par Vincent Manuel, Chief Investment Officer chez Indosuez Wealth Management
Depuis quelques semaines, les données macroéconomiques ne sont pas aussi sombres qu’on pourrait le craindre. Mais est-ce suffisant pour justifier un rebond des actions de 20 % ? Pas forcément.
Depuis la mi-octobre, les marchés actions ont fortement progressé, au-delà des attentes de la plupart des stratégistes, si on se remet en mémoire le contexte qui prévalait il y a deux mois : une situation de quasi-crise de change au Royaume-Uni, des débouclements de positions en chaîne des fonds de pension et de manière plus générale, une remontée des taux longs néfaste pour les marchés actions.
Depuis lors, un regain d’optimisme a été porté par plusieurs dimensions. Premièrement, des données macroéconomiques toujours faibles, mais moins dégradées que prévu. En témoigne ainsi l’amélioration des indices de surprises économiques depuis juin (graphique 1). Deuxièmement, une saison de résultats offrant un niveau plutôt élevé de bonnes surprises dans un contexte difficile, maintenant une forte divergence entre sphères macroéconomique et microéconomique. Troisièmement, une stabilisation de l’inflation cœur et un début de décrue de l’inflation totale aux États-Unis font naitre l’idée d’un prochain pivot de la Fed, dont les prochaines hausses de taux seront plus faibles et potentiellement plus espacées, avec l’idée que le taux terminal serait atteint au printemps 2023. C’est bien la baisse des taux longs depuis plusieurs semaines qui constitue le principal carburant de la remontée des marchés. La force du dollar a aussi aidé les actions européennes à performer cet automne et notamment les valeurs exportatrices comme le luxe. Enfin, si on ajoute à cela un regain d’optimisme sur la Chine lié à des signaux de détente de la politique « zéro COVID », chacun comprend ce qui conduit les investisseurs à reprendre des risques.
Mais est-ce suffisant pour justifier un rebond des actions de 20 % ? Pas forcément.
GRAPHIQUE 1 : INDICATEUR CITI DES SURPRISES ÉCONOMIQUES (POINTS)
Commençons par éclairer un paradoxe. Les marchés actions semblent encore prisonniers d’une lecture « bad news is good news », voyant dans chaque affaiblissement de la tendance de croissance une raison de croire à une politique plus accommodante de la Fed, qui a pourtant clairement affirmé la priorité accordée à la lutte contre l’inflation, même si cela se fait au prix d’un ralentissement fort. L’autre facette de ce paradoxe, c’est que les marchés semblent directement se projeter sur l’étape d’après, la baisse anticipée des taux fin 2023, sans trop se préoccuper de ce qui peut se passer entre temps : une probable dégradation des fondamentaux (marges en baisse, contraction des résultats dans une majorité de secteurs aux États-Unis au 4e trimestre), et une dégradation avec effet retard des conditions économiques en 2023. Attardons-nous maintenant sur ce qui compte le plus aux yeux de la Fed : le marché de l’emploi. C’est là que réside un autre paradoxe récent : des taux longs qui continuent de baisser alors que les créations d’emploi surprennent à la hausse et que les salaires continuent de progresser voire d’accélérer.
Vendredi 2 décembre, les données de l’emploi américain pour le mois de novembre ont en effet montré une progression des salaires de 0,6 % sur un mois (et 0,7 % dans le secteur privé), soit 7 % en rythme annuel, du jamais vu depuis 10 mois (graphique 2). En dépit d’un resserrement monétaire inédit par sa vigueur depuis les années 70 et en dépit d’un fort ralentissement économique (contraction du PIB US au 1er semestre), le marché de l’emploi américain ne montre pas de signes d’essoufflement.
L’explication principale de ces hausses de salaires reste la réaction des salaires à la poussée d’inflation connue depuis un an, qui s’est diffusée peu à peu dans le reste de l’économie. Elle donne lieu à des renégociations salariales avec un effet parfois décalé dans le temps. Certains y voient aussi la conséquence directe de la raréfaction de la main d’œuvre générée par la sortie accélérée de seniors du marché de l’emploi depuis les vagues de COVID-19. D’autres y voient enfin la traduction d’un mouvement démographique de fond : l’inversion de l’impact de la démographie sur l’inflation. Le vieillissement de la population était censé expliquer une inflation structurelle faible ; mais en réalité, après avoir eu un impact plutôt désinflationniste de la présence des baby-boomers sur le marché du travail, le départ à la retraite des personnes nées jusqu’au début des années 60 (moment où le taux de natalité passe sous la barre des 25 %) provoque un déséquilibre plus structurel entre classes d’âge et une difficulté plus profonde des entreprises à recruter, se traduisant par des salaires plus élevés.
Nous continuons à nous attendre à un retournement de l’emploi en 2023 et à des hausses de salaires plus modérées. En Europe, nous anticipons une contraction de l’activité et de l’emploi au 1er semestre. Mais cette poursuite des progressions des salaires américains à un niveau élevé devrait davantage inquiéter le marché car elle justifie la volonté de la Fed de continuer à monter les taux et surtout de les maintenir à un niveau élevé tant que le marché de l’emploi ne revient pas à un régime plus normal. Ceci pourrait conduire à un retour de la volatilité autour de la réunion de la Fed et en début d’année. L’enjeu n’est pas l’ampleur de la hausse des taux de décembre (hausse de 50 pb quasi acquise) mais plutôt d’avoir un taux terminal un peu plus élevé et un plateau de taux élevés plus long que prévu.
GRAPHIQUE 2 : SALAIRES HORAIRES MOYENS (GLISSEMENT ANNUEL, %)