Brexit : Que doit craindre l’Europe ?

par Ludovic Subran, Chef économiste, Ana Boata, Economiste Europe, Thomas Cardiel et Irène Herlea, Economistes junior chez Euler Hermes

Dans l’hypothèse d’une sortie favorable (signature d’un accord de libre-échange avec l’UE), la croissance réelle du PIB du Royaume-Uni pourrait diminuer de -2,8 points entre 2017 et 2019, et 1500 faillites d’entreprises supplémentaires seraient enregistrées. En cas de sortie défavorable (sans accord de libre-échange avec l’UE), l’impact cumulé atteindrait -4,3 points de croissance réelle du PIB et 1700 défaillances d’entreprises supplémentaires. Dans les deux cas, le niveau critique serait atteint en 2019. Mais la peur du Brexit pèse déjà sur l’économie britannique, entrainant un recul -34 Mds GBP des investissements de portefeuille.

En ce qui concerne la zone euro, la croissance réelle du PIB pourrait chuter de -0,4 point d’ici 2019 en cas de sortie favorable. Les pertes cumulées à l’exportation atteindraient -17,4 Mds EUR pour les biens et services, -18,2 Mds EUR pour les investissements directs étrangers (soit 1,9 % du total), et l’impact sur la croissance des défaillances serait de +1 point. En cas de sortie défavorable, l’impact serait encore plus important : -0,6 % de croissance réelle du PIB, -23,5 Mds EUR pour les exportations (soit 0,5 % du total), -29,7 Mds EUR pour les IDE (3,1 % du total) et +1,5 point de croissance des défaillances.

Les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique seraient les trois pays les plus touchés à cause de l’exposition de leurs exportations au Royaume- Uni et de leurs investissements croisés. L’impact sur les économies allemande, française et américaine serait également considérable. Les pertes les plus importantes seraient concentrées dans certains secteurs comme les services financiers, l’industrie automobile, le secteur des machines et des équipements, l’industrie chimique et l’agroalimentaire.

La peur du Brexit affecte déjà l’attractivité du Royaume-Uni

Au cours des six derniers mois, nous avons observé que le risque de Brexit nuit déjà à l’économie britannique. Au Royaume-Uni, les investissements de portefeuille en provenance de l’étranger ont souffert du ralentissement économique, de la politique monétaire de plus en plus accommodante de la Banque d’Angleterre, et de la peur du Brexit. Nous estimons que ce dernier facteur explique 40% de la diminution de ces investissements, soit -34 Mds GBP sur un total de -85 Mds GBP.

L’incertitude grandissante qui règne autour du référendum du 23 juin atteindra son paroxysme au T2. En 2016, la croissance pourrait ralentir à +1,9 % (contre +2,3% en 2015). Il convient également de remarquer que la Banque d’Angleterre maintiendra les taux d’intérêt à leur niveau actuel jusqu’à la fin de l’année, compte tenu de la faiblesse de l’inflation et des conséquences d’un éventuel Brexit sur la politique monétaire (impact sur le taux de change et stress sur les marchés financiers).

Brexit : quel impact sur l’économie britannique ?

Au mois de novembre dernier, nous avions estimé le coût d’un éventuel Brexit pour le Royaume-Uni (Brexit-me if you can : companies to suffer the most).

Dans notre scénario de sortie favorable, c’est-à-dire une sortie accompagnée d’un Accord de Libre Échange (ALE) avec l’UE après 2019, nous estimons à -2 points l’impact cumulé sur la croissance nominale du PIB entre 2017 et 2019 (-2,8 points sur la croissance réelle). En 2019, année de niveau critique, le PIB réel stagnerait, la livre sterling se déprécierait de 10%, la croissance du chiffre d’affaires des entreprises ralentirait à +1,2%, et leurs marges diminueraient de -1 point. Au total, sur la période 2017-2019, jusqu’à 1500 faillites d’entreprises supplémentaires pourraient être attribuées au Brexit (on en attend environ 20 000 en 2016).

En cas de sortie défavorable, c’est-à-dire sans la signature d’un ALE avec l’UE (ni, en conséquence, avec les 50 marchés hors UE pour lesquels des ALE sont actuellement en vigueur), l’impact serait beaucoup plus important : les exportations du Royaume-Uni pourraient chuter de -30 Mds GBP en 2019 (soit 8% du total des exportations britanniques). L’impact global sur la croissance nominale du PIB est estimé à – 4 points sur la période 2017-19 (-4,3 points en termes réels) et à 1700 faillites supplémentaires. Le Royaume-Uni entrerait en récession en 2019 (-1,3%), la livre sterling pourrait subir une dépréciation d’au moins 20%, le chiffre d’affaires des entreprises diminuerait de -1% et leurs marges de -2 points. Dans un tel scénario, le risque de fuite de capitaux et, par conséquent, les tensions financières, sont considérés comme très élevés, d’autant plus que le Royaume-Uni affiche actuellement un important déficit de sa balance courante (- 7% du PIB contre seulement -2% du PIB en moyenne depuis 1984).

Zone euro : l’impact du Brexit resterait probablement modéré

Pour la zone euro, dans l’hypothèse d’une sortie favorable, nous prévoyons un impact modéré de -0,4 point sur la croissance réelle du PIB en 2019. En revanche, en cas de sortie défavorable, l’impact pourrait s’élever à -0,6%.

On peut distinguer trois canaux de transmission du Brexit au reste du monde : (i) le commerce des marchandises; (ii) le commerce des services ; et (iii) les coûts de désinvestissement des entreprises européennes opérant au Royaume-Uni et des entreprises britanniques opérant en Europe (y compris le rapatriement des dividendes).

(i) Le commerce des marchandises : la dépréciation de la livre sterling et le ralentissement de la croissance provoqueraient une chute des importations du Royaume-Uni. Nous estimons que, dans l’hypothèse d’une sortie favorable, l’effet combiné du ralentissement économique et de la dépréciation de la livre (d’au moins 10%) conduirait à une décélération de la croissance des importations britanniques. En 2019, année de niveau critique, les importations afficheraient une augmentation de +0,5% au lieu de +3% (dans le scénario central). En cas de sortie défavorable, les droits de douane supplémentaires pourraient même conduire à une contraction de -1% des importations du Royaume-Uni en 2019. Par conséquent, les pertes d’exportations cumulées pour la zone euro sur la période 2017-19 pourraient atteindre 15,3 Mds EUR (soit 0,5% des exportations totales de marchandises de la zone euro) en cas de sortie favorable, et 20 Mds EUR en cas de sortie défavorable (soit 0,6% des exportations totales de marchandises).

(ii) Le commerce des services : les changements réglementaires et les coûts administratifs supplémentaires pourraient se traduire par une diminution de l’activité des entreprises européennes présentes au Royaume-Uni. Le marché local se contracterait, notamment dans le secteur des services financiers, et les entreprises étrangères chercheraient alors de nouveaux marchés. Un Brexit frapperait finalement de plein fouet le modèle économique de la City de Londres. L’accès à la Bourse de Londres deviendrait plus compliqué, notamment en raison du coût plus élevé des « droits de passeport ». Par ailleurs, les filiales britanniques d’entreprises du secteur financier n’auraient plus accès au financement en euros via la BCE comme c’est le cas aujourd’hui. Par conséquent, les pertes d’exportations pour la zone euro pourraient s’élever à 2,2 Mds EUR (soit 0,2% des exportations totales de services de la zone euro) en cas de sortie favorable, et à 3,6 Mds EUR (0,3% des exportations totales de services) en cas de sortie défavorable.

(iii) Investissements : si le Royaume-Uni est fortement dépendant des investissements en provenance d’autres pays, c’est aussi un important investisseur à l’étranger. Après le Brexit, les pays de l’UE seraient probablement moins enclins à investir au Royaume-Uni, et inversement.

La balance nette des investissements de la Grande-Bretagne est positive vis-à-vis de pays comme la France, l’Italie et les Pays- Bas. En revanche, elle est nettement négative vis-à-vis des États-Unis. La majeure partie des investissements britanniques en UE est dirigée vers les services financiers, la chimie, le commerce de détail, et les technologies de l’information et de la communication. Selon notre estimation des pertes en investissements étrangers en cas de Brexit (cf. Graphique 3), les principaux perdants seraient les États- Unis (-13,5 Mds EUR dans l’hypothèse d’une sortie favorable), les Pays-Bas (-8,2 Mds), la France (-3,2 Mds), l’Allemagne (- 2,1 Mds), la Chine (-1,9 Mds), l’Espagne (-1,8 Mds) et l’Irlande (-1,2 Mds).

Cependant, à moyen-terme, de réelles opportunités d’attirer des investissements britanniques – qu’ils soient nouveaux, ou perdus à cause du Brexit – pourraient apparaitre pour les pays de l’UE. Les gagnants possibles seraient alors la pharmacie, l’électronique et le secteur financier en Irlande, l’automobile en Espagne, en Slovaquie et en Pologne, le secteur des machines et des équipements en Allemagne, en Italie et en République Tchèque, les services financiers, la haute technologie et le transport aux Pays-Bas et enfin l’aéronautique en France.

Les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique seront les pays les plus touchés en cas de Brexit, suivis de l’Allemagne, de la France et des États-Unis.

Les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique seraient les trois pays les plus touchés quel que soit le scénario (sortie en favorable ou sortie défavorable) et les pertes les plus importantes seraient concentrées dans des secteurs comme l’automobile, les machines et équipements, la chimie et l’agroalimentaire.

La Belgique et les Pays-Bas sont d’importantes plaques tournantes du commerce européen et ont une forte exposition au marché britannique. Pour les Pays-Bas en particulier, les conséquences d’un Brexit seraient considérables : -1,5 points de croissance du PIB dans l’hypothèse d’une sortie favorable et dynamique de croissance des défaillances impactée de +2 points. Un impact dû en grande partie aux liens financiers particulièrement étroits qui unissent les deux pays (structures de holding), mais aussi à un recul des exportations de produits chimiques, agroalimentaires et électroniques.

Dans le cas de l’Irlande, le Royaume-Uni est le deuxième marché d’exportation en volume, avec une forte concentration sur le pétrole et les produits à forte valeur ajoutée (électronique, chimie, machines et équipements). L’impact est estimé à -0,9 points de croissance du PIB et à une augmentation supplémentaire de +1,5 points des défaillances d’entreprises dans l’hypothèse d’une sortie favorable.

Dans le cas d’une sortie défavorable, la baisse de la croissance du PIB serait plus marquée (-1,4 point), de même que l’impact sur les défaillances d’entreprises (+2 points).

Le Royaume-Uni importe principalement d’Allemagne des biens intermédiaires, (équipement automobile et machines). En cas de sortie défavorable, il faudrait s’attendre à une baisse des exportations d’automobiles allemandes de -2 Mds EUR, et à un recul des exportations de machines de -1 Mds EUR (cf.Graphique 4). Le secteur chimique allemand est lui aussi relativement exposé au Royaume-Uni, et il faudrait s’attendre à une perte de -1,1 Mds EUR d’ici à 2019 en cas de sortie défavorable. Globalement, l’impact sur la croissance réelle du PIB d’ici à 2019 devrait être compris entre -0,3 et -0,4 points ; quant à l’impact sur les défaillances d’entreprises, l’augmentation pourrait atteindre +1,2 point.

La France serait touchée au travers des mêmes mécanismes que l’Allemagne, mais dans une moindre mesure. Les secteurs qui souffriraient le plus seraient les machines, l’agroalimentaire et la chimie, qui pourraient afficher des pertes de -0,5 Mds EUR chacun d’ici à 2019 en cas de sortie défavorable.

Hors d’Europe, les États-Unis feraient certainement partie des pays les plus touchés, notamment à cause de leurs investissements au Royaume-Uni qu’ils perçoivent comme la porte d’entrée de l’Europe. L’interconnexion entre les marchés américain et britannique dans le secteur des services financiers est considérable : 26 % du total des exportations de services financiers du Royaume-Uni sont destinés aux États-Unis et 30 % des importations britanniques dans ce secteur proviennent des États-Unis. Au total, en cas de sortie favorable, nous anticipons une perte de – 13,5 Mds EUR en IDE, qui pourrait atteindre -22 Mds EUR en cas de sortie défavorable.

Le Royaume-Uni est le cinquième partenaire commercial des États-Unis en ce qui concerne les marchandises. Nous estimons les pertes cumulées d’ici à 2019 à -2,2 Mds EUR dans l’hypothèse d’une sortie favorable et à -2,9 Mds EUR en cas de sortie défavorable. Les plus grosses pertes toucheront les secteurs des machines et équipements (-0,7 Mds EUR), et celui des produits chimiques (-0,4 Mds EUR).

Au total, la perte devrait représenter -0,1 point de croissance du PIB dans un scénario de sortie favorable et -0,2 point en cas de sortie défavorable.

Les coûts cachés d’une Europe à la carte

– Incertitude et coûts juridiques

Le Brexit déboucherait sur de lourdes procédures juridiques. L’article 50 du Traité de Lisbonne ne décrit que brièvement la procédure de négociation d’une sortie de l’UE. Même si les détails restent à définir, les coûts juridiques et surtout l’incertitude quant à la situation finale ne doivent pas être sous-estimés.

– Risque de contagion à d’autres pays de l’UE

D’un côté, un Brexit pourrait accentuer les forces centrifuges et freiner le processus d’intégration. Le transfert de compétences à Bruxelles, notamment dans le domaine politique et social, pourrait être stoppé net dans une « Europe à la carte ». D’ailleurs, les pays scandinaves, la Pologne et l’Autriche ont déjà plaidé en faveur de moins d’intégration politique. Mais d’un autre côté, le Brexit pourrait aussi représenter pour l’Europe une opportunité d’opter pour un modèle d’intégration à « une seule vitesse » et d’accélérer l’adoption de réformes la conduisant vers le fédéralisme.

– Le casse-tête de la productivité

Le Royaume-Uni est le second plus important bénéficiaire du financement européen pour la recherche. Au total, 8,8 Mds EUR lui ont été accordés entre 2007 et 2013, les fonds étant répartis entre des projets clés comme le Joint European Torus à Durham et la recherche nucléaire. Qui plus est, les universités britanniques coordonnent un tiers des projets financés par le programme de recherche Horizon 2020 de l’UE, doté d’une enveloppe de 80 milliards d’euros. Si d’aventure le Royaume- Uni venait à sortir de l’UE, les économies d’échelle seraient limitées pour la R&D, alors que dans le même temps, la productivité stagnerait. L’accès aux avancées scientifiques de pointe, la coopération scientifique et la coopération internationale sont indispensables et l’on oublie trop souvent qu’ils sont le fruit de relations commerciales de confiance.

– Mobilité

En 2015, environ 1,2 millions de travailleurs étrangers étaient employés au Royaume- Uni. Nombre d’entre eux sont des travailleurs venant d’Europe de l’Est, dont la présence est permise et réglementée par une directive européenne. Si le Royaume- Uni venait à sortir de l’UE, il faudrait redéfinir les visas de travail et les prestations sociales.