« Helicopter Money » :
 de quoi s’agit-il ?


par Didier Borowski, Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi

Les banques centrales (BC) constatent désormais l’efficacité limitée de leurs politiques d’assouplissement quantitatif (QE). Les risques liés aux taux d’intérêt négatifs (déstabilisation du système bancaire, hausse de l’épargne des ménages) sont davantage pris en compte. Sans compter que la dépréciation du taux de change qui en résulte est perçue comme un acte d’hostilité par les pays partenaires (« guerre des changes »).

Ce n’est donc pas un hasard si toutes les BC relèguent désormais l’option des taux négatifs au second plan: (i) Mario Draghi indiquait en mars que les taux avaient sans doute atteint un plancher en zone euro; (ii) la BoJ a pour l’heure renoncé à poursuivre dans cette direction avant d’établir un bilan de l’impact des taux de dépôt négatifs sur les banques ; et enfin (iii) Janet Yellen n’a volontairement pas mentionné l’option des taux négatifs dans son dernier discours de politique monétaire, considérant qu’il subsistait deux options « non conventionnelles » si besoin : (1) les achats de titres fermes via un financement monétaire (QE) ou (2) une « opération twist » (substitution de titres du Trésor longs aux titres cours, à bilan de la BC inchangé).

Cela signifie-t-il que les politiques monétaires sont en bout de course? Que pourront faire les BC lors de la prochaine récession? Sur la période récente, une « nouvelle option » retient l’attention, celle dite de « l’hélicoptère money ». De quoi s’agit-il ? En quoi cette option diffère-t-elle des politiques d’assouplissement quantitatifs déjà menées? Et en quoi serait-elle potentiellement plus efficace? Nous revenons sur les enjeux, risques et bénéfices de cette « nouvelle piste » de politique économique.

Bref retour sur les options « non conventionnelles » et leur efficacité

Pour comprendre les termes du débat, il est utile de revenir à grands traits sur les politiques des BC déjà mises en œuvre et leurs limites. Après avoir abaissé leurs taux nominaux à « zéro », les BC ont mis en place des politiques d’achats de titres (QE) élargissant au fil du temps la nature des titres achetés (titres adossés à des créances hypothécaires – MBS – aux États-Unis, actions au Japon, obligations d’entreprises en zone euro, cf. article 1 « La mutation des outils des banques centrales : bilan et perspectives » pour une description exhaustive des mesures précisément mises en œuvre).

Les BC ont par ailleurs présenté les taux de dépôt négatifs comme une alternative pour faire chuter les taux d’intérêt réels et stimuler l’activité économique. L’idée implicite étant qu’en taxant la liquidité, les entreprises seraient incitées à débloquer leur trésorerie pour financer des projets d’investissement productifs et que les banques seraient, quant à elles, incitées à octroyer davantage de crédit. La mise en place de systèmes de taux de dépôts négatifs dans plusieurs pays d’Europe (Suisse, Danemark, Suède puis zone euro) a servi d’exemple à la BoJ qui leur a emboîté le pas au mois de janvier 2016. Tant et si bien que du côté des États-Unis, Ben Bernanke déclarait en décembre 2015 que lors de la prochaine récession, la Fed devrait également considérer cette option.

L’impact économique à long terme des politiques non conventionnelles (achats de titres et/ou taux négatifs) est encore largement méconnu: jamais les BC n’avaient autant augmenté la taille de leur bilan dans cette ampleur ; et jamais les taux nominaux n’étaient à ce point tombés en territoire négatif.

Dans un premier temps les politiques menées (achats de titres) ont clairement joué un rôle stabilisateur, notamment en contribuant à ramener les prix des actifs risqués, très décotés, vers leur niveau d’équilibre. La baisse des taux d’intérêt de marché a par ailleurs permis de détendre les conditions financières et ainsi de favoriser la reprise. Cependant, une fois que les actifs ont retrouvé leur « niveau d’équilibre », ce sont les risques de bulle (sur les marchés obligataires et d’actions) et donc d’instabilité financière qui ont commencé à inquiéter. L’élargissement des titres achetés par la BCE aux obligations d’entreprises est un exemple typique de taux d’intérêt « excessivement faibles » (sans rapport avec les fondamentaux des entreprises). Abaisser davantage les taux d’emprunts des grandes entreprises (celles qui ont accès au marché obligataire) leur offre un avantage très limité. Ce ne sont en effet pas les taux d’intérêt qui obèrent la reprise mais les perspectives de demandes qui sont insuffisantes. Au fil du temps, on observe ainsi que les QE ont un impact marginal décroissant sur l’activité économique.

L’impact des taux de dépôts négatifs semble avoir été largement surestimé. Ces derniers (1) fragilisent le secteur bancaire (ce qui est pour finir contre-productif pour le canal du crédit et la transmission à l’économie réelle) et (2) tendent à accroître l’épargne des ménages (car leurs revenus financiers sont érodés). Rappelons que, sauf à considérer une suppression de la monnaie fiduciaire, l’impossibilité de taux d’intérêt nominaux très négatifs résulte de la possibilité qu’ont les agents de transformer leurs avoirs en billets de banques et de les stocker sous cette forme. En valeur absolue, les taux de dépôts ne peuvent donc pas excéder le coût de stockage de la « monnaie papier » (coffre-fort, dépenses de sécurité, etc.).

En définitive, si les options de politique monétaire sont épuisées et que les politiques budgétaires sont par ailleurs limitées par les contraintes de solvabilité (excès de dettes), cela signifie-t-il que les marges de manœuvres de la politique économique sont inexistantes? Non répondent ceux qui prétendent qu’une BC peut toujours déverser de l’argent dans l’économie sans contrepartie ! « Monnaie-hélicoptère » versus QE : quelle(s) différence(s) ?

La parabole de l’hélicoptère date de Milton Friedman, qui dans un célèbre ouvrage de 1969 et pour évoquer l’impact économique d’une création monétaire sans contrepartie, faisait l’analogie avec une opération (unique) de distribution de billets de banques par un hélicoptère1. Cette option diffère techniquement du QE, du moins quand les bilans de l’État et de la BC sont séparés2. Notons qu'une baisse d’impôts financée par création monétaire est une forme de « monnaie hélicoptère ». Tout compte fait, l'avantage est de s’affranchir de tout intermédiaire, la monnaie créée est censée bénéficier directement à l’économie réelle.

Le QE, dans son acception la plus étroite – et tel qu’il a été mis en œuvre par les grandes BC depuis 2008 — consiste à émettre de la monnaie pour acquérir des obligations gouvernementales (ou des titres privés). Lorsqu’il s’agit d’obligations gouvernementales, la politique monétaire facilite ainsi le financement des dépenses de l’État ou de baisses d’impôts. Techniquement, la taille du bilan de la BC augmente simultanément au passif et à l’actif. Au passif, les réserves des banques auprès de la banque centrale (la quantité de monnaie en circulation) s’accroissent ; en contrepartie, à l’actif figure la créance sur l’État que la BC a acquise3. Dans cet exemple, à offre de titres inchangée, la demande de titres par la BC accroît le prix des obligations et fait donc baisser les taux d’intérêt, ce qui provoque une détente générale des conditions financières favorable à l'activité économique. L’accroissement de la base monétaire est réversible puisque la BC peut décider ultérieurement de vendre les titres pour durcir sa politique et ramener la taille du bilan à son niveau initial.

Enrevanche,dans« l’optionhélicoptère »(versementd’argentsanscontrepartie), le transfert à l’État (par exemple) devient permanent. L’accroissement du bilan ne correspond plus à une augmentation de la dette de l’État à la BC. Les ratios de finance publique (déficits et dette/PIB) restent inchangés malgré des dépenses supplémentaires. Pour assurer « techniquement » l’égalité entre le passif et l’actif de la BC, le gouvernement peut certes émettre une obligation perpétuelle zéro coupon. Mais cette créance sur l’État est en partie fictive dans la mesure où elle est sans horizon.

On notera que si la BC accepte de restructurer tout ou partie des dettes accumulées au titre des programmes d’achats de titres passés (dettes souveraines en zone euro par exemple), il s’agit d’une autre forme de transfert qui peut permettre à l’État d’engager de nouvelles dépenses. Même si les modalités sont différentes, l’impact sur le bilan de la BC est finalement le même : on retrouve dans un tel cas de figure, un écart entre son passif et la valeur de ses actifs. La BC tombe alors en capitaux négatifs (et il faudrait en théorie que le Trésor la recapitalise…).

L’hélicoptère peut aussi prendre la forme d’un transfert aux agents privés (ménages ou entreprises). Compte tenu de l’interdiction qui est faite (en zone euro notamment) de financer directement les États, c’est l’option d’un transfert direct aux entreprises et/ou aux ménages qui retient aujourd’hui le plus l’attention, notamment dans les médias. Sans doute parce qu’elle est aussi la plus emblématique de l’image d’un hélicoptère qui largue des billets de banque.

En pratique ce transfert peut prendre la forme d’un chèque de la BC aux ménages, voire même aux entreprises. Techniquement, les banques se retrouvent créditées auprès de la banque centrale du montant de la totalité des chèques émis. Sous réserve que les agents économiques n’anticipent pas une montée correspondante de l’inflation, les sommes ainsi injectées viennent soutenir la demande globale, au moins à court terme. L’impact économique s’apparente à celui d’une baisse d’impôts… sauf que les « chèques de la BC » sont neutres pour les finances publiques (à supposer que le Trésor ne doive pas recapitaliser la BC).

À l’instar du transfert à l’État, et si l’on exclut une recapitalisation par le Trésor, le bilan de la BC se trouve déséquilibré avec une position de capitaux propres négatifs. Même si une BC n’est pas un agent économique comme les autres, on comprend que cette option a ses limites. Si les montants émis dépassent de loin les actifs de la BC, cela peut provoquer une perte de confiance généralisée, des anticipations d’inflation qui entraîneraient des comportements d’épargne ou de fuite vers des actifs réels (or, immobilier etc.). Le fait que la BC n’est pas un agent économique comme les autres – c’est en pratique le seul agent économique qui peut émettre de la monnaie pour couvrir ses pertes – ne change pas la donne bien au contraire. Rappelons que le recours à la « monnaie-hélicoptère » ne marche, en théorie, que s’il n’a lieu qu’une fois (ou disons s’il est « exceptionnel »).

Des conséquences sur la stabilité financière très incertaines

Une telle évolution, en faisant ouvertement voler en éclat la différence entre politiques budgétaire et monétaire4, devrait conduire à reformuler entièrement le cadre d’analyse de la politique économique. En l’absence de frontière bien définie entre politiques monétaire et budgétaire, c’est l’indépendance même des BC qui serait inévitablement remise en cause tôt ou tard. En outre, donner l’illusion que l’on peut toujours créer de la monnaie ex nihilo et sans contrepartie revient à ouvrir la boîte de Pandore de revendications de toutes sortes (financements des retraites, baisses d’impôts, hausses de salaires etc.).

Sans compter que la création sans contrepartie de monnaie risque de provoquer un effondrement de la valeur externe de la devise du pays concerné, notamment si le « recours à l’hélicoptère » ne concerne qu’un, ou un nombre limité d’États. Et dans le cas où il concernerait la plupart des États simultanément (un cas très hypothétique suite, par exemple, à une crise mondiale), l’hélicoptère serait susceptible de précipiter une crise du système monétaire international, avec potentiellement une fuite généralisée vers des actifs réels (bulle immobilière, envolée de l’or, etc).

Le recours à l’hélicoptère est-il condamné ?

Non, pas nécessairement. Mais il faut sans doute repenser les modalités d’intervention et surtout ne pas entretenir d’illusion d’un « free lunch » auprès des agents privés. L’option du « transfert à l’État » semble plus fondée que celle du transfert aux agents privés.

En effet, la monnaie est un bien public. Le recours à la création monétaire peut donc se justifier pour remédier aux dysfonctionnements de marché dans le financement d’autres biens publics (maintien de la qualité de l’environnement et de la qualité des infrastructures par exemple). Les financements de la transition énergétique, de certaines dépenses de recherche, d’éducation ou encore du renouvellement d’infrastructures vieillissantes ont tous en commun de pouvoir maintenir ou augmenter le potentiel de croissance. Si la BC finance des projets de cette nature en émettant de la monnaie, elle finance des biens publics qui doivent d’une certaine façon figurer à son actif. La seule difficulté, qui est de taille, réside dans la valorisation de ces biens publics.

Par-delà ce débat comptable sur le bilan de la BC et la valeur des biens publics, il faut en amont définir les règles encadrant précisément les conditions d’un recours à de telles mesures (limitation dans le temps, évolution conditionnée à celle de la demande finale et des prix, ancrage des anticipations d’inflation) pour pouvoir bénéficier pleinement des avantages (stimulation de la demande finale, amélioration du potentiel de croissance) sans souffrir des inconvénients (crise de défiance, hausse de l’épargne, perte de valeur de la devise).

En définitive, il s’agit d’une des pistes de réflexion les plus prometteuses sur la politique économique de demain dans un régime de croissance faible, de taux d’intérêt nuls et de dettes élevées. L’histoire montre en outre que certaines expériences historiques de monétisation de la dette se sont avérées concluantes (Japon dans les années 1930 ou Canada après la seconde guerre mondiale)5.

Il ne faut néanmoins pas sous-estimer les obstacles — dissensus au sein des BC et contraintes juridiques (la BCE n’est pas autorisée à financer les États) — qui empêchent d’avancer dans cette direction. Il faudra sans doute en passer par une nouvelle crise pour accepter d’émettre de la monnaie hélicoptère. D’ici là, et même si on peut douter de l’impact sur l’activité économique des achats de titres, il nous semble plus réaliste d’envisager que les BC (la BCE notamment) achèteront des actions.

NOTES

  1. « Let us suppose now that one day a helicopter flies over this community and drops an additional $1,000 in bills from the sky, which is, of course, hastily collected by members of the community. Let us suppose further that everyone is convinced that this is a unique event which will never be repeated. » Milton Friedman, « the optimum quantity of money » 1969.
  2. On peut débattre du bien-fondé de la séparation des bilans du Trésor et de la BC sur le plan théorique. En effet si l’on raisonne sur la contrainte budgétaire intertemporelle des agents publics, il faut en théorie considérer le bilan consolidé de la BC et du Trésor. Ceci dit, la réalité institutionnelle (indépendance des banques centrales, contraintes sur les finances publiques et règles juridiques quant au financement monétaire des États) militent pour continuer de séparer clairement les bilans du Trésor et de la BC, ce qui permet de distinguer, en pratique, l’option du QE de celle de l’hélicoptère. 

  3. Il s’agit bien en pratique d’un financement monétaire de l’État. La BCE ne peut acquérir directement que des titres obligataires sur le marché secondaire. Il lui est explicitement interdit d’acheter sur le marché primaire (car c’est un financement direct de l’État). Ceci dit, via les effets de substitution dans les portefeuilles des agents privés, il y a bien un financement monétaire de l’État mais il est indirect : les États se financent plus facilement car il y a une porosité naturelle entre les marchés primaires et secondaires.
  4. Notons que cette frontière a déjà volé en éclat avec les QE menés depuis 2008. Dans le cas de l’hélicoptère, la confusion monte d’un cran.