Inde : croissance toujours solide, risques conjoncturels plus présents

par Edgardo Torija-Zane, économiste chez Natixis

Au moment ou les chiffres de la croissance du PIB pour 2010/11 annoncés par le gouvernement confirment le dynamisme de la croissance, cette note fait le point sur les risques conjoncturels en Inde. L’accélération de l’inflation sur fond de hausse des prix des matières premières, la présence des déficits jumeaux, et la volatilité des variables financières induite par les mouvements de capitaux étrangers sont les risques les plus importants qui pourraient peser à terme sur la croissance et la trajectoire du taux de change.

Une trajectoire de croissance robuste

Les chiffres officiels révisés début février tablent sur une croissance du PIB de 8,6% pour l’année fiscale 2010/11 s’achevant fin mars, confirment la poursuite du cycle d’expansion de l’économie indienne entamé au début des années 2000.

La bonne performance de l’économie indienne tient pour une part à la demande des ménages, qui reste soutenue. Les indicateurs de haute fréquence, comme les ventes de voitures qui ont progressé de 29% sur un an en décembre 2010, témoignent du « boom » de consommation.

Malgré les maigres perspectives de croissance des principaux pays industrialisés et les incertitudes qui pèsent toujours sur l’état de l’économie mondiale, la demande extérieure est aussi très dynamique (expansion de 9,7% en volume au T2). Les exportations des entreprises indiennes se sont d’ailleurs accélérées fin 2010 en contraste avec la performance des pays de l’Asie orientale.

L’investissement, qui a progressé de 11,1% au T2 constitue également l’un des moteurs principaux de cette expansion. Le poids croissant de l’accumulation de capital dans le revenu est sans doute l’un des éléments les plus remarquables de la performance indienne récente et un pré-requis pour le maintien d’une expansion de la production nationale dans la zone de 8-9%.

L’expansion de l’offre est relativement équilibrée. Bien que tous les secteurs de l’économie enregistrent une croissance positive, la progression la plus rapide est toujours observée dans les activités de services, le moteur principal de l’expansion indienne depuis 2000. Contrairement à l’idée très répandue selon laquelle l’informatique et la sous-traitance sont les moteurs de la croissance indienne, les secteurs de services les plus dynamiques sont au contraire les activités commerciales et financières. Côté industrie, une source d’inquiétude vient toutefois du ralentissement de l’activité manufacturière observé en fin 2010.

Face à l’avenir, l’Inde présente un potentiel de croissance remarquable, principalement en raison des évolutions structurelles qui lui sont a priori très favorables. Le ratio de dépendance, i.e. le rapport entre la population non-active et la population en âge d’exercer une activité (les 15-64 ans), diminue depuis 1964, une tendance qui devrait se prolonger d’ici à 2040 selon les projections des Nations-Unies. D’un point de vue macroéconomique, cette évolution devrait favoriser la hausse du taux d’épargne, nécessaire pour continuer à financer l’augmentation du taux d’investissement et la croissance.

Or, dans une optique de plus court terme, le cycle expansif de l’économie indienne devra fait face à de nombreux obstacles. Les défis les plus importants sont sans doute la possibilité que l’inflation actuelle ne pèse sur la croissance, la question de l’absorption à terme des déficits extérieurs et budgétaires (l’Inde affiche des déficits jumeaux), et l’évolution des prix des actifs financiers domestiques dans un contexte de forte liquidité internationale.

L’inflation à nouveau orientée à la hausse

Les statistiques les plus récentes montrent une inflexion dans la trajectoire de l’inflation, qui a cessé de ralentir. L’accélération de la hausse de prix de janvier tient principalement des hausses des prix alimentaires, dont l’inflation s’élève à 15,6% sur un an. Le prix des oignons, produit de consommation massive en Inde et relativement facile à stocker, a, par exemple, triplé depuis un an, ce qui peut signaler la présence de comportements spéculatifs sur ce marché. Bien que la production des denrées alimentaires en Inde soit essentiellement destinée au marché domestique, de sorte que la flambée des cours des matières premières sur les marchés internationaux ne devrait pas avoir un impact direct sur les prix, la liquidité sur les marchés financiers locaux demeure abondante, ce qui est propice à la spéculation. Quant à la hausse du prix du pétrole au niveau mondial, qui intervient simultanément à la dérégulation du marché du carburant (le gouvernement retire graduellement les subventions depuis juin 2010), celle-ci a un impact indéniable sur l’inflation domestique.

Par rapport à la politique monétaire et face au risque inflationniste, la banque centrale indienne a déjà augmenté les taux d’intérêt de référence de 175pb depuis février 2010. Cependant, la politique monétaire reste accommodante : les taux d’intérêt nominaux sont largement plus faibles que la croissance nominale, ce qui invite à l’expansion du crédit domestique. La raison pour laquelle la banque centrale ne fournit pas une réponse plus musclée de politique est liée aux multiples objectifs que l’institution monétaire poursuit simultanément. Outre son rôle de veiller à la stabilité de prix, la banque centrale est censée assurer un environnement propice au financement domestique du déficit public par le maintien d’un coût de financement faible et éviter que le différentiel de rendement des placements domestiques par rapport à ceux des principaux centres financiers n’augmente de façon violente, au risque d’attirer beaucoup trop de capitaux spéculatifs qui feraient perdre à la banque centrale le contrôle de la liquidité. La poursuite d’une multiplicité d’objectifs en conflit explique la réponse très graduelle de la banque centrale : malgré leur augmentation, les taux d’intérêt restent en effet plus bas qu’avant la crise alors que de la demande est aussi forte1. Enfin, une hausse de taux d’intérêt trop prononcée risque de freiner l’investissement, nécessaire pour s’attaquer à la faible élasticité de l’offre, dont l’accroissement est confronté régulièrement à divers goulots d’étranglement (énergétiques, de transport…).

Face à l’inflation, le Premier Ministre Manmohan Singh a mis l’accent début février sur la nécessité de modernisation des méthodes de production (la productivité rurale est particulièrement faible, l’emploi dans l’agriculture pèse pour 70% du total alors que la production agricole compte seulement pour 17% du PIB) et de distribution alimentaires, dont l’efficacité est fortement contestée à chaque fois que l’inflation accélère. Or, des mesures d’ordre microéconomique plus ponctuelles (contrôles, subventions) ne devraient pas être exclues, en particulier pour le marché des denrées alimentaires.

Dans un scénario relativement optimiste, l’inflation devrait décélérer en 2011/12 vers des niveaux proches de 7% comme ceux projetés par la banque centrale. Si, au contraire, l’inflation s’établit durablement à des niveaux proches ou supérieurs à 10%, les autorités pourraient être menées à des actions beaucoup plus drastiques pour conserver la maîtrise de l’inflation (i.e. éviter que celle-ci s’auto-entretient par l’indexation), qui impliquerait un refroidissement marqué de la demande domestique.

La croissance indienne s’accompagne de déficits jumeaux

Après la maitrise de l’inflation, le deuxième risque qui pèse sur le cycle de croissance actuel est la présence d’un déficit simultané de la balance des transactions courantes et du solde budgétaire (déficits jumeaux).

Du côté des comptes publics, le déficit budgétaire du gouvernement central pour l’exercice 2010/11 devrait finir à un niveau légèrement inférieur au 5,5% du PIB prévu dans le budget, grâce à la forte croissance nominal (et à l’inflation) ainsi qu’à des revenus plus forts que prévus liés à l’adjudication des licences d’exploitation des technologies pour les téléphones mobiles.

Bien que nettement en retrait par rapport à l’année précédente, ce déficit demeure élevé. Vers la fin du mois le Ministre de Finances, Pranab Mukherjee doit présenter le budget 2011/12 devant le Parlement Indien. La question principale sera de voir jusqu’à quel point le gouvernement retirera les mesures de stimulus fiscal, par exemple les réductions d’impôts qui s’appliquent depuis la crise de 2008, comme celles concernant les taxes sur les services, les droits de douane et les droit d’accises (à 10% contre 12% avant la crise financière). Des groupes associés au lobbying industriel font pression pour maintenir le stimulus fiscal et une réduction de l’impôt sur les sociétés de 30% à 25%. Mais il parait peu probable qu’une telle mesure soit effectivement considérée alors que le gouvernement s’est engagé à réduire le déficit budgétaire et que de dépenses plus fortes que prévu liées à l’accroissement des subventions pourraient être à l’ordre du jour.

Concernant le déficit courant, il faut noter que depuis l’année 2003 le déficit de la balance des biens n’est plus compensé par un solde positif de la balance des services et des transferts des travailleurs migrants. Malgré des chiffres rassurants venant des statistiques du commerce extérieur du mois de décembre, qui ont vu les exportations accélérer et les importations diminuer, la tendance actuelle est à la détérioration du déficit courant, qui est à déjà supérieur à 3% du PIB. Le risque est que l’appréciation du taux de change réel (notamment par le biais d’une inflation plus forte que celle des partenaires commerciaux) se solde par une détérioration plus rapide du déficit. Une telle dégradation serait la preuve que la croissance est devenue trop dépendante des capitaux étrangers. En cas de freinage du financement externe, la correction du déséquilibre impliquerait une dépréciation du taux de change et le ralentissement de la demande domestique.

La maitrise de flux de capitaux reste d’actualité

Le troisième défi de la conjoncture est lié aux mouvements beaucoup trop prononcés du prix des actifs financiers. En 2010, environ USD 25 milliards (1,5% du PIB) de flux institutionnels internationaux ont été investis sur le marché indien, contribuant à la hausse marquée de la bourse. L'année 2011 a, en revanche, commencé avec une correction très prononcée de la Bourse de Bombay, qui a déjà 14% entre le 1er janvier et le 8 février sur fond de sorties de capitaux internationaux (les fonds d’investissement ont diminué de USD 4,5 milliards leur exposition sur le marché indien au mois de janvier 2011).

Alors que l’Inde a largement ouvert ses marchés aux investisseurs internationaux dans les années récentes, la question de la volatilité du prix des actifs financiers risque de devenir un casse-tête pour les autorités monétaires, contraintes d’éviter que la volatilité de ces flux ne se répercute sur l’équilibre macroéconomique domestique. Les risques apparaissent lorsque les capitaux sont beaucoup trop importants, puisqu’ils font pression à l’appréciation de la roupie (que irait en sens contraire du souhaité compte tenu de l’accroissement observé du déficit courant) et tendent à faire monter excessivement le prix des actifs. Ils apparaissent aussi lorsque les capitaux spéculatifs quittent le pays, déclenchant des pressions à la dépréciation et des tensions sur la liquidité. La présence de déficits jumeaux fragilise la position de l’Inde en cas de retrait des capitaux des économies émergentes par des éventuels phénomènes de contagion.

Bien que la banque centrale détienne à l’heure actuelle des réserves de change considérables, celles-ci n’ont pratiquement pas augmenté en 2010 (contrairement à la règle observée dans les autres pays émergents d’Asie), de sorte que les marges de manœuvre pour faire face aux volte-face des investissements étrangers ne sont plus croissantes.

Conclusions

La bonne performance en termes de croissance économique et en particulier au vu de la hausse tendancielle du taux d’investissement, est certainement remarquable et permet d’être optimiste au regard de l’économie indienne.

Les défis de la conjoncture deviennent cependant plus complexes avec la nouvelle accélération de l’inflation, la présence des déficits jumeaux et la volatilité du prix des actifs financiers dans un contexte de liquidité mondiale abondante.

Tout scénario sur les perspectives de croissance à moyen terme doit néanmoins intégrer la présence des contraintes macroéconomiques, susceptibles de faire appel à un refroidissement de la demande domestique à terme, voire de la croissance économique si l’environnement externe contraint l’expansion des exportations de biens et services du pays.

NOTES

  1. C’est aussi le cas du le taux de réserves obligatoires fixés à 6% en février 2010 contre 8.25% en juillet 2008.

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