France : l’investissement sur la sellette

par Hélène Baudchon et Cédric Berry, économistes chez BNP Paribas

• De la mi-2010 à la fin 2011, le taux d’investissement des sociétés non financières est nettement remonté, porté par la reprise de l’activité.

• Celle-ci a tourné court depuis et la bonne tenue de l’investissement se retrouve sur la sellette. A ce jour, il n’a que peu reculé et il n’y a pas de signes avant- coureurs d’un décrochage brutal.

• L’investissement fait preuve d’une résistance d’autant plus remarquable que, pendant ce temps, le taux de marge a rechuté à un plus bas depuis le milieu des années 1980.

• C’est que le taux de marge n’est pas le seul déterminant de l’investissement. Les conditions monétaires et financières favorables et les besoins de remplacement et de modernisation du stock de capital l’ont soutenu jusqu’ici et devraient continuer de le faire.

• La correction attendue devrait être également amortie par les effets positifs du pacte de compétitivité.

• L’atterrissage en douceur de l’investissement est un élément central de notre prévision de croissance nulle en 2013.

Un dynamisme remarquable…

Face à la crise des subprime puis de la dette souveraine européenne, la France a démontré une certaine capacité de résistance. La récession y a été moins marquée que dans le reste de la zone euro en 2009 (-3,1% contre -4,3%) ; la reprise en 2010-11 a ensuite fait jeu égal avec ses partenaires(croissance annuelle moyenne de 1,6%) ; enfin, le retournement en 2012 se limite à une croissance nulle quand l’ensemble de la zone euro accuse un nouveau recul de son PIB de 0,5%. Cette résistance tient à la consommation des ménages mais pour une part seulement. L’investissement des entreprises a aussi fait preuve d’un dynamisme remarquable, contribuant en moyenne pour un tiers à la croissance en 2010 et 2011, soit autant que la consommation des ménages. Après sa chute brutale en 2008-2009, il y avait beaucoup de terrain perdu à rattraper et il l’a été en grande partie, illustrant l’idée selon laquelle plus sévère est la contraction, plus vigoureux est le redémarrage (reprise en V).

Et depuis la mi-2011, bien que la croissance soit à l’arrêt et malgré la détérioration importante du climat des affaires, la résistance à la baisse de l’investissement est tout aussi notable. Elle contribue d’ailleurs, en retour, à ce que l’économie n’ait fait que frôler la récession jusqu’ici, sans s’y enfoncer. A la fin 2012, l’inflexion de l’investissement est, en effet, des plus limitées. Le taux d’investissement a peu baissé, de 20,4% fin 2011 à 19,9% au quatrième trimestre 2012. L’investissement productif des entreprises non financières n’a reculé que de 0,5% en 2012 en moyenne annuelle (en termes réels), une contraction modeste et récente au regard de celle observée ailleurs dans la zone euro. En Italie par exemple, l’investissement accuse une chute de 9% en 2012 après déjà -1% en 2011. Et en Allemagne, il a baissé de 4% alors même que les entreprises sont en bien meilleure situation financière.

De plus, il n’y a pas, pour l’instant, de signes avant-coureurs d’un atterrissage à venir plus brutal. Selon l’enquête de janvier 2013 de l’INSEE sur les investissements dans l’industrie, ceux-ci sont, en effet, prévus stables cette année (en termes nominaux) alors qu’ils étaient envisagés en légère baisse lors de l’enquête précédente d’octobre 2012.

…déconnecté du bas niveau du taux de marge

Cette bonne tenue de l’investissement ne serait pas étonnante si, pendant ce temps-là, le taux de marge n’était pas allé dans la direction opposée. Une telle déconnexion est inhabituelle d’autant que, à environ 20%, le taux d’investissement a repris quasiment tout le terrain perdu en 2008-2009 et se retrouve proche de son plus haut historique d’avant-crise, alors que le taux de marge est redescendu à son plus bas niveau depuis le milieu des années 1980 (27,9% en 2012). A moins de 30%, le taux de marge des SNF françaises est aussi le plus bas de la zone euro.

La baisse marquée du taux de marge des sociétés non financières (SNF), de 30% en moyenne en 2010 à 27,7% au quatrième trimestre 2012, a des causes multiples. Chacune de ses composantes a en effet contribué, à un moment ou un autre, à cette baisse. Rappel de définitions avant d’entrer dans les détails. Le taux de marge rapporte l’excédent brut d’exploitation (EBE) à la valeur ajoutée (VA). L’EBE est lui-même la différence entre la valeur ajoutée et les coûts de production. C’est un indicateur de profit brut et le principal revenu des SNF, avant tout prélèvement. Les coûts de production sont constitués du coût du travail (salaires plus cotisations patronales) et des impôts liés à la production nets des subventions d’exploitation. Si le taux de marge s’est brièvement redressé en 2010, c’est notamment grâce à la forte baisse de ces impôts au premier trimestre de cette année-là1. Mais dès le quatrième trimestre 2010, la croissance de la valeur ajoutée ralentissait et le taux de marge repartait à la baisse, exemple classique d’écrasement des marges par rigidité des coûts. Au quatrième trimestre 2012, la baisse du taux de marge porte aussi la trace de la restriction budgétaire et des mesures de durcissement de la fiscalité2.

Le bas niveau du taux de marge, tant incriminé dans la perte de compétitivité de l’économie française, ne serait-il finalement pas un problème ? Si, mais le taux de marge n’est qu’un déterminant parmi d’autres de l’investissement et son bas niveau a été contourné par une baisse de l’autofinancement et une hausse de l’endettement.

Un déterminant parmi d’autres

L’investissement productif dépend de nombreux autres facteurs que le taux de marge: comptent tout autant les perspectives de demande, le climat des affaires, les tensions sur les capacités de production, les conditions et contraintes de financement, le coût du capital et son obsolescence. Or, à partir de la mi-2009, avec les premiers signes de redressement des enquêtes sur le climat des affaires et donc de reprise, ces différents clignotants ont viré au vert, soutenant la remontée du taux d’investissement.

Le taux d’utilisation des capacités de production (TUC) dans l’industrie s’est rapidement redressé, regagnant 12 points en deux ans, depuis un creux historique de 71% mi-2009 jusque 83,5% mi- 2011. Certes, il reste en-dessous du seuil au-delà duquel, à côté des investissements de productivité, des investissements de capacité deviennent impératifs. Mais de tels investissements sont également d’actualité dès lors que se développent des goulots de production comme en atteste la remontée de la part d’entreprises utilisant l’intégralité de leurs capacités de production.

L’évolution du coût relatif capital/travail est aussi un facteur de soutien de l’investissement. Alors que les salaires nominaux dans les entreprises non financières ont augmenté de 8,6% entre 2007 et 2011, le prix de l’investissement (à savoir le déflateur de la formation brute de capital fixe – FBCF) n’a crû que de 6,2%. Et le coût du capital n’est pas seulement fonction du prix de l’investissement. Les autres éléments qui le composent ont aussi, dans leur ensemble, évolué favorablement. L’investissement supporte un coût d’opportunité, la somme investie pouvant être placée et rapporter des intérêts. Or, le taux de référence, le rendement sur les titres d’Etat à 10 ans, a décliné sur la période (d’un peu plus de 4% en 2007 à moins de 3% en 2011 et moins de 2% en 2012). En outre, le coût du crédit aux entreprises a suivi le même chemin : légèrement supérieur à 5 % en 2008, il est inférieur à 3% depuis la mi-2012. Cette faiblesse des taux d’intérêt est positive pour la profitabilité des investissements, d’autant plus que leur rentabilité est réduite par des profits sous pression.

Besoin d’investir

L’investissement subit par ailleurs une décote compte tenu de son usure : plus le taux de dépréciation du capital est élevé, plus le coût d’usage du capital le sera. La vétusté du stock de capital soutient donc les investissements dits de « renouvellement ». Leur part dans la FBCF tend, de fait, à augmenter. D’après l’enquête trimestrielle menée par l’INSEE sur les investissements dans l’industrie3, elle est ainsi passée de 26% en 2007 à 30% prévu en 2013, contre une moyenne de 25% de 1992 à 2006. On peut y voir le résultat de l’augmentation de l’âge du capital, estimée à 17-18 ans4, quand la durée de vie moyenne du capital est, elle, estimée autour de 15 ans5.

Plus surprenante et problématique est la baisse tendancielle de la part des investissements de modernisation (de 27% en 1992 à 23% en 2013) et l’évolution de leur nature. En effet, toujours d’après l’enquête de l’INSEE, la part des investissements dédiés à l’automatisation a fortement reculé (de 16% à 8%) au profit des investissements à des fins d’économie d’énergie (dont la part a progressé de 3% en 1992 à 8% en 2013). Or, l’automatisation est une source importante de gains de productivité et de compétitivité. C’est pour cela que le retard que la France accuse en termes de robotisation, notamment par rapport à l’Allemagne, est pointé du doigt. De plus, d’après l’enquête communautaire 2010, l’innovation en France n’est pas tant technologique qu’organisationnel6. La crise est passée par là : moins de sociétés dans l’industrie et la finance, où le taux d’innovation technologique est élevé ; moindre coût des innovations d’organisation et de marketing pour faire face à la crise.

D’un point de vue quantitatif, la remontée du taux d’investissement sur fond de baisse du taux de marge est remarquable. Mais d’un point de vue qualitatif, l’investissement apparaît plus défensif qu’offensif, concentré dans les grands groupes. Les gains de productivité et de compétitivité à en attendre et le soutien à la croissance potentielle s’en trouvent limités. D’où les espoirs placés dans le pacte de compétitivité pour relancer la machine à créer7. Et puis, comme le dit Louis Gallois dans son propre rapport sur la compétitivité: «il n’y a pas d’industrie dépassée ; il y a des technologies dépassées ».

Les moyens justifient la fin

Les perspectives de demande peuvent être bonnes, le coût du capital faible, l’investissement ne se fera pas si l’entreprise n’a pas les moyens de le financer. Le financement peut être interne (autofinancement) et/ou externe (endettement bancaire et/ou obligataire).

Dans un premier temps, en 2010, le redressement de la situation financière des entreprises (remontée du taux de marge, reconstitution de l’épargne, hausse du taux d’autofinancement) a accompagné la reprise de l’investissement. C’est d’ailleurs cette année-là que l’essentiel de la remontée du taux d’investissement a eu lieu puisque, fin 2010, il frôlait déjà les 20% et qu’ensuite, en 2011, il n’est guère plus monté (jusque 20,4% en fin d’année). Mais dès la fin 2010, la machine s’est enrayée avec la rechute du taux de marge qui s’est répercutée sur le taux d’épargne. Moins d’épargne et plus d’investissement entraînent mécaniquement des besoins de financement accrus et un taux d’autofinancement qui reperd tout le terrain précédemment gagné, pour retomber de 82% en 2010 à 65% en 2012, soit, comme le taux de marge, un niveau extrêmement bas.

Le recours à l’endettement a pris le relais. Après s’être brièvement stabilisé un peu en-deçà de 130% début 2010, le taux d’endettement des SNF (en pourcentage de la valeur ajoutée) est ainsi reparti à la hausse, jusque 135% mi-2012. C’est un niveau élevé, sous-tendu principalement par l’accroissement de l’endettement de marché, qui se substitue au crédit bancaire dès lors que celui-ci progresse moins vite. Un effet dénominateur est aussi à l’œuvre, la valeur ajoutée progressant moins vite que la dette sur cette période. Cette hausse de l’endettement, et donc du taux d’investissement, est, de fait, portée par les grandes entreprises qui ont accès au financement de marché. Les PME qui leur sont affiliées en bénéficient indirectement lorsque les entreprises, au travers de leur holding, leur redistribuent une partie des emprunts contractées. En revanche, les PME indépendantes sont tributaires du crédit bancaire et sont donc plus durement confrontées à son ralentissement.

Pour un atterrissage en douceur

Cette diversification des moyens de financement a contribué à contourner le problème de la baisse du taux de marge et à soutenir l’investissement. Mais sa remontée repose sur des bases fragiles : combinée à la situation financière détériorée des entreprises, la rechute de l’activité menace aujourd’hui de faire s’écrouler tout l’édifice. La question n’est pas de savoir si l’investissement va baisser mais de combien il va baisser.

D’après nous, le scénario le plus probable est celui d’une réconciliation en douceur du taux d’investissement et du taux de marge, avec une baisse limitée du premier et une remontée progressive du second. S’agissant de celle-ci, il est vrai que le climat des affaires détérioré et le contexte de hausse des prélèvements fiscaux et sociaux rendent la chose difficile, mais pas impossible. Le taux de marge peut (doit), en effet, être redressé par un accroissement des gains de productivité et une modération salariale, deux moyens du ressort des entreprises. De plus, les EUR 20 milliards du crédit d’impôt compétitivité du pacte du même nom, s’ils n’augmentent pas directement le taux de marge, ils n’en améliorent pas moins la situation financière des entreprises en augmentant les profits après impôts. En ce qui concerne la baisse du taux d’investissement, un des éléments contribuant à l’amortir est justement cet allègement de charges d’un genre nouveau qui vise explicitement à soutenir, entre autres, l’investissement. En outre, à cet effet positif attendu de la mesure phare du pacte de compétitivité s’ajoutent ceux découlant des mesures en faveur de la compétitivité hors-coût. En permettant une gestion plus flexible de la main d’œuvre, l’accord de sécurisation de l’emploi peut aussi, indirectement, soutenir l’investissement. Il devrait par ailleurs continuer à trouver un soutien dans les conditions monétaires et financières accommodantes et le besoin de remplacement et de modernisation du stock de capital. Enfin, il nous semble que si l’ajustement de l’investissement est resté limité jusqu’ici, il y a de bonnes chances qu’il continue de l’être.

Cet atterrissage en douceur de l’investissement productif est un élément central de notre scénario de croissance nulle, et non négative, en 2013. S’il ne décroche pas en effet, si sa baisse en volume reste inférieure à, disons, 5%, c’est le signe que, globalement, l’économie ne décroche pas non plus, que les forces négatives et positives en présence s’équilibrent comme attendu.

NOTES

  1. Date du passage de la taxe professionnelle à la contribution économique territoriale.
  2. Hausse des cotisations employeurs (due à la fin du dispositif d’exonération des heures supplémentaires et à l’augmentation du taux de cotisation pour les retraites pour financer le retour à 60 ans de l’âge de départ pour les carrières longues) ; forte progression des impôts liés à la production due au relèvement du taux du forfait social, de 8 à 20% au 1er août 2012.
  3. Investissements qui ne représentent toutefois qu’un quart de l’investissement productif total.
  4. Estimation du Syndicat des machines et techniques de production (Symop), sur la base d’une étude réalisée conjointement avec le Ministère de l’industrie en 1999 et actualisée par leurs soins en 2011.
  5. A. Sylvain, « Loi de mortalité et durées de vie des équipements dans l’industrie », Bulletin de la banque de France, n°111, mars 2003.
  6. Cf. A. Bouvier, « Innover pour résister à la crise ou se développer à l’export », INSEE Première, n°1420, octobre 2012.
  7. Cf. H. Baudchon, « A la recherche de la compétitivité perdue », Conjoncture, n°2, février 2013.

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