Crise de la dette souveraine en Europe

par Philippe d’Arvisenet, Chef économiste de BNP Paribas

Comme le rappelle Jean-Claude Trichet (président de la Banque centrale européenne), la zone euro, considérée comme un tout, est en meilleure situation que les Etats-Unis ou encore que le Royaume-Uni, tant en ce qui concerne sa situation budgétaire que ses comptes extérieurs. Si le constat est indéniable, le fait que la zone euro ne soit pas une véritable union monétaire rend la comparaison peu pertinente. C’est une « construction originale » car dépourvue de fédéralisme budgétaire, l’un des éléments clés d’une union monétaire optimale.

Sans doute, les marchés sont-ils sous influence1 et sous-estiment-ils l’engagement politique pour l’euro, voire le coût de son abandon. Il reste qu’ils s’intéressent non pas à la zone dans son ensemble mais aux pays membres.

La crise de la dette souveraine de la zone euro a montré les conséquences de l’un des défauts patents de l’UEM : la conjonction d’une politique monétaire commune avec des politiques budgétaires décentralisées et non coordonnées (absence de fédéralisme budgétaire). Cela explique que l’on ait pu souligner, à l’époque de la préparation de l’euro, la nécessité préalable d’une plus grande intégration politique (sauf, pour reprendre une image connue « à commencer à bâtir une maison par le toit », on aura reconnu la thèse allemande de l’euro comme couronnement de la construction européenne). On aurait pu espérer que, une fois l’euro lancé, les éléments d’une zone monétaire optimale se mettraient en place, cela n’a pas été le cas. La baisse des taux, consécutive au transfert de crédibilité de la Bundesbank à la BCE, a, au contraire, stimulé l’endettement, soit privé (Espagne, Irlande), soit public (Grèce), la hausse de la dette ne s’accompagnant pas de celle des charges. Le caractère disciplinant de la monnaie unique s’est révélé illusoire, tout comme l’incitation attendue à la mise en œuvre de réformes structurelles.

A titre de comparaison, même si un Etat américain approche du défaut dans un contexte où le bail out n’est pas assuré2, nul n’envisage sa sortie. Imagine-t-on la Californie, par exemple, abandonner le dollar pour retrouver une autonomie monétaire et bénéficier d’une baisse de sa nouvelle devise pour stimuler ses exportations et sa croissance ? Les Etats-Unis forment une véritable union monétaire, c’est là toute la différence.

Le Pacte de stabilité aurait pu pallier en partie ces difficultés s’il avait été utilisé intelligemment, en conduisant les pays membres à constituer des matelas de sécurité en période de bonne conjoncture, à l’image des « rainy day funds ». On sait ce qu’il en a été, le Pacte n’a pas été respecté. Il était, par ailleurs, incomplet, les situations budgétaires de l’Irlande ou encore de l’Espagne étaient excellentes avant l’éclatement des bulles immobilières, celles-ci s’accompagnaient d’une activité soutenue et, par voie de conséquence, de recettes budgétaires confortables. Or, l’éclatement des bulles nourries par un excès de dette privée débouche traditionnellement sur une dégradation des finances publiques : au gonflement de la dette privée succède celui de la dette publique3. Tout cela a été ignoré tant par les agences de rating que par les marchés, comme en témoigne la quasi-absence de spreads sur les obligations souveraines jusqu’à la crise.

Le creusement de déficits courants peut être considéré comme normal dans une union monétaire, sans risque de change. En exploitant leurs avantages comparatifs, certains pays se spécialisent dans les activités de service. Ils affichent naturellement des gains de productivité plus faibles que la moyenne, une hausse de leurs coûts unitaires plus forte et connaissent un creusement de leur déficit commercial. Exiger de tous les pays membres d’une union monétaire les mêmes performances de compétitivité-prix et une balance extérieure équilibrée est un non-sens. A quoi bon d’ailleurs édifier une union monétaire si tous les pays membres doivent être identiques, c’est-à-dire, in fine, ne pas différencier leur portefeuille d’activités.

Il reste que le creusement de déficits externes peut aussi être la conséquence d’excès d’endettement (privé ou public). Il témoigne alors de déséquilibres internes devant être financés par l’extérieur et qui peuvent devenir insoutenables, c’est à quoi sont confrontés les pays de la périphérie de la zone euro.

Avec la crise, l’incohérence d’un dispositif caractérisé par la conjonction de l’absence de défaut (risque jugé inexistant au départ) de sortie de l’euro et de bail out, est devenue patente. Il a fallu inventer des solutions. Les décisions ont, certes, été difficiles à prendre. Tergiversations, déclarations politiques contradictoires ou hors sujet4 n’ont pas manqué. Le temps perdu a sans doute été coûteux. Pourtant, des mesures totalement inenvisageables, il y a un an, ont néanmoins été prises : sauvetage de la Grèce, mise en place de l’EFSF avec l’implication du FMI, élargissement du périmètre des papiers éligibles au refinancement, achat de titres souverains par la BCE. A son terme, l’EFSF devrait être remplacé par un mécanisme permanent de résolution des crises (ERM) impliquant le secteur privé : les nouvelles obligations émises devant être assorties de clauses d’action collectives (CAC) prévoyant la décision à majorité qualifiée des créanciers en matière de restructuration de dette. L’ERM a été annoncé au pire moment et a exacerbé les tensions en pleine crise irlandaise. La perspective de devoir émettre des obligations assorties de CAC conduit, sans doute, à renforcer la discipline car elles impliqueront des taux plus élevés, il sera tentant pour les pays concernés d’éliminer le plus vite possible leur déficit primaire. Certains mettent en avant qu’une fois cela réalisé, le pays peut être tenté de faire défaut car préférant dépenser autrement qu’à verser des intérêts. Reste à trouver des exemples de pays ayant assumé un effort d’assainissement pour ensuite déclarer un défaut. Selon de nouvelles réflexions menées en Allemagne, l’ERM pourrait prendre la forme d’un fonds européen de stabilisation indépendant contrôlé par les parlements des Etats membres. Il pourrait procéder à l’achat de titres souverains de pays en difficulté, il se substituerait sur ce point à la BCE.

Pour autant, les marchés restent sceptiques. Le fait est que les mesures prises, même si elles offrent un accès à de meilleures conditions que le marché (5% dans le cas de la Grèce et 5,8% pour l’Irlande) sont des prêts remboursables qui peuvent répondre à un problème de liquidité, donner du temps aux pays intéressés pour consolider leurs finances dans un contexte où les taux sont devenus exorbitants. Ils ne peuvent répondre à un problème de solvabilité, celui que redoutent les marchés. Si l’euro a permis d’éviter des crises de change, qui n’auraient pas manqué en son absence en 2007 avec l’éclatement de la crise des subprime et en 2008 après Lehman, les tensions se sont portées sur la dette souveraine. Comme les crises de change, les crises de crédit peuvent être auto-réalisatrices, les variables de marché se déconnectant des fondamentaux (CDS).

L’écart entre les taux actuels du marché et la croissance nominale, envisageable en 2012, suppose, pour stabiliser les taux d’endettement, des excédents primaires massifs5 impliquant un effort plus important que celui accompli par les pays intéressés lors de leur entrée dans l’euro (ils avaient alors bénéficié d’un recul des taux). Sans doute, les pays intéressés ont-ils arrêté des programmes de stabilisation, mais leur taux d’endettement continuera à gonfler pendant plusieurs années, notamment sous l’effet d’une croissance faible 6 . Et la fragilité politique qui les caractérise (gouvernements de coalition, faiblesse des majorités perspectives d’élections) nourrit l’incertitude7.

Si le Portugal devait faire appel au EFSF, celui-ci deviendrait ensuite, à l’évidence, trop petit pour secourir un autre pays, les 440 milliards d’euros ne sont mobilisables qu’à hauteur des deux tiers, un matelas de liquidité devant être conservé pour assurer le maintien d’un rating AAA. Il était patent, dès le départ, que les autorités avaient vu court, à la fois sur le montant et sur la durée du dispositif. L’expérience des double crises bancaire et souveraine montre que les consolidations durent plus de trois ans. La crainte concerne bien sûr l’Espagne, même si celle-ci se caractérise par une dette publique inférieure à la moyenne européenne et un secteur bancaire solide. Si elle se trouvait amenée à solliciter l’EFSF, cela entraînerait inévitablement un phénomène de contagion qui pourrait toucher l’Italie, la Belgique.

Force serait alors de modifier la taille du EFSF, voire d’aller plus loin, par exemple avec un euro bond.

Le scénario impossible

Les marchés s’interrogent sur l’éventualité d’une sortie de l’euro par tel ou tel pays de la périphérie, ou d’un euro à deux vitesses. La perspective d’un « exit » aurait pour conséquence d’abord un inévitable phénomène de contagion, ensuite, le sortant serait exclu de l’accès au marché, une issue préoccupante pour les pays connaissant un déficit externe qu’ils ne pourraient couvrir. Leur ajustement serait immédiat, en bien plus douloureux que la poursuite d’un plan de consolidation mené sur plusieurs années. Enfin, la valeur en monnaie locale de la dette en euro s’envolerait. Cette perspective est difficilement envisageable quand on sait que la dette souveraine des quatre pays de la périphérie est détenue à 75% par des non-résidents, pour les deux tiers dans la zone euro. Les effets sur les créanciers seraient tels que les Etats devraient intervenir, une issue bien peu attrayante, compte tenu de la situation des finances publiques (circularité entre situation des banques et dette des Etats)8.

Le Pacte de stabilité doit être révisé, sa gouvernance a failli. L’idéal serait, dans l’optique des premières propositions de la Commission, de mettre en œuvre un processus de surveillance multilatérale (les projets de budgets étant soumis à la Commission) s’appuyant sur l’expertise d’une entité indépendante pourvue de pouvoirs d’investigation accrus et de sanctions automatiques (un vote à majorité qualifiée étant nécessaire pour interrompre les sanctions), ce qui a été pour l’heure refusé par certains pays. A cela devra s’ajouter un processus de sanctions déclenché par le non-respect des engagements de réforme en matière de correction des déséquilibres macroéconomiques (compétitivité, endettement privé excessif…). Certains émettent des objections soulignant la perte de souve- raineté, en fait au-delà des contraintes souhaitables en matière de solde budgétaire, rien ne s’impose sur le plan de la taille des budgets ou de la structure des recettes et des dépenses.

Sans doute faudra-t-il faire de nouveaux progrès sur le chemin de la solidarité, c’est-à-dire du fédéralisme budgétaire. Mettre sur pied une amorce de budget fédéral en réponse à des considérations macroéconomiques paraît hors de portée, la légitimité politique n’y est pas. Ce qui est vraisemblable est la poursuite de l’injection de fédéralisme « by stealth ». L’idée d’un « European Bond » défendue par le Premier ministre luxembourgeois et le ministre des Finances italien et qui a suscité l’intérêt de la Commission, comme de la BCE, va dans ce sens. Elle se heurte, pour l’heure, à l’opposition de l’Allemagne et de la France, mais le dialogue n’a pas été fermé. Une agence de la dette européenne pourrait émettre un bond jusqu’à hauteur de 40 points de PIB des pays membres, avec un statut préférentiel pour les créanciers. Un marché de dette de taille comparable à celui des Treasuries américain verrait le jour, par sa liquidité et avec la garantie de 16 Etats, il ne manquerait pas d’attrait. L’introduction pourrait être progressive en commençant, par exemple, par des bons à court terme. Bien sûr, les taux d’intérêt auxquels font face les pays les plus vertueux pourraient remonter quelque peu, et certains ne manquent pas de mettre en avant le risque de comportements de passager clandestin, le dispositif pouvant inciter à moins de vertu dans la conduite des politiques budgétaires. Il reste que la partie de la dette non financée par l’European bond subirait l’effet disciplinant des conditions de marché dont l’expérience a bien prouvé qu’elles étaient nettement plus efficaces que les dispositifs politiques. Un tel dispositif présente une différence de taille avec l’EFSF ou l’ERM, car il participerait au financement normal de la zone et non pas appelé à être activé pour le soutien de pays en difficulté.

On a sans doute pris conscience du fait que, si l’abandon de l’euro est impossible, sauf à remettre en cause jusqu’au marché unique (la voie serait ouverte aux dévaluations compétitives, rétorsions, etc.), le fonctionnement de l’Union monétaire est impossible sans un minimum de fédéralisme. En l’absence de plus de clarté sur la teneur des réformes à venir, il faudra continuer à vivre avec la volatilité.

NOTES

  1. L.JONUNG, E.DREA: “The euro : it can’t happen. It’s a bad idea. It won’t last. US economists on the EMU, 1989-2005”, European Economy, economic Papers n°395, déc 2009.
  2. En 1975, l’Administration Ford, après avoir refusé de venir en aide à la ville de New-York, a fini par lui consentir des prêts, non sans l’avoir mise sous tutelle financière et exigé des coupes drastiques dans les services. En 2009, le Président Obama a refusé de venir aider la Californie. Le potentiel d’endettement des Etats est limité, plus de deux tiers sont contraints par des règles d’équilibre budgétaire. La dette des Etats et municipalités est de l’ordre de 22 points de leur PIB en 2010 (16% en 2006), avec des différences marquées (9,3% du PIB pour le Wyoming et 33% pour Rhode Island) à comparer à un range de 19% (Luxembourg) à 125% (Grèce) dans la zone euro. Les Etats sont ainsi amenés à conduire une politique budgétaire pro-cyclique, dont les effets sont contrebalancés par la politique anticyclique des autorités fédérales. Les recettes fiscales, collectées par l’Etat fédéral, représentent 12 à 20% des PIB locaux, tandis que les recettes des Etats en provenance de l’Etat fédéral vont de 9 à 31% des PIB locaux (0,5 à 3,5% pour les transferts du budget de l’UE aux Etats membres). Ces écarts montrent clairement la portée du fédéralisme budgétaire. Pour plus de précisions sur ces points, voir Z.DARVAS : « Fiscal federalism in crisis, lessons for Europe from the US », BRUEGEL policy contribution, juillet 2010.
  3. C.REINHART, V.REINHART: « After the fall », Jackson Hole symposium, Federal Reserve Bank of Kansas City, 2010, C.REINHART, K.ROGOFF: “The forgotten history of domestic debt” NBER, working paper 13946, avril 2008.
  4. Faut-il attendre la dernière minute pour venir au secours d’un pays ? Faut-il impliquer le FMI ? Doit-on interdire les ventes d’actions à découvert ? Etablir une agence de rating européenne ?
  5. L’excédent primaire nécessaire pour stabiliser les ratios d’endettement en 2012, estimé sur la base des perspectives de croissance et des taux de marché actuels (10 ans) est de l’ordre de 13 points pour la Grèce, 7,4 pour l’Irlande, 4,5 pour le Portugal et 3 pour l’Espagne, contre respectivement 3,6 points, 2,9 points, 2,5 points et 1,6 point sur la base des taux observés en 2009. L’écart avec les soldes primaires pour 2010, tous largement déficitaires (respectivement 3 points, 8,7 points, 4,4 points et 7,6 points), est massif.
  6. Le FMI analysant l’expérience de 15 pays avancés, sur la période 1980-2009, estime qu’une réduction d’un point de PIB du déficit a un coût de 0,5 point de PIB, une baisse d’un point de la contribution de la demande interne à la croissance est compensée à moitié par une hausse de 0,5 point de la contribution du commerce extérieur consécutive à la baisse des taux d’intérêt et, par voie de conséquence, du change. Les modalités de l’ajustement budgétaire ne sont pas neutres, une baisse des dépenses, notamment celle de transferts, est moins défavorable à l’activité qu’une hausse des impôts (les baisses respectives de la demande interne ressortent à 0,9 point et 1,8 point, celles de l’activité à 0,3 et 0,9 point à horizon de deux ans). Cela recoupe les résultats des recherches antérieures sur les consolidations budgétaires réussies, avec toutefois des mécanismes différents à l’œuvre, non pas tant un comportement ricardien des ménages qu’une politique monétaire plus accommodante en présence d’économies sur la dépense. Les hausses d’impôts indirects s’accompagnant d’un effet sur les prix qui rend les politiques monétaires plus prudentes, par voie de conséquence la compétitivité change s’en ressent. Les résultats sont naturellement différents si la politique monétaire est contrainte par le plancher du taux zéro. Dans ce cas, la consolidation budgétaire, en comprimant la demande, pèse à la baisse sur l’inflation, ce qui entraîne une hausse des taux réels dont les effets sur l’activité s’ajoutent à ceux de la politique budgétaire. En revanche, dans les situations de défiance des marchés, les effets d’une politique de consolidation apparaissent moins restrictifs dès lors qu’elle permet un retour de la confiance et une baisse plus marquée des taux. Les expériences de consolidations expansionnistes (Danemark en 1983, Irlande en 1987) apparaissent comme des exceptions. Des pays comme le Canada ou encore la Suède, qui sont présentés comme des modèles de consolidation réussie, ont pu retrouver rapidement le chemin de la croissance grâce à une politique monétaire accommodante. Baisse des taux, dépréciation du change et recul du taux d’épargne se sont conjugués pour contrebalancer l’effet de resserrements budgétaires conséquents. Dans la zone euro, les taux monétaires ne peuvent baisser, un ajustement de change ne peut se faire à l’intérieur de la zone, quant à la baisse du taux d’épargne, elle est difficilement imaginable dans les pays où les ménages réparent les excès de leur endettement passé.
  7. N.ROUBINI, J.SACHS : « Political and economic determinants of budget deficits in industrial economies » ; A.ALESINA, A.DRAZEN : “Why are stabilizations delayed?”, NBER, WP 3053, Aug 1989 ; A.ALESINA, R.PEROTTI, J.TAVARES : “The political economy of fiscal adjustment”, BPEA 1-1998.
  8. Certains mettent en avant les effets positifs de la baisse des taux et de la dépréciation du change pour les pays sortis du SME suite à la crise de 1992 1993. En réalité, ces pays avaient dû augmenter leur taux pour défendre la parité de leur devise contre D-Mark, les pays de la périphérie sont aujourd’hui confrontés à une crise de crédit. Une dépréciation aurait peu d’effet sur les exportations d’un pays comme la Grèce mais entraînerait de l’inflation importée, les taux s’en trouveraient relevés en raison d’un accès plus difficile au marché avec un risque de change et un risque d’inflation. Voir A.ALESINA, R.PEROTTI « Fiscal expansions in OECD countries » Economic Policy 21, oct 1995 : A.ALESINA, S.ARDEGNA: “Large changes in fiscal policies, taxes versus spending”, Tax policy and the economy, oct 2009.

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