par Sophie Wieviorka, Economiste – Asie (hors Japon) chez Crédit Agricole
Le déficit commercial indien a dépassé depuis juillet les 250 milliards de dollars et continue d’augmenter. Il a plus que doublé sur un an. En cause, le maintien des prix de l’énergie, et notamment du pétrole, à des niveaux élevés.
Attention aux déséquilibres extérieurs
Même si les autorités n’ont eu aucun scrupule à se tourner vers la Russie pour garantir un approvisionnement à prix d’amis, la dépendance de l’Inde à l’or noir (25% des importations totales) se paye cher. Le déficit courant pourrait quant à lui atteindre les 3,9% du PIB, un record historique.
Mois après mois, les (rares) bénéfices engrangés par l’Inde durant la période Covid s’effacent : le solde courant, quasi à l’équilibre fin 2020, se creuse, les réserves de change diminuent et surtout la roupie, qui avait si bien résisté en 2020-2021, se déprécie. Alors que la monnaie indienne cédait généralement autour de 3% par an face au dollar, elle a déjà décroché de plus de 7% depuis janvier, traduisant ces difficultés extérieures auxquelles l’Inde est particulièrement exposée.
Comme dans le reste du monde, la hausse des prix de l’énergie a alimenté celle de l’inflation, qui atteignait 7% en août en glissement annuel. Relativement au reste du monde, émergent comme développé, et même à la moyenne historique indienne, ce chiffre est loin d’être alarmant.
La Banque centrale a commencé à resserrer ses taux à partir de mai 2022, plus tardivement que d’autres pays émergents, notamment en Amérique latine, mais avant la plupart des autres pays d’Asie. Le taux directeur a ainsi retrouvé en août son niveau d’avant-Covid, et la RBI (Reserve Bank of India) dispose même encore d’une certaine marge par rapport au niveau historique de ses taux (autour de 6%).
Les dernières minutes diffusées indiquent toutefois que la RBI souhaite pour l’instant maintenir ce niveau inchangé afin de ne pas pénaliser l’activité et de soutenir la reprise.
Le marché de l’emploi : source de vulnérabilité principale
L’Inde peut en effet se targuer de réussir à maintenir une trajectoire de croissance élevée, puisque cette dernière devrait atteindre 7,4% sur l’année fiscale 2022-2023, une performance bien supérieure à celle du reste de l’Asie (4,6%) et a fortiori de la Chine (3%).
Au deuxième trimestre, profitant d’un effet de base extrêmement favorable, la croissance a été de 13,5%, en raison notamment d’une contribution très élevée de la consommation des ménages (14 pp).
Élevé, ce taux ne permet cependant toujours pas d’intégrer tous les nouveaux entrants sur le marché du travail, à commencer par les femmes et les travailleurs ruraux. L’érosion du taux d’activité des femmes, passé de 32% à 19% entre 2005 et 2020, s’est très probablement encore poursuivie durant les années Covid.
Si bien que l’Inde présente un taux d’activité parmi les plus faibles au monde – autour de 40% contre 67% en moyenne dans les pays de l’OCDE. D’une part, parce que le travail des femmes, essentiellement domestique, n’est pas comptabilisé. D’autre part, parce que le degré extrême d’informalité (entre 80 et 90% des emplois salariés) ne permet pas d’appréhender la réalité du marché du travail. Enfin, parce qu’une écrasante majorité (70%) des Indiens sont à leur compte et alternent entre travaux des champs durant les saisons de récolte et petits emplois (ventes de marchandises, en particulier) en ville.
L’informalité et l’instabilité sont autant de facteurs empêchant la mise en place de politiques de réglementation du marché du travail, qu’il s’agisse d’une assurance chômage ou d’une couverture santé, et expliquent pourquoi le PIB/habitant indien reste si faible (autour de 2 000 dollars par habitant).