Grèce : la route est encore longue

par Léopold Jouven, économiste au Crédit Agricole

  Avec une récession moins forte qu’anti- cipée, la Grèce est en mesure d’atteindre ses objectifs budgétaires et de recapitaliser son secteur bancaire en 2015.

•  Sur le plan des finances publiques, les risques de liquidité et de dérive budgétaire sont ainsi contenus pour le moment.

•  Si le secteur bancaire est en mesure de se recapitaliser en 2015, il reste très fragile, avec une faible capacité de refinancement et une exposition non-performante en hausse.

•  Dans ce contexte, la levée du contrôle des capitaux ne nous semble pas d’actualité, quand bien même le secteur bancaire retrou- verait un accès au refinancement direct de la BCE.

•  Les risques budgétaires et bancaires pour- raient revenir sur le devant de la scène en cas de récession aggravée en 2016, accompagnée de nouvelles tensions politi- ques et d’une capacité de rebond en 2017 amoindrie.

•  La réussite du troisième programme dépen- dra à court terme de la capacité des créanciers à doser les mesures d’ajustement structurel conditionnelles au versement des aides directes.

  Seule l’aide « indirecte » d’un allègement si- gnificatif de son endettement permettra à la Grèce de retrouver une trajectoire soute- nable et d’envisager une sortie de crise à plus long terme.

2016, année charnière

– Premiers signes de contestation sociale et de défection au sein de la majorité

Le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) a débloqué cette semaine 1 Md € d’aide supplé- mentaire au gouvernement grec. Cet ultime versement vient clôturer celui de la première tranche d’aide du troisième programme d’ajustement, signé en août 2015 pour un montant total de 86 Mds € sur trois ans. Les créanciers auront ainsi versé en 2015 un montant de 16 Mds €, destinés au paiement des échéances de dette et des arriérés de paiement de l’État grec : 13Mds€ à la signature du programme d’aide, 2 Mds € fin novembre, et 1Md € mi-décembre.

En plus de ces 16 Mds €, la première tranche comporte également une aide de 10 Mds € pour la recapitalisation du secteur bancaire. Après évaluation des besoins de recapitalisation par le Mécanisme de surveillance unique (MSU) de la BCE (voir plus bas), seulement la moitié a été versée au Fonds hellénique de stabilité financière (FHSF) début décembre. Le MES a annoncé que près de 5 Mds € restent ainsi immédiatement disponibles pour les banques grecques et seraient alors versés au cas par cas, si nécessaire.

L’accord (Memorandum of understanding, MoU) prévoyant une enveloppe globale de 25 Mds € pour le secteur financier, la part totale de l’aide bancaire restante est d’environ 20 Mds €. Hors aide bancaire, les fonds disponibles dans le cadre du troisième programme s’élèvent à 44 Mds €. Si le calendrier de la Commission européenne (CE) prévoit un montant d’aide indicatif de 20 Mds € en 2016, aucun versement ne devrait être prévu avant la première revue du Programme, qui devrait avoir lieu au premier trimestre de 2016. Cela ne devrait pas avoir de conséquences majeures pour les finances publiques grecques à court terme au regard des échéances réduites au premier semestre 2016 (environ 2,5 Mds €, hors T-bills).

Cependant, l’adoption des nombreuses réformes qui conditionnent l’aide européenne a pris du re- tard avec les élections anticipées et les âpres négociations autour du versement des 2 Mds € en novembre ; la validation de la première revue est loin d’être acquise. Le gouvernement grec devra faire adopter de nouvelles réformes impor- tantes sur les retraites et le marché du travail, ainsi que de nouvelles hausses d’impôts au préalable ; alors que les premiers mouvements de contesta- tion des nouvelles réformes se sont matérialisés, avec deux grèves générales en novembre dernier. Sur la scène politique intérieure, Alexis Tsipras est d’autant plus mis sous pression qu’aucune des mesures conditionnelles n’a été soutenue par l’opposition, pourtant majoritairement com- posée de partis favorables au plan d’aide, tandis que leur vote a provoqué la défection de deux membres de la majorité gouvernementale qui n’est maintenant plus que de 153 députés sur 300.

Or, l’exécutif grec dispose de très peu de marges de manœuvre quant à l’application de la conditionnalité du troisième plan d’aide. Bien que très apprécié par les créanciers européens, le ministre des Finances, Euclid Tsakalotos, a dû batailler ferme en novembre pour assouplir à la marge certaines mesures d’austérité, en particulier celles concernant les saisies immobilières, le rem- boursement des arriérés fiscaux et la hausse de la TVA du secteur de l’éducation privée. Plus récem- ment, le Premier ministre grec, qui voulait faire adopter un plan d’aide social pour compenser les mesures d’austérité, a dû faire machine arrière, sous peine du non-versement de la dernière tranche de 1 Md € en décembre.

– Une récession moins forte qu’anticipé en 2015 facilite l’application du programme

Dans le MoU qui avait été signé à la suite de la mise en place du contrôle des capitaux fin juin, la Commission européenne (CE) avait produit une prévision de croissance du PIB en 2015 très pessimiste (-2,3%) ; mais celle-ci a été révisée à la hausse à -1,4% dans le dernier exercice de prévi- sion d’automne 2015. Cependant, la dernière estimation du PIB au troisième trimestre 2015 (-0,9% par rapport au trimestre précédent) par l’institut statistique grec EL.stat laisse un acquis de croissance légèrement négatif de -0,1% pour l’année 2015 et suggère que le pays devrait connaître une récession bien moins forte qu’envisagé, de l’ordre de -0,2% en 2015.

Ces meilleurs chiffres s’expliquent dans un premier temps par une consommation soutenue par des achats de précaution au deuxième trimestre 2015, alors que les craintes d’une sortie de la Grèce de la zone euro allaient croissant. Puis, l’effet du contrôle des capitaux instauré à partir du troisième trimestre 2015 a été moins négatif qu’anticipé : contraignant pour le financement des importations, il semblerait qu’un effet de substitution ait été à l’œuvre avec une production industrielle en forte hausse. Une contribution positive des exportations nettes pourrait ainsi réduire l’impact négatif de la chute de la demande intérieure et du déstockage sur la deuxième partie de l’année 2015.

La dernière version du budget pour 2016 votée début décembre prévoit une croissance nulle en 2015 et une récession de 0,7% en 2016. Le gouvernement prévoit ainsi d’atteindre les objectifs de solde primaire (hors charges d’intérêts) contenus dans le MoU (-0,25% du PIB en 2015 et 0,5% du PIB en 2016). Si la révision favorable de la croissance en 2015 doit permettre d’alléger l’effort budgétaire attendu en 2015, nous restons cependant plus prudents pour 2016.

L’impact des mesures d’austérité a systématiquement été sous-évalué par la Commission et les prochaines réformes prévues par le programme devraient réduire à nouveau la dépense de près de 6 Mds €, dont le tiers par des économies sur les retraites. Cette baisse des dépenses publiques devraient peser sur l’activité, alors que l’économie grecque dispose de peu de relais de croissance. La récession pourrait dépasser 1% en 2016, selon nos estimations. Alors que la situation des finances publiques reste très fragile (les arriérés fiscaux sur les dix premiers mois de l’année attei- gnent 10,4 Mds €, soit 6% du PIB), le gouvernement grec n’aura d’autre choix que d’appliquer le programme.

Le succès de ce dernier dépendra de la capacité des créanciers à doser mesures d’ajustement structurel et aide à la Grèce, qu’elle soit directe ou indirecte, avec un allègement de dette ou la réinstauration par la BCE de l’éligibilité dérogatoire des titres grecs pour le refinancement des ban- ques dans un premier temps, puis leur inclusion dans son programme d’achat d’actifs (PSPP) dans un second temps. Cette dernière mesure aurait avant tout un impact fort sur les anticipations, car les montants potentiellement éligibles au PSPP restent faibles. La coordination de ces mesures sera également cruciale, pour qu’elles ne soient pas contre-productives.

Les banques restent fragiles malgré leur recapitalisation

– Le secteur bancaire a comblé sans trop de difficultés son besoin en capital de 13,7 Mds €…

Condition préalable à une nouvelle recapitalisation du secteur financier dans le cadre du troisième plan d’aide, la BCE a mené une évaluation complète (comprehensive assesment, CA) des quatre principales banques grecques, dont les actifs cumulés (296 Mds €) représentent 90% du système bancaire. Il s’agit d’une mise à jour de l’évaluation qui avait été réalisée en novembre 2014 et qui s’appuyait sur des données à fin 2013. Ce nouvel exercice vise à prendre en compte la détérioration du contexte économique grec (forte hausse des CDL et chute des dépôts) depuis le dernier CA.

L’évaluation complète a révélé un besoin de capitaux total de 14,4 Mds € (revu à 13,7 Mds € depuis, cf. encadré). Environ 4 Mds € proviennent des résultats de l’AQR et du scénario central, et devraient faire l’objet d’une recapitalisation par des fonds privés. Le scénario adverse fait ressortir des besoins de capitaux supplémentaires de 10 Mds € ; qui ont pu être couverts sans que la loi de recapitalisation n’oblige à une participa- tion des créanciers senior (cf. infra).

Les plans de recapitalisation des banques se sont principalement appuyés sur des offres d’échange de titres obligataires contre des actions. Institutions les moins fragiles, Eurobank et Alpha ont réussi à lever1 suffisamment de capitaux pour ne pas avoir recours à l’aide publique. En revanche, NBG et Piraeus ont connu plus de difficultés pour atteindre le montant visé dans leur plan de recapitalisation. Les quatre banques systémiques grecques ont donc pu couvrir leur besoin en capital du scénario central, condition nécessaire pour faire appel au FHSF pour effectuer une recapitalisation de précaution, qui s’est élevée à 5,4 Mds € pour les deux banques les plus fragiles (2,7 Mds € chacune).

– … Mais n’est pas l’abri de problèmes juridiques et d’une dégradation de la conjoncture

L’aide du FHSF étant considérée comme une recapitalisation de précaution (qui ne couvre que des besoins liés aux résultats du stress test), le recours au bail-in de 8% du passif n’est pas exigé. Ce qui épargne les dépôts supérieurs à 100 K €, alors que la conversion en fonds propres de l’ensemble de la dette bancaire subordonnée est requise, selon la nouvelle loi de recapitalisation bancaire. Cela est en ligne avec le MoU d’août, qui stipule que toute aide publique visant à couvrir une recapitalisation de précaution doit faire l’objet d’un bail-in préalable des détenteurs de dette senior. Cependant, Fitch souligne qu’un tel bail-in sélectif pourrait engendrer des réclamations de la part des créanciers privilégiés, qui se retrou- veraient dans une situation moins favorable qu'en cas de liquidation alors qu’ils ont généralement la même séniorité que les déposants.

Une autre incertitude pèse sur le traitement des crédits d’impôt différés (deffered tax credit, DTC) : si la nouvelle loi bancaire empêche la comptabilisation des nouveaux DTC en tant que fonds propres à partir de juillet 2015, il reste que la grande majorité du stock existant de DTC (environ 2,5% du RWA) a été comptabilisée comme telle dans l’évaluation de la BCE. La disqualification de ces actifs aurait aggravé le besoin de recapitalisation du secteur, au-delà des 10 Mds € mis à la disposition du FHSF. Si cela ne constitue pas un risque immédiat, il persiste un certain flou réglementaire autour du traitement de ce type d’actifs.

Au-delà, le principal risque continuant à peser sur les banques réside dans une éventuelle montée des actifs non-performants, liée à la détérioration de la conjoncture. Si le scénario central de la Commission, repris dans le CA, nous semble très pessimiste en 2015, au regard des derniers chiffres de croissance, une incertitude demeure sur les deux prochaines années. Avec des créances détériorées représentant déjà près de la moitié de leurs actifs en 2015, les banques grecques pour- raient être à nouveau en difficulté si de nouvelles tensions politiques venaient à retarder l’application du troisième programme (et le versement des 15 Mds € supplémentaires pour les banques). Cela pourrait retarder le retour de la confiance, nécessaire à une remontée significative des dépôts. Pour le moment, le secteur ban- caire devrait ainsi rester entièrement dépendant des liquidités d’urgence de la BCE (ELA), dont le plafond a été réduit de près de 15 Mds € depuis le pic de juillet de 90,4 Mds €.

Une levée du contrôle des capitaux nécessiterait au minimum la réinstauration de l’éligibilité dérogatoire des titres grecs pour le refinancement des banques. Bien que le vice-président de la BCE ait récemment évoqué qu’une telle décision pourrait être prise dès la prochaine réunion de politique monétaire du 21 janvier 2016, cela nous semble peu probable au regard des importantes réformes qui restent à mettre en place pour envisager la réussite de la première revue du programme.

Les risques bancaires et budgétaires sont donc pour le moment écartés à court terme. La relative stabilisation de ces risques à un niveau toujours marqué devrait offrir au gouvernement grec et à ses créanciers une fenêtre d’opportunité pour amorcer les négociations relatives à un allègement de dette qui, au-delà de l’aide européenne à court terme, apparaît comme l’uni- que porte de sortie à une crise qui dure depuis cinq ans.

NOTES 1 Certaines institutions internationales, comme la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD, 250 M €) et la Banque Mondiale (300 M €), ont annoncé avoir participé à hauteur de 550 M € aux nouvelles émissions des quatre banques.

ENCADRE L’évaluation complète du secteur bancaire

L’évaluation repose sur deux piliers : un examen de la qualité des actifs (asset quality review, AQR), ainsi qu’un test de résistance (stress test) sur la période 2015-2017, selon un scénario central et un scénario adverse. Le ratio de fonds propres minimum exigé s’élève à 9,5% des actifs pondérés (risk weighted asset, RWA) pour la partie AQR et le scénario central, et 8% dans le scénario adverse, corres- pondant à celui de la CE (voir graphique).

La BCE a pris comme point de départ le montant des fonds propres durs CET1 au 30 juin 2015, initialement évalués à 12,1% des RWA). Ces derniers sont à 7,9% suite aux ajustements liés à l’AQR — principalement dus à une révision à la hausse des expositions non-performantes (NPE) sur les grandes entreprises et dans le secteur immobilier.

Le besoin de recapitalisation des quatre banques atteint 4,4 Mds € dans le scénario central. En effet, celui-ci révèle un montant cumulé de fonds propres de 15,2 Mds €, soit 7,3% des RWA en moyenne, contre un niveau requis de 9,5%.

Au regard du scénario adverse, Piraeus et NBG sont les banques les plus fragiles : elles affichent un ratio CET1 négatif et ont un besoin total de reca- pitalisation respectif de 4,9 Mds € et 4,6 Mds €. Les besoin d’Alpha et d’Eurobank atteignent 2,7 Mds € et 2,1 Mds €, respectivement. Afin de retrouver un ratio CET1 supérieur à 8%, ces quatre banques ont un besoin de recapitalisation total de 14,4 Mds €, soit 10Mds€ de plus que dans le scénario central. Cependant, suite à la publication de résultats meilleurs qu’anticipé, le superviseur a légèrement revu à la baisse le besoin en capital des quatre banques, qui s’élève finalement à 13,7 Mds €.

ENCADRE La loi de recapitalisation

Adoptée par le Parlement le 31 octobre, la loi précise les conditions que doivent remplir les banques pour bénéficier d’une aide publique à travers le fonds hellénique de stabilité financière (FHSF). Elle reprend en grande partie les recommandations de la directive européenne BRRD, qui entrera en vigueur en Grèce au 1er janvier 2016.

La viabilité de la banque et le montant de recapitalisation nécessaire doivent être déterminés par la Banque centrale de Grèce (BdG), après évaluation du plan de restructuration proposé par la banque. Celui-ci doit prévoir un doublement des fonds propres, par des émissions d’actions, des ventes d’actifs ou des offres d’échanges obligataires. Si cette augmentation n’est pas suffisante pour couvrir le besoin de recapitalisation, la conversion en actions des dettes subordonnées et senior est obligatoire avant toute aide du FHSF – les dépôts ne sont pas évoqués dans la loi. Un décret présidentiel a précisé que cette aide devra être composée à 75% de Contingent convertibles bonds (CoCos) et à 25% d’actions.

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