Chine : risque pays, désormais plus microéconomique que macroéconomique

par Guy Longueville, économiste chez BNP Paribas

 Les risques de retournement prononcé du cycle économique ont été quasi gommés par le plan de relance et apparaissent modérés à horizon de deux trois ans.

Les surcapacités sectorielles se réduisent, mais les risques d’apparition rapide de telles surcapacités persistent. Il existe également un risque de retour de bulles sur les prix d’actifs.

La capacité compétitive des entreprises chinoises se renforce depuis la crise, tant sur le marché intérieur que sur les marchés internationaux : les IDE sortants d’entreprises chinoises devraient prolonger la poursuite de gains de parts de marché à l’exportation.

L’environnement juridique et le climat des affaires connaissent une évolution mitigée, la montée du nationalisme pouvant favoriser une interprétation biaisée du droit des contrats et des discriminations dans différents domaines (appels d’offre, etc.) La fiabilité des comptes des entreprises chinoises, à l’exception des plus grandes, est toujours médiocre.

Malgré la hausse impressionnante depuis un an de l’octroi de crédits par les banques chinoises, le risque systémique bancaire reste modéré. Le secteur bancaire sous contrôle public reste un secteur stratégique pour les autorités, pour préserver une croissance économique forte et la cohésion sociale.

Préalablement à ce voyage, à la mi-octobre, nous posions les prévisions et interrogations qui suivent.

Grâce à un plan de relance massif, essentiellement par le canal du crédit des banques publiques, une croissance du PIB devrait atteindre de 8 % à 8,5 % cette année. Le consensus s’établit autour de 9 % pour 2010.

Ce dynamisme n’est pas exempt d’interrogations sur sa pérennité, sur au moins quatre points :

  1. Le modèle de croissance des années 2003-2008, fondé sur une hausse exceptionnelle de l’épargne, de l’investissement et des exportations, n’est pas tenable dans la durée. Le relais devrait être progressivement pris par la consommation. Est-ce que ce sera le cas ?
  2. Le maintien de la croissance en 2008-2009 résulte d’une allocation massive de crédit par voie administrée – dure à faible efficacité économique – dont le débouclement peut peser sur la croissance les années suivantes.
  3. L’excès durable de liquidité nourrit les bulles de prix d’actifs et les surcapacités sectorielles.
  4.  Au niveau microéconomique, la faiblesse persistante du « state and corporate governance », malgré des progrès indéniables, empêche que le développement des marchés financiers locaux soit fondé sur une souple connaissance des entreprises à financer pour ne le réduire pour l’essentiel qu’à une base spéculative.

Ce voyage d’étude n’avait pas la prétention de remettre en cause ces prévisions ou de répondre de manière tranchée à ces questions.

Il a eu, toutefois, pour objet de nourrir la réflexion à leur propos. A cette fin, en plus des économistes universitaires ou de banques d’investissement rencontrés, le voyage a été centré sur le climat des affaires (avocats, cabinets d’audits, consultants) et les secteurs d’activité (électronique, automobile, textile, banque). Il a semblé, en effet, utile de compléter la réflexion macroéconomique sur ce pays par une connaissance plus approfondie du terrain.

En voici les principales conclusions.

Cadrage macroéconomique et risque de retournement du cycle

Confirmation que l’évolution progressive vers un modèle davantage tiré par la consommation ne peut être que très lente.
Le taux d’épargne des ménages a probablement encore augmenté au second semestre 2008 et au premier semestre 2009. Le marché du travail reste globalement en excès d’offre. Le besoin d’épargne des ménages reste pour longtemps structurellement élevé1.

Les surcapacités industrielles sont sensiblement moins importantes que ce qui était craint à l’automne 2008, parfois sous l’effet d’un ajustement rapide de l’offre, le plus souvent sous l’effet d’une forte reprise et la demande interne (logements, automobiles, IT, etc.). Toutefois, le problème des surcapacités reste en général latent (manifeste dans l’acier, le charbon, la chimie de base et certains biens d’équipement). Dans ce pays où les à-coups sectoriels de croissance peuvent être violents (croissance rapide puis arrêt brutal), les écarts offre-demande peuvent varier beaucoup plus vite que dans un pays à croissance modérée : des surcapacités très rapidement résorbées (comme aujourd’hui) peuvent réapparaître rapidement demain.

La liquidité s’accroît à une vitesse accélérée, impliquant de nouveau un risque élevé de bulles sur les prix d’actifs.
Les autorités centrales tentent (depuis l’été) de freiner la progression du crédit. Cependant, les banques régionales ou succursales locales des grandes banques publiques poursuivent une politique agressive de distribution du crédit, avec le soutien actif des autorités locales.

Par ailleurs, sur les 9 premiers mois de l’année, les IDE restent aussi soutenus que l’an passé. Les investissements de portefeuilles rebondissent depuis le printemps2, d’où une accélération de la masse monétaire (M2 +29 % en g.a. en septembre).

Probable reprise rapide des exportations et de gains de parts de marché. Les exportations repartent à la hausse depuis le printemps avec une forte accélération en septembre. Nos différents interlocuteurs ont fait état d’un ajustement rapide des coûts (dont salaires) et des prix des entreprises chinoises sans réelle remise en cause des plans de développement (sauf éventuel décalage dans le temps). Volonté affirmée de devenir un des leaders mondiaux dans leur secteur, si ce n’est encore le cas : extension de la base domestique en « challengeant » les compétiteurs étrangers présents, point d’appui sur cette base domestique pour exporter et s’implanter à l’étranger via des IDE. Toutefois, les mêmes interlocuteurs ont indiqué le manque d’expérience du management local quand il s’agit de prendre le contrôle d’entreprises étrangères et les risques importants d’échec (y compris dans le secteur des matières premières). En conséquence, la dynamique des exportations de biens et services devrait rester forte, celle de l’internationalisation via les IDE se trouvant en phase de décollage et de « learning curve ».

Au total, à l’horizon d’un à trois ans, le risque d’un retournement important du cycle économique avec des conséquences systémiques apparaît modéré. Il est moins élevé que ce que l’on craignait en début d’année. Les prévisions de croissance se situent dans une fourchette 8-10 % l’an à horizon 2012, suivant l’importance respective accordée à l’essoufflement du plan de relance versus reprise des exportations et dynamisme de la consommation intérieure. Une reprise de l’inflation est possible. Les risques de crédit devraient être contenus au niveau microéconomique ou sectoriel. Néanmoins, ils peuvent surgir brutalement. Le tryptique corruption latente/excès de crédit/excès de liquidité est, en effet, propice aux investissements hasardeux ou délictueux. Les vagues d’investissements « moutonniers » d’entreprises chinoises dès qu’un secteur apparaît prometteur peuvent, quelques années plus tard, saturer une demande dont le cycle atteindrait sa phase de maturité.

Evolutions sectorielles et concurrence des entreprises chinoises

Sur le plan conjoncturel
Nous avons rencontré des responsables de grandes entreprises des secteurs IT, autos/camions3, machines textiles. Dans tous ces secteurs, la demande continue de progresser fortement en 2009 (trou d’air mentionné au T4 08) et avec de bonnes perspectives en 2010. Croissance étonnante de la production de composants de machines textiles (malgré les difficultés de l’industrie textile aval) et de camions légers4. 

D’un point de vue structurel
Les entretiens mettent en évidence une rupture par rapport aux années 1995-2005. La mise à niveau des entreprises chinoises passait à l’époque par les J.V., considérées alors comme le meilleur vecteur de « learning curve ». Le développement se conçoit aujourd’hui plutôt « stand alone » ou éventuellement en J.V. pour la R & D, avec volonté d’être parmi les leaders mondiaux dans leur secteur. Aucun de mes interlocuteurs n’a fait état de problème particulier pour financer cette croissance, assurée notamment du soutien des banques publiques.

Au regard de la concurrence des entreprises chinoises vis-à-vis des entreprises étrangères, la quasi-totalité des interlocuteurs avec qui nous avons échangé sur ces questions aboutissent au constat d’un durcissement de la concurrence, sans doute durable :

Sur le plan politique
Montée du nationalisme, y compris dans les jeunes générations, et tendance au conservatisme de la nouvelle équipe dirigeante après le départ de Zhu Rungi sur tous les sujets, y compris celui de l’ouverture économique. Ceci se concrétise notamment dans le freinage des autorisations d’implantation, la discrimination dans la distribution des crédits et l’attribution des marchés5 ;

Sur le plan juridique
Des avocats d’affaires notent aussi les effets d’un nationalisme croissant. Au-delà d’une corruption toujours étendue dans le monde judiciaire6, la notion de « force d’obligation » d’un contrat n’est pas réellement comprise ou appliquée ; 

Sur le plan économique
Les grandes entreprises chinoises tentent dans la plupart des secteurs de reconquérir sur le marché local une partie des parts de marché laissées à leurs concurrentes étrangères pendant la période de « mise à niveau », via notamment une baisse des prix et une stratégie d’internationalisation (mentionnée ci-dessus).

Evolution de l’environnement juridique et du climat des affaires

Les différents entretiens délivrent des messages différenciés, desquels on ne peut pas déduire une sensible amélioration de l’Etat de droit et du climat des affaires.

Points positifs : l’introduction et le début d’application d’une loi rationnelle (mais compliquée) sur les faillites, l’extension de la législation du droit des affaires (loi de 2007 sur les « securities », l’amélioration du niveau de qualification dans les ministères, les instances de régulation ou de contrôle, les juridictions de niveau intermédiaire et supérieur via l’arrivée d’une nouvelle génération ayant bénéficié d’une formation supérieure.

Les points d’interrogations ou négatifs sont nombreux.
La corruption reste importante dans l’administration, très élevée dans les régions et pour l’ancienne génération, mais non absente dans les nouvelles générations mieux formées7. Le cadre légal reste pollué par des réglementations absconses, très nombreuses, parfois contradictoires, souvent d’interprétation difficile, donc d’application différenciée, voire peu prévisible suivant les situations. L’excès et l’imprécision de la réglementation, particulièrement dans le domaine bancaire, relèvent de la conjonction de plusieurs dimensions :

  • technique : difficile de couvrir l’ensemble des situations possibles s’agissant d’un nouveau champ de régulation. D’où les vides juridiques ;
  • humaine : peur du régulateur de ne pas couvrir les cas possibles. D’où un excès de régulation ;
  • stratégique et culturelle : préserver l’ambiguïté pour se donner toute latitude d’interprétation le moment venu.

L’interprétation par la justice du droit des contrats reste, au-delà de la corruption, empreinte d’une culture particulière du droit : les juges évaluent un « équilibre dynamique entre les deux parties impliquant une dimension sociopolitique 8 », qui prend le pas sur le strict respect du contrat lui-même. Par ailleurs, même si le jugement rendu est favorable au plaignant, son application reste difficile.

Pour la quasi-totalité de nos interlocuteurs, les bilans et comptes d’exploitation des entreprises sont toujours peu fiables, à l’exception des SOE (surtout celles cotées à Hong-Kong) pour lesquelles des progrès sont constatés. Cette faiblesse reste un handicap majeur pour l’analyse du crédit.

Evolution du secteur bancaire

Risque systémique bancaire.
La mission confirme qu’il est peu élevé. Certes, la hausse impressionnante du crédit depuis un an sans discrimination du risque entraînera une augmentation des prêts non performants les prochaines années (ratio NPL/crédit inférieur à 2 % à la mi-09).

Mais la situation financière des cinq grandes banques d’Etat, des « policy banks » et, dans une moindre mesure, de la plupart des banques régionales est bonne et devrait leur permettre de faire face sans difficultés majeures à une hausse significative des NPL (vers 8-10 % dans le cadre de la classification actuelle des NPL9 ?) car

  • elles sont bien capitalisées, leur actif a été épuré, (les structures de défaisance ont repris les créances douteuses à leur valeur faciale), le ratio de prêts non performants est bas10 et les créances douteuses sont provisionnées à 130 % ;
  • elles sont structurellement surliquides (ratio dépôt/crédit autour de 125 %) ;
  • la comptabilisation des prêts non performants semble à peu près fiable.

De plus, l’Etat dispose des moyens financiers d’une nouvelle recapitalisation si nécessaire.

Rôle du secteur bancaire administré dans l’économie chinoise.
La mission confirme une idée simple : du point de vue des autorités chinoises, l’importance stratégique pour l’économie et l’équilibre social d’un secteur bancaire administré est très élevée, sans doute analogue à celle du secteur de l’armement pour la défense. L’idée repose sur les arguments suivants :

  • de longue date, l’allocation administrée du crédit soutient les entreprises et l’emploi. Sa modulation permet de réguler le cycle économique. En conséquence, pas de credit crunch qui accentuerait les creux récessifs comme dans les économies occidentales, notamment celles à prédominance de banques étrangères. Ce pilier du fonctionnement de l’économie chinoise est d’autant plus vital que l’offre et la demande de biens et services relèvent de plus en plus d’une économie de marché soumise par nature à des fluctuations. La voie la plus directe pour modérer et contrebalancer ces fluctuations cycliques consiste à contrôler le levier du crédit ;
  • leçon tirée de la crise financière, le contrôle du crédit, des marchés financiers et, surtout, des innovations financières évite la matérialisation de risques systémiques ;
  • s’ajoute probablement une dimension culturelle : l’épargne chinoise doit rester sous contrôle chinois.

La place des banques étrangères et la libéralisation de leurs activités doivent être comprises à l’aune de ces constats. Leur poids ne peut être que modeste (aujourd’hui 2 % des bilans bancaires), leur progression modérée, la libéralisation de leurs activités très contrôlée.

NOTES

  1. Les autorités ont étudié la possibilité de mise en place de fonds de retraite et de santé privés. Mais leur coût est élevé. Elles sont conscientes que le développement de systèmes publics, nécessairement à un niveau provincial/local, se heurte à des problèmes structurels de transparence et de corruption. Par ailleurs, actuellement, les droits à retraite acquis dans une entreprise ou une collectivité publique ne sont pas transférables. Fluidifier ce système est extrêmement compliqué.
  2. Nouveau bond des réserves de changes : USD 2 273 milliards fin septembre 2009 contre 1 990 milliards fin 2008.
  3. Plus de 13 millions de véhicules devraient être vendus en Chine cette année. Stabilisation du haut de gamme, très forte croissance des modèles à bas prix, stimulée par les incitations fiscales.
  4. Ces derniers sont achetés plutôt par des entreprises privées, mais guère par des grandes S.O.E.
  5. Cas des éoliennes pour lesquelles les pouvoirs publics lancent un nouveau plan d’équipement du pays. Aucune entreprise étrangère présente dans le pays n’a été sélectionnée pour les appels d’offre. Dans l’acier, la distribution très discriminée des crédits favorise la concentration au profit de grandes SOE.
  6. Il existe quatre niveaux de juridiction. Les deux premiers relèvent de juges peu formés à l’évolution du droit et plutôt corrompus (liens avec les intérêts locaux). La situation évolue pour les niveaux supérieurs, toutefois tributaires des pressions politiques.
  7. Expérience des deux avocats d’affaires rencontrés. 
  8. Expression employée par un avocat d’affaires.
  9. Les nouveaux crédits domestiques rapportés au PIB représentent en 2008-09 à peu près 25 points de PIB de plus que la tendance de moyenne période. A supposer qu’un tiers tombe en NPL (hypothèse plutôt pessimiste), cela représente 8-9 % du PIB et 6-7 % des actifs bancaires, qui viennent s’ajouter aux 2 % existants. D’où la fourchette 8-10 % proposée ci-dessus.
  10. Toutefois, le montant des NPL augmente. Le ratio est maintenu bas par l’effet mécanique de la hausse des crédits bancaires au dénominateur.

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