lépine, Président du Directoire de La Française
Si l’origine du capitalisme fut un capitalisme de conquête, c’est-à-dire détenu par des créateurs d’entreprises devenus pour quelques-uns des empires mondiaux, 90 % des investisseurs sont aujourd’hui orientés vers le paiement de prestations futures : le capitalisme de retraite où les entreprises sont détenues majoritairement par les fonds de pension et les compagnies d’assurances pour le compte des assurés.
De même la quasi-totalité des opérateurs sur les marchés de capitaux le sont pour compte de tiers, y compris les banques pour compte propre car somme toute ce sont bien des salariés qui interviennent sur les marchés.
Il résulte de cette situation que les CEO des sociétés cotées, ainsi d’ailleurs que ceux des établissements financiers et d’assurance soumis à des régulations et des reportings de plus en plus pointilleux, ont les yeux rivés sur les résultats trimestriels de leur entité car leur mandat est clair : être en capacité de payer des prestations futures et/ou de rester solvable. Il ne s’agit pas uniquement de la pression court-termiste des résultats futurs mais également de la prise de risque qui par construction se doit globalement d’être limitée.
Sur la période 1990-2007, l’intégration des pays en voie de développement et de la Russie dans le monde capitaliste a créé les conditions d’une croissance mondiale forte et globalement déflationniste via les délocalisations, puis par les gains de productivité induits de la technologie. L’alpha et l’omega : il est plus aisé de se partager un gâteau qui grossit !
Ainsi, en dépit du mandat premier donné par les représentants des centaines de millions d’actionnaires, cette période fut bénie car, malgré quelques crises (obligataire en 1994, asiatique en 1997-98), les marchés de capitaux étaient portés par la création de richesse et la baisse tendancielle de l’inflation.
La performance de portefeuilles constitués d’emprunts d’état à 10 ans et d’actions des pays développés en euros (avec couverture de change) de décembre 1990 à décembre 2007 illustre bien ce phénomène
Janvier 1990 – Décembre 2007 | Performance globale moyenne annuelle | Volatilité |
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25 % obligations – 75 % actions | 9,30 % | 10,50 % |
50 % obligations – 50 % actions | 8,60 % | 7,20 % |
75 % obligations – 25 % actions | 7,90 % | 5,30 % |
Rappelons-nous la théorie du "dart monkey" du milieu des années 90 : un singe avec des fléchettes faisait aussi bien que les gérants chevronnés !
Selon le degré "d’agressivité" recherché, la théorie du capitalisme libéral battant son plein, la gestion indicielle connaissait ses heures de gloire et la recherche de l’alpha créé par le gérant s’exprimait à la fois par des choix macro-économiques (les marchés émergents versus les économies développées – cf. les grands thèmes de Carmignac) sectoriels et stock picking : autrement dit même si des crises se manifestaient de temps à autre, le fonctionnement des marchés faisait que le "flight to quality" en termes de typologie d’actifs permettait de piloter le risque et la performance des capitaux globalement investis.
L’entropie du système était cependant bien présente : les délocalisations ont créé un chômage structurel dans la majorité des pays développés et la crise de la demande de 2008 a brutalement fait prendre conscience des limites du système. Depuis la crise, on le sait, ce sont les banques centrales et non plus l’économie réelle qui soutiennent l’économie et les marchés. Il ne s’agit pas de critiquer l’attitude des banques centrales occidentales car ces dernières n’ont pas eu le choix. L’une des grandes conséquences des politiques économiques menées depuis la fin des 30 glorieuses et qui s’est accentuée depuis 2008 est la baisse de l’efficacité de la dette sur l’économie réelle : un dollar de dette supplémentaire dans le système créait un dollar de PIB supplémentaire, aujourd’hui on est plus proche de 0,1 $ supplémentaire voir de 0,01 quand il s’agit du Japon.
La résultante de tout cela est claire et confirmée par la position réaffirmée de la Banque Centrale du Japon : les taux d’intérêts longs resteront administrés par les banques centrales et seront en termes réels durablement bas, voire négatifs.
Les conséquences de cette situation macro-économique et monétaire sont bien connues : l’équilibre à long terme des taux longs à zéro induit une croissance nulle et un rendement également nul des actifs financiers.
Les capitaux n’ayant jamais été aussi abondants alors même que l’espérance de rendement est très faible, on comprend aisément que dans un monde où les détenteurs de capitaux doivent avant tout être prudents et qu’ils ont tous peu ou prou les mêmes benchmarks et contraintes, les "flash crash" comme celui d’août 2015 et du début de cette année, seront de plus en plus notre lot, au gré de l’inconstance de marchés monomaniaques.
La théorie économique est connue : l’investissement est égale à l’Epargne, Ex-ante (I = S). Compte tenu de l’abondance inégalée de l’Epargne on pourrait donc logiquement penser qu’il n’y a pas de problématique d’investissement ; mais c’est oublié la notion de risque lié à l’épargne. L’Epargne financière est quasi-exclusivement détenue par une génération âgée et il y a donc une problématique intergénérationnelle pour mobiliser l’épargne vers l’investissement "à risque" qui nécessite un horizon de temps éloigné. D’une certaine manière, le régulateur avec Solvabilité 2 a répondu à cette question mais laissant sans réponse la question du financement de l’investissement. Là également, on s’aperçoit que dans de nombreux cas ce sont les fonds souverains qui sont les seuls à prendre du risque, car ils n’ont pas de passif à servir…
Le défi de l’Occident devient également ainsi la séparation du financement de celle du risque ; autrement dit la portabilité du risque vers des acteurs qui peuvent les prendre, sachant que dans la majorité des pays occidentaux les États ne sont plus en situation de pouvoir en prendre étant déjà eux-mêmes surendettés.
Sur le plan politique et sociologique, la situation est encore plus préoccupante. La démocratie dans l’acceptation contemporaine de sa définition est mise à mal depuis 30 ans, d’où le succès préoccupant du populisme : les inéquités augmentent, le sentiment de perte de libertés (comme par exemple ne pas pouvoir prendre le risque de changer de travail) augmente, ainsi que la perte de la dignité ; on arrive à une situation où les deux candidats américains sont détestés par leurs partis respectifs et l’on craint que ce ne soit la même chose en France…
Sortir de cette situation de populisme et de dégradation de la démocratie c’est répondre au défi des économies développées : comment faire cohabiter des personnes à forte valeur ajoutée alors que le développement de masse se fait sur les services low cost.
Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté (Alain) ! – Que les nostalgiques d’un passé fantasmé regardent la réalité : 95 % de la planète vivait dans une pauvreté extrême il y a 100 ans contre 10 % aujourd’hui et, même si les médias vivent des mauvaises nouvelles plus que des bonnes et nous incitent à penser le contraire, globalement la situation continue de s’améliorer !
Le point d’inflexion : la digitalisation de l’économie s’accélère et constitue à mon sens un retournement de tendance profond. La production d’un bien/service résulte de l’association du capital et du travail, or la digitalisation introduit de plus en plus de services dans le bien produit. Dans l’équation capital+ travail = le “bien-service” produit, la notion de travail nécessite aujourd’hui d’être affinée en séparant le travail à forte valeur ajoutée de celui “low cost”. La digitalisation augmente à l’évidence la part du capital et la part du travail à forte valeur ajoutée dans le total de la valeur de la prestation fournie. Sur le plan théorique il conviendrait donc de scinder le travail en deux : W1, le travail à forte ajoutée et W2 celui à faible valeur ajoutée. Dans la pratique, la part du travail à faible valeur ajoutée diminue de plus en plus (y compris du fait du remplacement par les robots) et beaucoup d’entreprises s’interrogent ou vont s’interroger sur l’utilité de la délocalisation lorsque la quote-part du travail à faible valeur ajoutée devient marginale dans la formation du prix de revient total (les back offices en Inde, les call-centers au Maroc, etc.).
Parallèlement la digitalisation rapproche le producteur du client final qui définit de plus en plus directement la prestation qui lui est fournie : on commande son armoire en kit sur Amazon et un autre clic permettra de la faire installer par une personne habitant à 3 km de votre résidence ; c’est le concept de la part supplémentaire en Angleterre. Une économie collaborative qui représente jusqu’à 40 % des revenus des personnes à revenus modestes aux Etats-Unis.
On peut donc facilement imaginer que les prochaines années verront le développement d’unités de production de proximité au détriment des grands complexes à l’autre bout du monde.
Bien évidemment les pays émergents pour des raisons de dynamiques propres continueront d’avoir une croissance supérieure à celle des pays développés mais de manière plus équilibrée quand il s’agira de calculer l’évolution du PIB par habitant et des répercussions sur l’emploi dans les pays occidentalisés.
Nous vivons donc une situation paradoxale où d’un côté la prise de risque est d’autant plus déconseillée (cf capitalisme de retraite) qu’elle n’est que très faiblement rémunérée (cf. taux zéro) alors même que la technologie (digitalisation et transition énergétique) transforme totalement la donne pour les entreprises.
L’enjeu des grandes sociétés c’est leur capacité à gérer leur gouvernance de manière exponentielle afin d’être en phase avec la technologie exponentielle qui est aujourd’hui à l’œuvre. Les "grandes" sociétés ont nécessairement des modes de fonctionnement linéaires et elles sont confrontées aujourd’hui à une disruption de leur activité lié aussi bien à la technologie qu’aux évolutions sociétales : l’Ultimate Driving Experience de BMW est-elle la réponse adaptée si la société devient celle de l’usage et non plus de la propriété et si la voiture n’est plus vécue que dans sa fonction d’utilité de mobilité. Que doit faire le constructeur automobile si dans 15 ans les jeunes ne passent plus leur permis de conduire car la voiture sera devenue autonome ? Comment doit s’organiser aujourd’hui Sodexo si 80 % de ses 300 000 salariés sont remplacés par des robots (idem pour les 800 000 salariés américains du transport en poids lourds) ? Que doivent faire les acteurs de l’énergie carbone et nucléaire alors que l’énergie solaire double sa productivité tous les 2 ans depuis 10 ans (alors que les scientifiques prévoyaient un accroissement logarithmique de la productivité) et qu’à ce rythme 100 % de l’énergie actuellement produite proviendra du solaire (et par construction, 200 % 2 ans plus tard) ? Les conséquences géopolitiques et économiques sont colossales ! Le secteur financier est bien évidemment totalement concerné et doit s’interroger sur son rôle demain – intermédiation et assemblage de services liés aux besoins de sécurité, de la santé, du travail et du logement ? Enfin, chaque année qui passe voit l’espérance de vie s’allonger de 3 mois… d’ici 20 ans, l’Homme est donc susceptible de vivre 200 ans.
Chaque entreprise doit assumer le fait que son activité sera disruptée et s’organiser en conséquence. La digitalisation c’est la capacité pour de nouveaux entrants d’être beaucoup plus rapides, beaucoup plus agiles car moins englués par leurs procédures et avec une intensité capitalistique beaucoup plus faible, et la question qui se pose dès lors est de savoir si des actifs existants dans une grande organisation peuvent être leveragés… Jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé d’exemple probant : pour Accor avoir une chambre d’hôtel de plus c’est un investissement de X centaines de milliers d’euros, pour AirBnB c’est quasiment zéro…
50 % des métiers des "cols blancs" seront remplacés par d’autres d’ici 5 ans ! Mais l’Allemagne démontre que l’automatisation n’est pas synonyme de chômage, bien au contraire, on peut même parler de socialisme technologique ! Chaque entreprise doit s’interroger sur ce qui est susceptible d’être son point d’inflexion en se questionnant sur son réel métier (par exemple produire des voitures ou transporter des gens d’un point A à un point B).
Ainsi après 30 ans de pertes d’emploi à faible valeur ajoutée, on peut raisonnablement penser que la technologie va, paradoxalement, rééquilibrer le système avec une évolution du prolétariat : le paysan au XVIIIe siècle, le mineur au XIXe, l’ouvrier au XXe, l’employé dans les services au XXIe siècle.
Le travail à la tâche (les services à la personne) va peut-être réapparaitre massivement en substitution du CDI avec un système de revenu minimal via la redistribution se substituant au salaire minimal. 2.8 millions de Français sont déjà aujour’dhui des slashers (multi-employeurs) ou des auto-entrepreneurs et cette tendance lourde se poursuivra.
Bien évidemment, les frustrations resteront d’autant plus grandes que si l’ouvrier de la première partie du XXe siècle avait peu d’information et d’éducation, le “prolétaire” du XXIe siècle est très informé et largement éduqué, c’est l’enjeu de nos démocraties que de répondre aux aspirations légitimes.
La stratégie d’investissement qui résulte de ces réflexions est assez simple : la digitalisation s’inscrit dans tous les domaines de la vie mais les sociétés qui seront rentables sont celles qui s’inscriront dans cette logique démocratique.
Investir dans ce point d’inflexion c’est avant tout prendre moins de risque et la durabilité ne s’exprimera pas par la quantité de solutions technologiques développées mais par leur capacité à adresser les questions fondamentales de démocratie liées à la situation actuelle : à titre caricatural, on sait qu’investir dans une société qui fait travailler des enfants n’est pas seulement un problème moral, c’est aussi une société qui ne résistera pas dans le temps à la réalité sociale.
Concrètement la ville durable sera moins risquée et réellement durable si au-delà de la technologie, elle permet le "vivre ensemble" ; elle doit donc adresser la question de la mixité des logements (y compris anticiper l’évolution de la composition des familles dans le temps via une modularité des logements), de l’évolution de la propriété vers l’usage, de la transformation des baux à long terme en coûts variables pour les bureaux (nomadisme etc.), des services de proximité à la carte…
De même, en matière de Private Equity, cette classe d’actifs permettra d’avoir des rendements supérieurs car elle est dégagée des contraintes court-termistes imposées par la cotation avec une approche très claire en matière de technologie : n’investir dans une nouvelle technologie que quand elle devient utilisable, c’est-à-dire industriellement déployable ; par exemple, le bitcoin en 2016 n’en est pas à ce stade mais il le sera peut-être dès l’année prochaine. Ne pas oublier également que si nous entendons beaucoup parler des succès (BlaBlaCar…), les cimetières sont plein de start-ups qui ont échoué… La bonne nouvelle est que si beaucoup de paris échouent, ils sont unitairement peu coûteux.
A chaque investisseur de définir dès lors comment investir : en résonnance avec son activité première ou par simple opportunisme de conviction.
On pourrait ainsi très bien imaginer une compagnie d’assurance ou un grand family office investir dans un mixte d’activités cotées et non cotées :
Activités non cotées
- Résidences gérées (étudiants, seniors, EHPAD) pour la régularité des cash flows générés et le cas échéant la résonnance avec l’activité principale de l’investisseur, voire même sous la marque de l’investisseur.
- Immobilier résidentiel : la banque-assureur partenaire de votre fonction logement dans une forme beaucoup plus contemporaine que celle exercée autrefois où les logements servaient essentiellement de garantie rassurante pour les assurés.
- Start up dans la digitalisation des services (par exemple pour une compagnie d’assurance, la géolocalisation des prestataires de santé, voire de travaux pour l’activité IARD avec affiliation, tiers de confiance via la notation par l’assureur et les clients, le paiement direct, etc.).
- Activités de bio-tech et bio-médicales…
Activités cotées
il est certain que l’approche traditionnelle par les indices de capitalisation ou même sectorielle ne suit pas l’approche liée à cette inflexion de notre société. Investir aujourd’hui c’est, à mon sens, être persuadé que la durabilité est la clé du succès car c’est la moins risquée. Cette durabilité, ce n’est pas le respect de critères ESG ou ISR pour le principe ou pour le bienfait de la planète à un horizon qui n’est pas celui de l’investisseur, mais c’est être convaincu que les sociétés surperformantes sont celles qui, consciemment ou non, sont en train de se développer sur ce que j’ai qualifié comme le renouveau d’un besoin démocratique. Ces sociétés, qui utilisent la révolution digitale pour démocratiser les produits et services dans leurs coûts de fabrication et de distribution, concourent à la réduction des inégalités actuelles en réintroduisant dans le même espace géographique toute la hiérarchie des coûts de fabrication (valeur ajoutée, low cost). Ce sont également elles qui seront au plus près de leurs clients et s’adapteront le mieux aux besoins de leurs clients.
Le principal ennemi de l’entreprise c’est l’entreprise elle-même. Face à l’impérieuse nécessité de faire muter une organisation pour répondre à la disruption, le système immunitaire de l’entreprise s’oppose aux changements : il tue ou englue le changement qui le menace dans ses certitudes historiques et l’organisation actuelle qui en a résulté. A charge pour les analystes financiers d’identifier celles qui sont le plus menacées de par leur histoire, leur monopole d’activité… comme celles qui s’organisent, généralement un peu à l’extérieur de la structure, pour disrupter leurs concurrents et, de façon ultime, elles-mêmes.
Sur le plan sectoriel, il est à peu près certain que la transition énergétique est engagée et que l’accélération de la technologie conduit à privilégier les fonds pariant sur la décarbonation de l’économie : c’est un pari raisonnable car supporté aussi bien sur le plan économique, technologique, politique que sociétal.
Si l’inflation globale n’a été qu’une parenthèse de l’histoire, car dans l’économie de la connaissance et des services le malthusianisme n’existe pas, il est par contre évident que certains secteurs comme l’éducation et d’une manière plus générale celui du traitement de l’information, ont un très bel avenir devant eux, y compris un terme d’inflation.
Ainsi, la recommandation de l’asset manager est d’investir sur un mixte d’actifs bien réels (le digital ne s’opposant pas, bien au contraire, au besoin d’actifs réels), combiné avec des actions non cotées ne subissant pas la pression du court-termisme et idéalement en résonnance avec l’ADN de l’investisseur. Pour les actifs financiers, dans un monde où le rendement de long terme risque de tendre vers zéro, il est conseillé une approche ni indicielle, ni contrariante -car il est difficile de s’opposer à 98 % du marché- mais tenant compte de la capacité des entreprises à s’adapter aux défis actuels.