Etats-Unis : agir “coûte que coûte”

par Michael Carey et Hélène Baudchon, économistes de Crédit Agricole

L’accumulation de mauvaises statistiques économiques plaide en faveur d’un nouvel assouplissement de la politique monétaire, mais la marge de manœuvre pour le recours à des baisses de taux traditionnelles est, à l’évidence, étroite. Aussi, la Fed se tourne-t-elle désormais vers des mesures d’assouplissement quantitatif, dont l’objectif est de faire baisser les taux d’intérêt à long terme.

La Fed a procédé à une modification de la composition et à un accroissement de la taille de son bilan, dans l’espoir que ce surplus de réserves incite les banques à prêter davantage au secteur privé et contrecarre les pressions déflationnistes qui ont pour effet de renchérir les taux d’intérêt réels.

La Fed devra expliquer aux marchés quels sont les principes qui guident sa politique et quelle stratégie de sortie elle envisage de mettre en œuvre pour limiter les tensions inflationnistes à plus long terme.

Cette politique de stimulation monétaire volontariste, conjuguée au programme de relance budgétaire pluriannuel qui devrait l’accompagner, devrait permettre un retour à la croissance d’ici la fin de l’année prochaine.

L’accumulation de mauvaises statistiques économiques plaide pour un nouvel assouplissement de la politique monétaire, mais sa nature évolue avec la mise en œuvre par la Fed de mesures non conventionnelles de politique monétaire. Alors que la cible des Fed Funds se rapproche de zéro, la Fed dispose de plusieurs options.

En théorie, le FOMC continue à faire de la fixation du taux cible des Fed Funds son principal outil de politique monétaire:

(1). Le Président de la Fed, Ben Bernanke a récemment déclaré que « bien qu'il soit certainement faisable d'abaisser encore le taux directeur de la Fed, actuellement fixé à 1,0 %, la possibilité d'utiliser une politique classique de baisse des taux pour soutenir l'économie est évidemment limitée à ce stade. »

(2)  La limite vient de ce que les taux d’intérêt nominaux ne peuvent descendre sous la « borne basse » du zéro, étant entendu que le coût de la détention de cash est nul. A quelles mesures non conventionnelles une banque centrale peut-elle donc recourir pour stimuler l’économie dans une telle situation ? Différentes stratégies peuvent être adoptées.

Fondamentalement, la banque centrale doit mettre en œuvre des mesures visant à faire baisser les taux d’intérêt à long terme. Nous examinons ci-dessous les différentes politiques qui peuvent permettre d’atteindre cet objectif et évaluons leur efficacité en termes de stimulation de la demande agrégée.

Politique de taux zéro (ZIRP)

Les autorités ont la possibilité de s’engager de manière forte et crédible à maintenir pendant une longue période les taux d’intérêt à court terme à un très bas niveau. Ainsi, au Japon, les autorités s’étaient engagées à prolonger la politique de taux zéro (zero interest rate policy ou ZIRP) tant que les prix à la consommation (inflation sous-jacente) diminuaient.

Dès lors qu’un tel engagement est considéré comme crédible par les marchés, l’anticipation d’un maintien dans la durée de taux courts bas permet une diminution des taux d’intérêt à moyen et long terme (ces derniers reflétant la moyenne des taux courts actuels et anticipés plus une prime de long terme). La politique de taux zéro a probablement contribué à la diminution des taux d’intérêt à long terme au Japon.

Toutefois, la Fed ne semble pas privilégier cette démarche. Son actuel Président a écrit en 2002 un article consacré à cette question dans lequel il indiquait que, dans une situation dans laquelle les taux seraient déjà proches de zéro, pour stimuler la demande, « la Fed devrait plutôt acquérir davantage d’actifs, voire, le cas échéant, acquérir une plus grande variété d’actifs. »

Composition du bilan

Une des stratégies envisageables pour stimuler l'économie est de modifier la composition du bilan de la banque centrale (par opposition à son simple accroissement), dans le but de faire baisser les taux d'intérêt à long terme. Par exemple, la Fed peut acheter sur le marché des obligations du Trésor dans des volumes suffisants pour peser sur les rendements longs, tout en cédant des bons du Trésor d'échéances plus courtes.

Une stratégie équivalente a été tentée au début des années 1960 dans un contexte économique différent. Cette politique, dite Operation Twist, avait deux objectifs : stimuler l'investissement en pesant sur les taux d'intérêt à long terme et faire remonter les taux courts afin d'attirer les capitaux étrangers. Si la courbe des taux s'est progressivement aplatie pendant l’opération (entre 1961 et 1966), des études ont montré que la réduction de l'écart entre taux longs et taux courts résultait davantage de l'évolution du cadre réglementaire et de l'innovation financière que de la politique de la Fed(3).

Le bilan de la Fed peut également être utilisé, dans des circonstances particulièrement difficiles, pour fournir directement des liquidités de secours aux emprunteurs ou aux investisseurs sur les segments clés du marché du crédit. C’est l’objectif de la Commercial Paper Funding Facility et de la Term Asset-Backed Securities Loan Facility, cette dernière étant destinée à financer la titrisation des crédits automobiles, cartes de crédit, prêts étudiants et prêts aux petites entreprises.

Nous pensons que les politiques reposant sur la modification de la composition du bilan de la banque centrale ne peuvent à elles seules permettre de relancer l'économie. Associées à une politique d'accroissement de la taille du bilan, elles sont toutefois susceptibles d’exercer une stimulation significative.

Le total du bilan de la Fed est passé de 900 milliards de dollars en septembre 2008 à environ 2 200 milliards de dollars aujourd'hui.

Les achats de titres de la Fed sont susceptibles d’influer sur la valeur des actifs (cf. supra). Ainsi, l'engagement récent de la Fed à acquérir à hauteur de 500 milliards de dollars des titres garantis par les GSEs s’est accompagné d’une diminution des taux d'intérêt hypothécaires. La Fed peut poursuivre cette politique d'accroissement de la taille de son bilan en finançant les acquisitions d'actifs par la création monétaire (au passif).

La résultante de cette politique est un accroissement du montant des réserves dans le système bancaire au- delà de ce qui est nécessaire pour maintenir le taux d'intérêt directeur au niveau souhaité. C'est ce que montre le brutal accroissement des réserves excédentaires détenues par les banques de dépôt. Cette politique, que nous désignons sous le terme de “quantitative easing” ou assouplissement quantitatif, part de l'idée que ce surplus de réserves incitera les banques à prêter davantage aux ménages et aux entreprises.

Le second effet recherché est de contrecarrer les pressions déflationnistes qui accompagnent toute récession sévère conjuguée à une crise financière. Les travaux d’Irving Fisher ont souligné les mécanismes potentiels de transmission qui conduisent « d'une sévère crise financière provoquant des ventes de détresse d’actifs » à une diminution de la demande agrégée et des prix(4). Dans la mesure où la politique d’assouplissement quantitatif est susceptible de générer des anticipations d’inflation, elle contribue à contrecarrer l'augmentation des taux d'intérêt réels résultant d'une situation de déflation. Ainsi, cette politique non conventionnelle devrait participer à la stabilisation du système bancaire et des marchés de capitaux et constituer un rempart efficace contre la déflation.

Une mise en œuvre complexe

Une politique d’assouplissement quantitatif n’est pas aussi simple à mettre en œuvre qu’une politique monétaire traditionnelle. Il est difficile de calibrer l'impact de l'accroissement et de la modification de la composition du bilan de la Fed, et les autorités n'ont aucune certitude quant au délai ou à l'ampleur de la réponse de l'économie aux mesures adoptées. Cette incertitude pourrait donner lieu à des mesures correctrices.

D'un point de vue opérationnel, la Fed devra expliquer aux marchés quelle est sa politique et quels principes guideront les nécessaires ajustements. La Fed continuera-t-elle à faire part au marché d’une cible pour les Fed funds, ou bien comme nous le pensons, cette cible a-t-elle perdu toute pertinence la Fed s'étant tournée vers des politiques non conventionnelles ? Le niveau des réserves excédentaires constituera-t-il un nouvel objectif ? La Fed cherchera-t-elle à atteindre un objectif pour les rendements des titres du Trésor à long terme et procédera-t-elle à des achats « coûte que coûte » jusqu'à ce que cet objectif soit atteint ? Ben Bernanke a indiqué en 2002 qu'il considérait que, dans certaines circonstances, la Fed pouvait être amenée à rechercher “un niveau explicite de rendement pour les titres du Trésor à long terme.”

Toutefois, dans le contexte actuel, les rendements longs ont déjà atteint des niveaux planchers historiques et ce sont les spreads sur les produits tels que les crédits hypothécaires que la Fed pourrait vouloir voir diminuer. La Fed semble être dans un processus de formalisation et de codification de ces politiques non conventionnelles, et nous pensons qu'elle sera amenée à communiquer davantage sur ces questions. Il sera probablement nécessaire que les annonces du FOMC donnent lieu à des discussions plus approfondies sur les conséquences des décisions relatives à l’évolution des réserves.

Stratégie de sortie et inflation

A plus long terme, la stratégie de sortie que la Fed adoptera, après cette phase de politique non conventionnelle, aura un impact sur les anticipations de taux. Les injections de liquidités considérables et l’accroissement de la taille de son bilan devront être progressivement abandonnés pour revenir à des niveaux plus soutenables afin d'éviter des tensions inflationnistes à long terme (l’inflation restant un phénomène monétaire) et de permettre ultérieurement une normalisation des taux d'intérêt directeurs. M. Bernanke a déclaré que “le FOMC s'assurera que le nécessaire soit fait en temps utile.”

Une telle déclaration n'est pas suffisante, selon nous, pour rassurer les marchés et la Fed devra probablement donner, assez rapidement, des indications opérationnelles plus précises sur la manière dont elle entend mettre un terme aux mesures exceptionnelles d'injection de liquidités. Cette stratégie de sortie aura un impact majeur sur les anticipations d'inflation et de taux.

À plus court terme, la Fed va chercher à contrecarrer les pressions déflationnistes alimentées par la récession et la baisse des prix d’actifs. Une période transitoire de déflation (à l'instar d'une inflationtransitoire) n'est pas trop préoccupante pour les autorités, et nous prévoyons que l'inflation totale va diminuer pendant quelques mois, tirée mécaniquement sous la ligne du zéro par la décrue du prix du pétrole. Toutefois, lorsque l'inflation sous-jacente reviendra sur un rythme conforme à son objectif de stabilité des prix (soit 1 à 2 %), la Fed devra commencer à faire dégonfler son bilan, et les cessions d'actifs auxquelles elle devra procéder pourraient exercer une pression à la hausse sur les taux. Un effet similaire pourrait également résulter d'un retournement des anticipations en matière d'inflation.

Nous pensons que les différentes mesures adoptées par la Fed (politique volontariste d'accroissement du bilan, mise en place de nouvelles facilités de crédit et de nouvelles garanties) devraient effectivement permettre une diminution des spreads, en particulier entre les taux hypothécaires et le taux sans risque, ce qui aidera de nombreux ménages à refinancer leur emprunt, et réduira ainsi le montant de leurs dépenses contraintes. La baisse des taux, associée à la baisse des prix immobiliers, favorisera une stabilisation du marché immobilier.

Toutefois, la baisse du coût de financement est sans effet si les prêteurs ne sont pas disposés à consentir des crédits en raison de leurs propres contraintes de fonds propres. C'est pourquoi le retour de l’appétence des banques à prêter pourrait prendre un certain temps même si la conjoncture s'améliore. Nous devons cependant replacer la politique monétaire conduite par la Fed dans le contexte plus large de plans de relance volontaristes qui devraient être adoptés pour sortir l'économie d’une récession qui se révèle chaque jour plus profonde.

Vers une relance budgétaire massive

L’économie américaine se trouve aux prises avec ce qui est peut-être la plus sévère récession économique depuis les années 30. Une relance budgétaire agressive est nécessaire. Au cours de l’exercice 2008, l’administration fédérale a enregistré un déficit budgétaire de 407 milliards de dollars (2,9 % du PIB). Pour 2009, le déficit pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars (7,3 % du PIB), la nouvelle administration lançant un programme pluriannuel de relance budgétaire pour éviter une récession prolongée. Les mesures d’allègement fiscal qui ont soutenu l’activité économique au deuxième trimestre 2008 étaient ciblées, prises au bon moment et temporaires.

Les effets sur le déficit budgétaire d’un tel allègement fiscal non récurrent sont perçus comme limités. Une forte progression du déficit budgétaire à court terme n’est toutefois pas un problème. Surtout que le caractère pluriannuel du programme qui devrait être adopté est un élément important de stimulation de l’activité. A titre d’exemple, les entreprises envisageant de soumissionner aux projets de construction d’infrastructures lancés par l’Etat se sentiront rassurées au niveau de leurs dépenses en biens d’équipement si elles savent que ces projets dureront une période de temps raisonnable. Le creusement du déficit budgétaire ne va pas sans risques, mais les dangers de ne pas agir suffisamment, avec pour conséquence une récession déflationniste prolongée et très douloureuse, sont bien plus grands.

Un des buts d’une relance budgétaire est de soutenir les revenus des consommateurs afin que les ménages continuent de dépenser. Ainsi, les programmes de soutien des revenus, telle l’assurance chômage, seront prolongés tout le temps de la récession. Il est probable que le stimulus comportera également une augmentation de l’aide fédérale aux Etats et collectivités locales pour qu’ils ne réduisent pas les services et l’emploi face à la contraction des recettes publiques due à la récession. Ce genre de programmes a des effets relativement rapides.

Le plan de relance de M. Obama privilégie également les dépenses en infrastructures. Ce second volet s’inscrit pleinement dans les plans de la prochaine administration visant à améliorer les infrastructures nationales pour les rendre plus efficientes et plus écologiques, tout en créant des emplois. M. Obama a annoncé que son gouvernement « créera des millions d’emplois grâce aux investissements les plus importants dans les infrastructures nationales depuis la mise en place du réseau d’autoroutes fédérales dans les années 50. »(5) Il s’agit entre autres de moderniser les écoles, afin que les salles de classe soient équipées d’ordinateurs, etc. Les projets de réfection des bâtiments ou des routes et ponts existants ont un avantage sur les nouveaux projets : on peut les réaliser assez rapidement tandis que les nouveaux projets doivent souvent faire l’objet d’examens et d’études préalables qui peuvent prendre des années. Les projets comporteront probablement une clause « acheter Américain » pour éviter que les dépenses financées par la relance budgétaire ne bénéficient aux importations.

Pour le moment, nous n’avons pas suffisamment de détails et nous sommes réduits aux suppositions sur l’ampleur de la relance promise. Nous supposons que ce programme sera adopté peu de temps après l’entrée en fonction de M. Obama, fin janvier. Selon nous, il est probable qu’en 2009, les dépenses publiques et les allégements fiscaux représenteront une relance de près de 450 milliards de dollars et de 350 milliards de dollars en 2010. Tout comme la Réserve Fédérale devra in fine mettre fin à sa politique monétaire expansionniste, le gouvernement fédéral devra par la suite réduire son déficit. Cela n’interviendra probablement pas avant la seconde moitié du mandat de M. Obama.

Les responsables politiques sont confrontés à une récession mondiale et à un processus global de désendettement qui affecte profondément le système financier. La combinaison de ces deux facteurs est historiquement très dangereuse. L’une des leçons de la Grande Crise des années 30 est que les hommes politiques n’avaient pas réagi de manière suffisamment vigoureuse. M. Bernanke a conscience de ce danger et la réponse de la Fed est allée bien plus loin que ce que l’on pouvait imaginer il y a six mois.

A notre avis, la politique monétaire suivie contribuera à stabiliser le secteur financier et à semer les graines de la croissance. Toutefois, elle ne réussira probablement pas, à elle seule, à contenir la récession. Elle doit être accompagnée d’importantes dépenses budgétaires pour sortir l’économie de ce qui pourrait être la plus longue récession depuis 1945. L’économie va selon nous renouer avec la croissance fin 2009 et enregistrer une reprise molle en 2010. L’incertitude autour des perspectives de croissance est bien plus grande que d’ordinaire. En effet, les autorités n'ont aucune certitude quant au délai ou à l'ampleur de la réponse de l'économie aux mesures adoptées. En outre, nous n’avons qu’une esquisse du programme de relance budgétaire que nous avons cherché à inclure dans nos prévisions.

NOTES
* Traduction française de l'article de Michael Carey, "US policymakers: Whatever it takes", Macro Focus, Calyon FIM Research, 12 décembre 2008.

(1) Une nouvelle diminution de 50 pdb est attendue lors de la réunion du FOMC de ce jour, et une diminution additionnelle de 50 pdb, portant le taux cible des Fed Funds à zéro, pourrait intervenir au début de l’année prochaine.
(2) Cf. publication en date du 12 novembre sur le site Internet de la Federal Reserve Bank of San Francisco et discours de Ben Bernanke du 1er décembre devant la Chambre de Commerce de Greater Austin sur la politique de la Fed face à la crise financière.
(3) Adam M. Zaretsky, “To Boldly Go Where We Have Gone Before”.
(4) Bernanke, 2002 ibid. 
(5) Conférence de presse de M. Obama, décembre 2008.