Asie : faut-il craindre une chute des transferts des travailleurs immigrés dans le Golfe ?

par Delphine Cavalier, économiste chez BNP Paribas

  • Les transferts de revenus des travailleurs émigrés contribuent souvent dans une large part aux équilibres macroéconomiques des pays récipiendaires (cf. encadré).
  • Jusqu’à présent, ces flux se sont révélés, dans leur ensemble, plus résistants que prévu à la crise financière internationale. Pour l’Asie en développement, la Banque mondiale prévoit un recul modeste en 2009 (-1,3%) après une forte hausse en 2008 (27,2%). 
  • Cependant, l’annonce fin novembre de la restructuration de la dette de Dubaï, où les travailleurs émigrés originaires d’Asie sont très présents dans le secteur de la construction et des services à la personne, devrait fragiliser ces transferts en 2010.
  • Parmi les six principaux pays d’Asie concernés (Bangladesh, Inde, Népal, Pakistan, Philippines, Sri Lanka), l’Inde et les Philippines sont relativement sereines face à cette menace, mais les pays d’Asie du Sud beaucoup plus vulnérables.

 

 

Résistance inattendue des transferts de migrants en 2009

Au cours de la décennie actuelle, les transferts de revenus de travailleurs expatriés vers les pays en développement ont progressé sur des rythmes particulièrement vigoureux, reflet de l’accélération de la mondialisation des échanges. Selon la Banque mondiale, entre 2002 et 2008, ces flux ont crû en moyenne de 19,7% par an, portant leur montant total à USD 338 mds en 2008. Dans les prévisions actualisées de novembre, ils devraient se replier de 6% en 2009 puis se redresser très légèrement de 1,6% en 2010.

Pour l’Asie en développement, les transferts de migrants jouent un rôle prépondérant, cette région captant près de la moitié des transferts mondiaux (USD 160 mds en 2008). Cette part tend à augmenter régulièrement et creuse un écart déjà significatif avec les autres zones. L’Asie se situe ainsi nettement devant l’Amérique latine et les Caraïbes (18%), l’Europe et l’Asie centrale (16%), le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (10%) et l’Afrique subsaharienne (7%). En outre, les transferts en Asie représentent traditionnellement une part significative du PIB de la région, de 7,5% en 2002 à 9,8% en 2008. L’exposition des transferts au Moyen-Orient (pays du GCC) s’élève en moyenne à 20% pour les pays du sous-continent indien et à 16% pour les Philippines.

Les flux reçus par l’Asie en développement ont fait preuve d’une bonne résistance à la crise mondiale, du moins jusqu’à la révélation des difficultés financières de Dubaï fin novembre 2009. En cumul sur les six principaux pays bénéficiaires de cette région et les plus exposés aux économies du Golfe persique (Bangladesh, Inde, Népal, Pakistan, Sri Lanka et Philippines), les transferts exprimés en dollars ont augmenté de 27,6% en 2008. Cette année, ils ont continué de progresser dans la plupart d’entre eux, notamment dans les pays d’Asie du Sud hors Inde, où ils ont été encouragés par des taux d’intérêt domestiques élevés compensant un effet change défavorable (dépréciation contre le dollar). Sur un an, ils ressortent ainsi en hausse de 62,7% en octobre au Pakistan, de 38,9% en octobre au Bangladesh et de 25,3% au troisième trimestre au Sri Lanka. Aux Philippines, les transferts progressent moins rapidement mais restent bien orientés, en hausse de 8,6% sur un an en septembre, portés par l’appréciation du peso contre le dollar et, plus récemment, par un effet de solidarité suite au passage de plusieurs typhons. En Inde, la situation est plus contrastée car la hausse de 9,4% en variation annuelle au deuxième trimestre 2009 fait suite à deux trimestres de recul. Au Népal, les flux ont baissé de 7,7% au troisième trimestre 2009 après un fort ralentissement depuis le début de l’année mais à partir d’un rythme soutenu.

Pour l’ensemble de l’année 2009, la Banque mondiale estime que les transferts vers l’ensemble de l’Asie en développement déclineront de 1,3%, soit la meilleure performance des principales régions bénéficiaires. C’est un repli modeste qui intervient après plusieurs années de fortes hausses, de l’ordre de 20%, entre 2002 et 2008.

Plusieurs raisons expliquent cette relative résistance. Tout d’abord, il n’a pas été constaté de retour massif des migrants malgré la crise, soit par crainte de ne pas pouvoir revenir si la politique d’immigration du pays d’accueil se durcit entre-temps, soit parce que les incitations financières au retour mises en place par certains pays n’ont pas fonctionné, soit encore pour continuer à percevoir un salaire qui reste en général plus élevé que dans le pays d’origine. La région du Golfe, gros employeur de main-d’œuvre immigrée originaire d’Asie, reste attractive au-delà des difficultés actuelles car les besoins en infrastructure vont y demeurer importants. En somme, même si les nouveaux candidats au départ ont différé leur projet à cause de la crise, les soldes migratoires restent positifs. Ceux qui sont déjà sur place ne sont pas découragés de (re)trouver du travail. Les migrants peuvent aussi comprimer leur consommation et leurs frais de logement pour pouvoir envoyer davantage à leurs familles.

Quel impact d’une baisse des transferts pour les balances de paiements et la croissance en 2010 ?

Pour 2010, la Banque mondiale prévoit un léger redressement des transferts en Asie (+0,6%). Toutefois, cette projection est antérieure à l’annonce fin novembre de la restructuration de la dette de Dubaï, qui suggère qu’un certain nombre de chantiers de construction ne vont pas pouvoir redémarrer ou poursuivre leur activité. Or ce secteur a déjà fortement ralenti. Les transferts vont être affectés via la réduction des salaires (voire leur non-paiement) et les licenciements. Une montée sensible du chômage localement et/ou le resserrement des politiques d’immigration peuvent aussi finir par décider les travailleurs expatriés à regagner leurs pays.

 Inde, Philippines : moindre exposition, moindres risques

L’Inde est, jusqu’à présent, le seul pays d’Asie du Sud à faire état d’un nombre important et croissant de retours d’expatriés (travailleurs de BTP mais aussi cadres exécutifs), poussés par la crise mondiale mais aussi motivés par les fortes perspectives de croissance dans leur propre pays, de l’ordre de 8% par an au-delà de 2010/11. L’Etat le plus affecté par la crise dans le Golfe est le Kerala, mais l’impact au niveau national devrait rester modeste. En 2008, les transferts représentaient 4,1% du PIB. Ils permettent aussi de contenir le déficit de la balance courante, mais celui-ci est plus que financé par les entrées massives de capitaux étrangers privés (IDE, investissements de portefeuille). Il en résulte un stock de réserves officielles de changes très confortable. Une baisse plus prononcée que prévu des transferts ne constituerait donc pas non plus une menace pour la liquidité extérieure.

Aux Philippines, l’impact du ralentissement économique dans le Golfe sur les transferts devrait être minoré grâce à une main-d’œuvre expatriée géographiquement diversifiée (Moyen-Orient, Amériques, Asie développée et pays émergents d’Asie à plus hauts revenus). Etats-Unis et Arabie Saoudite sont les principales destinations avec respectivement 32% et 12% de part de la main-d’œuvre émigrée totale. Aux Etats-Unis, la majorité des Filipinos possède le statut de travailleur permanent qui leur donne une plus grande flexibilité sur le marché du travail. En outre, les nouveaux Filipinos se tournent de plus en plus vers des activités de service peu cycliques (éducation et santé notamment). Les transferts des travailleurs du BTP dans les émirats sont les plus à risque mais peuvent être compensés par cette extension de la main-d’œuvre dans les services. Au total, la banque centrale prévoit un impact léger de la crise de Dubaï, avec des transferts qui devraient croître de 5% en 2010. Le soutien à la balance des paiements ne devrait donc pas faiblir. L’évaluation de l’impact sur la demande intérieure est plus délicate, les ménages philippins pouvant développer une épargne de précaution. L’économie a toutefois bien résisté à la crise financière mondiale depuis fin 2008 en évitant la récession.

Népal et Bangladesh : les plus dépendants aux transferts de migrants mais aussi à l’aide internationale

Le Népal et le Bangladesh sont les deux économies les plus dépendantes aux transferts de revenus, où ils représentent à la fois une large proportion du PIB et un facteur essentiel de soutien à la balance courante (qui de fait parvient à dégager un excédent même faible) et à la liquidité extérieure.

Au Népal, les transferts ont déjà commencé à décliner.

L’économie est sortie affaiblie de 13 ans de lutte contre la rébellion maoïste, qui a fini par déboucher sur la prise de pouvoir de ceux-ci par voie démocratique mais sur des bases institutionnelles fragiles et porteuses de crises politiques futures. La croissance ne dépasse pas 3% par an depuis 2002. Le Népal vit essentiellement de ses exportations de textile et d’énergie hydroélectrique vers l’Inde. Cette faible diversification ne devrait pas lui permettre de compenser une chute importante des transferts, mais le pays pourrait bénéficier d’un supplément d’aide internationale pour maintenir à niveau ses réserves de changes.

Face à la crise mondiale, l’économie du Bangladesh s’est montrée plus robuste que prévu grâce à ses exportations textiles compétitives et aux flux de transferts de l’étranger. Cependant, ces deux moteurs sont fortement menacés. Alors que les exportations textiles commencent à marquer le pas, la crise de Dubaï risque de peser lourdement sur les transferts. Avec le Pakistan, le Bangladesh est en effet le plus exposé des six pays sous revue à l’émigration dans les émirats pétroliers avec 60% de sa main-d’œuvre émigrée travaillant dans cette région. Des tensions sur la liquidité extérieure déjà précaire ne devraient pas manquer d’émerger en 2010. Comme les autres pays d’Asie du Sud, le Bangladesh pourrait faire appel à un surcroît d’aide internationale.

Pakistan, Sri Lanka : des cas intermédiaires assez comparables

Pakistan et Sri Lanka dépendent des transferts surtout du point de vue de leur équilibre extérieur. Victimes de fuites de capitaux et de chute des exportations, ces deux pays ont du reste déjà frôlé une crise de leur balance des paiements entre l’année dernière et cette année, ce qui a nécessité la conclusion d’un accord FMI (novembre 2008 pour le Pakistan, juillet 2009 pour le Sri Lanka). Une chute des transferts occasionnant un nouveau stress sur les réserves en devises pourrait donner accès à un supplément proportionné d’aide extérieure. En 2009, ces deux économies ont touché leur plus bas taux de croissance de la décennie (2-3%), résultat de forts remous socio-politiques, du climat plus ou moins pesant de guerre civile et des chocs externes en 2008 (inflation des prix des matières premières, chute des exportations).

Le Sri Lanka paraît toutefois mieux positionné que le Pakistan pour se redresser rapidement, du fait de son économie plus diversifiée et plus attractive pour les investisseurs étrangers, d’un meilleur climat de sécurité ainsi que des perspectives de reconstruction dans les anciennes zones de conflit. La croissance au Pakistan, dont l’économie est déjà moribonde, souffrirait davantage que le Sri Lanka d’un retournement des revenus de l’émigration. Aussi le Pakistan a-t-il lancé un ensemble de mesures incitatives (« Pakistan Remittance Initiative ») pour dynamiser les transferts, ce qui semble porter ses fruits jusqu’à présent.

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