France : Un marché du travail durablement fragilisé

par Werner Perdrizet, économiste au Crédit Agricole

– La situation du marché du travail français apparaît de plus en plus préoccupante au vu des récentes évolutions de l’emploi (+0% a/a au T1 2012) et du chômage (+0,3 point à 9,6% au T1 en France métropolitaine).

Cette situation est en partie la résultante du sous-ajustement de l’emploi lors de la crise de 2008-2009 et du très lent rattrapage du niveau de productivité antérieure.

– D’autres freins hérités de la crise devraient également contribuer à freiner durablement l’emploi, en particulier, la fragilité financière des entreprises (faiblesses des marges).

– La réactivation de la crise de la dette souveraine européenne entretient un climat d’incertitude et des comportements attentistes qui ne vont pas aider à remettre l’emploi sur les rails.

Une situation actuelle « critique »

La fragilisation du marché du travail français ne fait pas de doute. Son état général apparaît préoccupant et les perspectives à venir ne sont guère encourageantes puisqu’il est question d’une nouvelle dégradation au cours de prochains trimestres. Les derniers chiffres disponibles en attestent. L’Insee a récemment confirmé, pour le premier trimestre 2012, la stabilisation de l’emploi (+0% a/a dans les secteurs marchands non agricoles) après une longue phase de ralentissement, entamée depuis plusieurs mois.

Parallèlement, le chômage a continué sa progression, une tendance qui a démarré au deuxième semestre 2011. Au premier trimestre 2012, celui-ci a gagné +0,3 point à 9,6% en France métropolitaine. Si l’on inclut les départements d’outre-mer, ce taux passe à 10% (+0,2 point). Ainsi, aujourd’hui, en France, un actif sur dix ne trouve pas d’emploi et, sur la catégorie des 15-24 ans, ce rapport atteint un sur cinq. Ces évolutions récentes ne surprennent pas au vu des difficultés de l’économie française à créer de nouveaux emplois même en phase de reprise (quoique timide). En 2010, l’emploi a ainsi légèrement reculé (-0,1%) alors que le PIB progressait de +1,6%. En 2011, l’emploi s’est légèrement repris (+0,5%) mais à un rythme inférieur de moitié à celui d’avant crise (+1% par an, en moyenne, entre 2000 et 2007), alors que la croissance a atteint un rythme de croisière à +1,7% (marginalement en deçà de sa moyenne annuelle entre 2000 et 2007, 2,1%). Le chômage, quant à lui, s’est stabilisé à un niveau élevé à 9% (9,3% en moyenne en 2010, France hors DOM, après 9,1% en 2009, et 9,2% en 2011).

Une situation héritée de la crise

Le rebond espéré de l’emploi ne s’est donc pas produit après la « Grande Récession » de 2008- 2009. Cette absence de rebond s’explique en partie par un sous-ajustement de l’emploi au regard de la lourde chute de l’activité pendant la crise (baisse de 3 % du PIB en 2009). En effet, si l’emploi a nettement reculé en 2009 (-1,5% en moyenne), l’ampleur de l’ajustement n’a pas été suffisant pour éviter une baisse marquée de la productivité des entreprises avec une chute de 1,7% entre 2007 et 2009 (-1,7%). Une comparaison de l’évolution de la productivité au cours des épisodes antérieurs de récession ( à deux trimestres de contraction de l’activité) permet de mettre en évidence le caractère singulier de la crise récente. Trois autres périodes peuvent ainsi servir de référence : 1974-1975 (1er choc pétrolier), 1980-1981 (2e choc pétrolier) et 1992-1993 (crise du SME). (≥ à deux trimestres de contraction de l’activité) permet de mettre en évidence le caractère singulier de la crise récente. Trois autres périodes peuvent ainsi servir de référence : 1974-1975 (1er choc pétrolier), 1980-1981 (2e choc pétrolier) et 1992-1993 (crise du SME).

Une analyse comparative révèle que l’impact négatif de la crise sur la productivité a été nettement plus marqué en 2008 – 2009. Son redressement s’est par ailleurs opéré beaucoup plus lentement qu’au cours des crises des années 70 consécutives aux chocs pétroliers. La période 1992 – 1993 contraste encore davantage puisque la productivité n’a quasiment pas cessé de progresser. Ceci s’explique notamment par une contraction plus forte de l’activité en 2008 – 2009 que lors des précédents épisodes récessifs. Si l’on compare le plus bas niveau atteint par la valeur ajoutée des entreprises au cours de chaque crise2 avec son niveau pré-crise, on observe que la baisse enregistrée en 2008-2009 a été la plus sévère atteignant 4,1% contre 3,4% en 1974-1975, 0,9% en 1992-1993 et 0,4% en 1980-1981. Face à une telle chute de l’activité, restaurer les gains de productivité aurait nécessité une très forte contraction des effectifs. Or, quatre trimestres après le début de la crise, l’emploi n’a été réduit « que de » 1% soit autant qu’en 1974-1975 et légèrement plus qu’en 1992-1993 (-0,7%). Pour la période 1980-1981, l’emploi, comme l’activité, est resté quasi stable (-0,1%).

En conséquence, l’ajustement réalisé en termes d’emploi pour contribuer au rattrapage de la productivité a été lissé dans le temps ce qui a pesé sur l’emploi durant la phase de reprise en 2010-2011. Par ailleurs, le niveau à peine plus élevé atteint par la productivité à la fin 2011 (+0,5% T4 2011/ T1 2008) suggère que ce phénomène risque de constituer un frein durable à l’emploi. Cet impact a d’autant plus de chance de durer que la crise de 2008 – 2009 s’est logiquement accompagnée d’une nette détérioration de la situation financière des entreprises et de leurs marges, qui restent très en-deçà de leur niveau d’avant-crise. Le taux de marge des sociétés non financières est ainsi passé de 32,3% au T1 2008 à 28,8% au T4 2009. Sa remontée en 2010 (à 30,2% au T3 2010) a été de courte durée avec une nouvelle inflexion de tendance l’année suivante pour atteindre un plus bas historique au quatrième trimestre 2011 à 28,1%, du jamais vu depuis 1985. Cette dégradation récente des marges s’explique en partie par l’accélération plus prononcée de la masse salariale en 2011 (+2,9% après +2,3% en 2010 et +0,1% seulement en 2009).

Une situation aggravée par la crise de la dette souveraine européenne

A cet héritage difficile, se rajoute un contexte européen difficile de crise des dettes souveraines. Cette situation incite les entreprises à freiner leurs embauches voire à les réduire et ce pour des raisons qui vont au-delà du simple attentisme lié à l’incertitude ambiante. Tout d’abord, l’activité est au point mort et les perspectives d’activité restent résolument orientées à la baisse. Au cours des derniers trimestres, le PIB français s’est tout juste stabilisé (+0,1% t/t au T4 2011, +0% au T1 2012). Ensuite, dans ce contexte d’activité dégradée, les entreprises disposent de capacités de production excédentaires. Au deuxième trimestre 2012, le taux d’utilisation des capacités de production (81) est, en effet, nettement inférieure à sa moyenne de long terme (85). Enfin, les entreprises sont confrontées à un durcissement de leur fiscalité consécutif aux efforts de redressement des comptes publics. Une série de mesures ont ainsi directement affecté la situation financière des entreprises. On peut citer entre autres: la majoration de l’impôt sur les sociétés pour les grandes entreprises, le durcissement du dispositif de report des déficits et, l’intégration des heures supplémentaires dans le calcul des allégements de charge… Ces éléments et le manque de visibilité sur l’environnement des entreprises renforcent la prudence et l’attentisme des entreprises qui repoussent dans le temps leurs décisions d’investissement et d’embauches.

Perspectives 2012-2013 peu encourageantes

Le rattrapage tardif de la productivité par rapport à son niveau d’avant crise et la situation financière délicate des entreprises, sans compter le contexte conjoncturel difficile, vont durablement peser sur l’emploi. Le net ralentissement de l’activité cette année (+0,3% en moyenne en 2012 contre +1,7% en 2011) devrait s’accompagner d’un nouveau retournement de l’emploi qui est attendu en recul de 0,2% en 2012, après +0,5% en 2011. La légère reprise de l’activité l’année prochaine (+1,1% en moyenne selon nos prévisions), à supposer une accalmie progressive sur le front de crise des dettes souveraines, pourrait permettre une stabilisation de l’emploi (+0,1%) avec une amélioration possible au cours du second semestre. Le chômage en France métropolitaine remonterait nettement passant de 9,2% en moyenne en 2011 à 9,7% en 2012, puis à 9,9% en 2013. Néanmoins, au-delà de nos hypothèses sur l’évolution de l’activité en France et en zone euro, l’impact des nouvelles mesures (de soutien ou de resserrement budgétaire) pourrait venir infléchir nos prévisions (en particulier à l’horizon 2013). La création de nouveaux « emplois d’avenir » dans le secteur public ou encore de « contrats générations » (respectivement 150 000 et 500 000 emplois pour l’instant envisagés au cours du quinquennat) pourraient, par exemple, soutenir temporairement l’emploi. A contrario, un durcissement plus significatif encore de la fiscalité des entreprises pourrait pénaliser les nouvelles embauches.

NOTES

  1. Il s’agit ici de la productivité par tête mais l’analyse est valable pour la productivité horaire.
  2. Un trimestre après la crise de 1980-81 (T2 1980), deux trimestres après celle de 1992-93 (T1 1993), quatre trimestres après celle de 74-75 (T3 1975) et de 2008 – 2009 (T1 2009).

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