BCE : pas (encore) d’action, mais la menace se précise

Par Frederik Ducrozet, économiste au Crédit Agricole

• Contrairement à notre prévision (hors consensus) d’une baisse des taux, la BCE a décidé de ne pas réagir à la récente baisse de l’inflation lors de sa réunion du 3 avril. Le ton de la conférence de presse a néanmoins été très dovish, avec un Conseil des gouverneurs « unanime dans son engagement à utiliser également des instruments non convention- nels afin de lutter contre le risque d’une période trop longue d’inflation basse ». Des taux négatifs, des mesures de liquidité ou d’assouplissement quantitatif figurent parmi les instruments envisagés.

• L’inflation étant amenée à rebondir en avril- mai, la BCE devrait maintenir le statu quo à court terme à moins d’un effondrement des indices PMI ou d’une forte appréciation de l’euro. Plusieurs facteurs pourraient toutefois faire pencher à nouveau la balance en juin, notamment les prévisions du staff, qui pourraient être révisées une nouvelle fois à la baisse. Nous tablons toujours sur une petite baisse des taux, probablement en juin.

• Sur le fond, le scénario d’achats d’actifs semble gagner du terrain et Mario Draghi a évoqué des achats de dette privée plutôt que de dette souveraine, ce qui rejoint notre analyse. La BCE semble intellectuellement disposée à lutter contre le risque d’inflation faible (‘lowflation’) à l’aide de mesures radicales et non conventionnelles. Le seuil de douleur est toutefois loin d’être atteint, et la BCE pourrait continuer à gagner du temps avant de se décider à passer à l’action… en espérant qu’un tel « bazooka » ne soit finalement pas nécessaire !

L’analyse de la BCE sur la croissance et les prix ne surprendra pas grand monde. L’inflation en zone euro a été tirée vers le bas au mois de mars (vers un nouveau point bas de 0,5% a/a) par des effets de calendrier et des effets de base – temporaires – sur l’énergie et l’alimentaire, mais les anticipations d’inflation à long terme restent bien ancrées, la reprise de l’activité se poursuit malgré les risques externes et la faiblesse du crédit au secteur privé résulte du nécessaire nettoyage des bilans bancaires. En d’autres termes, les risques sur la stabilité des prix à moyen terme ont certes augmenté à la marge, mais il n’y a aucune raison de paniquer à ce stade. Le contraire aurait été étonnant : une BCE qui s’inquièterait ouvertement d’un risque élevé de déflation serait le meilleur moyen d’accélérer le processus par le phénomène d’anticipations auto- réalisatrices. Enfin, la BCE espère toujours qu’une amélioration de la transmission de la politique monétaire conduira à un assouplissement de facto des conditions monétaires, les taux bas étant progressivement répercutés au secteur privé (ce que les données les plus récentes ne reflètent pas entièrement).

La surprise est venue d’autres changements dans le communiqué ainsi que du ton général, très dovish, de la conférence de presse. Le président de la BCE a su éviter une déception trop forte des marchés en faisant des allusions plus explicites aux mesures plus radicales que le Conseil des gouverneurs pourrait adopter si l’inflation restait trop basse pendant trop longtemps. Il faut reconnaître que de ce point de vue, Draghi a réussi un petit exploit en maintenant une pression baissière sur l’euro malgré l’absence d’action concrète. Sa parole pèse encore, comme c’était le cas avec l’OMT.

Le deuxième paragraphe du communiqué, en particulier, a été entièrement remanié. Nous en avons mis en évidence ci-dessous les passages les plus importants :

« A l’avenir, nous surveillerons les évolutions de très près et envisagerons tous les instruments disponibles. Nous sommes résolus et déterminés à maintenir un degré élevé d’assouplissement monétaire et à agir rapidement si la situation l’exige. Ainsi, nous n’excluons pas de prendre de nouvelles mesures d’assouplissement et nous réaffirmons avec force que nous continuons à anticiper des taux directeurs à leurs niveaux actuels ou à des niveaux inférieurs pendant une période de temps prolongée. Cette anticipation est basée sur des perspectives d’inflation faible à court et moyen terme, en raison de la faiblesse généralisée de l’économie, du niveau élevé des capacités inemployées et d’une faible croissance des agrégats monétaires et de crédit. Nous surveillons également de près l’évolution des marchés monétaires. Le Conseil des gouverneurs est unanime dans son engagement à utiliser également des instruments non conventionnels, dans le cadre de son mandat, afin de lutter efficacement contre le risque d’une période trop longue d’inflation basse ».

Enfin, la référence au « [retour] de l’inflation vers des niveaux plus proches de 2% » a disparu du premier paragraphe, un changement qui n’est pas seulement cosmétique, selon nous, et met en évidence des craintes croissantes, au sein du Conseil des gouverneurs, au sujet des risques pesant sur la stabilité des prix. Indépendamment des raisons qui peuvent expliquer le chiffre inattendu d’inflation du mois de mars, les prévisions du staff semblent déjà dépassées après seulement un mois de nouvelles données.

Pendant la conférence de presse, Mario Draghi a décrit la discussion « ample et riche » que le Conseil avait eue sur les instruments disponibles, parmi lesquels l’assouplissement quantitatif (le sujet n’avait jamais été abordé aussi « explicitement » avant cette réunion, selon Draghi), mais aussi les taux négatifs, une nouvelle opération de refinancement de long terme (LTRO), ciblée ou non, ou une suspension de la stérilisation du programme SMP. Ces deux dernières options n’ont toutefois été abordées que « brièvement » par le Conseil et ne seraient probablement envisagées que si les conditions de liquidité venaient à se détériorer de façon plus marquée.

Enfin, Mario Draghi a également insisté sur le fait que les mesures conventionnelles n’avaient pas encore été épuisées, suggérant qu’une baisse des taux restait tout à fait possible. Nous pensons que les nouvelles prévisions du staff, qui seront publiées en juin, fourniront une occasion idéale de baisser les taux et continuons donc à penser qu’une (légère et ultime) baisse des taux reste possible en juin. Certaines statistiques attendues d’ici là auront une forte influence sur la politique monétaire : les chiffres d’inflation, naturellement, mais aussi l’enquête de la BCE auprès des prévisionnistes (Survey of Professional Forecasters) qui sera publiée le 15 mai ainsi que d’autres mesures des anticipations d’inflation, tirées des enquêtes ou des marchés, et suivies de près par la BCE. Selon nous, c’est toujours le niveau de l’euro qui déterminera si la BCE abaissera ou non son taux de dépôt en territoire négatif. Mario Draghi n’a rien dit de fondamentalement nouveau sur le sujet, mais il a tout de même répété que l’évolution des cours de change devenait « de plus en plus pertinente » dans l’analyse de la BCE sur la stabilité des prix et qu’il en était de même pour les risques géopolitiques.

Quant à l’éventualité d’achats d’actifs (un point éminemment plus important qu’une baisse de taux de 10 pdb), les commentaires de Mario Draghi suggèrent que la BCE privilégierait des interventions sur les marchés de dette privée plutôt que sur les marchés de dette souveraine, ce qui rejoint nos analyses précédentes. Personne ne sait aujourd’hui avec certitude quel marché serait visé, dans quelles conditions et selon quel calendrier. Les contraintes règlementaires sont importantes, mais pas insurmontables. À l’inverse, il est de plus en plus clair que la BCE est désormais intellectuellement prête à réagir au risque d’inflation faible à l’aide de mesures radicales et non conventionnelles. En supposant qu’un programme d’achat d’actifs visant les prêts et les ABS (créances titrisées adossées à des actifs) soit nécessaire et acquis dans le principe, sa mise en œuvre pourrait prendre du temps, bien que la BCE ait la possibilité de l’annoncer à l’avance sous certaines conditions, avant même que la revue des bilans bancaires (AQR) ne soit terminée. Cela pourrait expliquer que la BCE ait préféré s’abstenir de baisser les taux ce mois-ci, afin de gagner du temps (d’aucuns parleront de procrastination), jusqu’à ce que les conditions soient réunies pour qu’une réponse audacieuse et adaptée puisse être annoncée.

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