Inde : ralentissement de la croissance, déséquilibres persistants

par Edgardo Torija Zane, économiste chez Natixis

En Inde, la croissance économique ralentit en raison de la perte de vitesse de l’industrie. Le secteur des services reste très performant, mais un certain nombre de déséquilibres s’installent : inflation, déficit budgétaire, déficit en compte courant. Il s’agit de conséquences «naturelles» d’une croissance à biais urbain et « pro-services ».

Le ralentissement de la production industrielle se confirme

Malgré les faibles perspectives de croissance des principaux pays industrialisés et les incertitudes qui pèsent toujours sur l’état de l’économie mondiale, la croissance économique en Inde est toujours caractérisée par son dynamisme. Le second trimestre (juillet-septembre) de l’année 2011/12 devrait afficher une expansion du PIB de l’ordre de 7,5%. Cette progression, une des plus rapides de l’Asie émergente, est toutefois la plus faible en 8 trimestres, ce qui est dû principalement au ralentissement de l’activité manufacturière.

Les raisons du ralentissement industriel sont nombreuses. D’une part, la conjoncture est aujourd’hui moins favorable suite au resserrement de la politique monétaire (la Reserve Bank of India a haussé les taux d’intérêt treize fois depuis mars 2010) contribuant à modérer l’expansion du crédit et avec un ralentissement des exportations. La crise internationale pèse sans doute aussi sur la confiance des entrepreneurs, devenus plus sceptiques sur l’avenir selon les enquêtes PMI (le chiffre d’octobre à 51,9 se compare à celui de juin à 55,2). Un secteur comme l’automobile, parmi d’autres biens achetés à crédit, qui enregistrait un véritable essor au cours des dernières années décélère brutalement depuis juillet d’un pic de croissance proche de 30% en 2010/11. La SIAM, l'association des constructeurs indiens, prévoit une expansion du secteur de seulement 10-12% en 2011/12 à cause des taux d'intérêt plus élevés et des hausses du prix de l’essence.

D’autre part, la stagnation de l’activité manufacturière fait renaître les interrogations sur les contraintes « structurelles » d’expansion de l'industrie indienne. Bien que l’ère du système de licences industrielles, qui réservait des secteurs aux PME, et contraignait la croissance des conglomérats, soit achevée depuis les années 1990 1 , le développement du secteur manufacturier indien est toujours confronté à des obstacles.

Le premier concerne le sous-développement des infrastructures lourdes. Les problèmes de l’Inde dans ce domaine, illustrés par des routes en mauvais état, des coupures de courant à répétition et par un accès restreint à l’eau potable, sont la cause de goulots d’étranglement et d’une faible élasticité de l’offre. En voie d’amélioration, l’aménagement des infrastructures reste un processus très lent. La forte accumulation de capital observée aux cours des années 2000 a surtout favorisé l’expansion des activités de services urbains (commerce, finances). En particulier, pour ce qui est de l’investissement en infrastructures, celui-ci a été relativement plus important pour les infrastructures urbaines (connectivité intra-ville, modernisation des aéroports, télécommunications) que pour les infrastructures rurales (irrigation, électrification, stockage) et celles nécessaires au développement industriel (énergie, disponibilité d’eau, réseau routier).

Le second est le manque relatif d'accès au crédit du secteur industriel en raison d'un système financier capté par la puissance publique pour elle-même (en retrait, le taux de réserves statutaires exige toujours aux banques de placer 24% de leur actif en bons du trésor) et au profit de secteurs prioritaires (l’agriculture et la petite industrie) qui représentent encore 40 % des crédits.

Les deux conséquences d’une croissance peu équilibrée : l’inflation et le déficit budgétaire

L’économie indienne est surtout une économie de services, secteur d’où elle a tiré l’essentiel de son dynamisme après les réformes libérales du début des années 1990. Certes, la croissance de l’industrie a été considérable dans les années 2000 de sorte que certains groupes indiens commencent à acquérir une véritable visibilité internationale. C’est le cas du légendaire Tata mais aussi de Mittal, de Reliance, de Mukesh, d’Anil, de Mahindra. Mais la taille globale de l’industrie indienne, indépendamment de l’étendue gigantesque du marché domestique, reste comparable à celle d’un pays de taille modeste.

Bien que l'Inde soit le quatrième producteur agricole mondial, son secteur rural reste sous-développé. L’autosuffisance alimentaire est réalisée dès les années 2000, mais environ 237 millions d’Indiens (21% du total) sont toujours sous-alimentés selon les chiffres de la FAO. Des progrès ont été réalisés grâce au Programme « Bharat Nirman » visant à développer les infrastructures rurales, y compris pour l’irrigation et l’accès à l’eau potable, et à fournir une assistance financière aux producteurs surendettés. La question de la hausse de la productivité agricole pose des enjeux cruciaux pour le pays. D’une part, la population s'accroît de façon rapide, ce qui fait de la hausse de la productivité agricole un impératif. Mais l'agriculture intensive avec l'utilisation d’engrais crée des problèmes environnementaux (érosion des sols, pollution des eaux, diminution du niveau des nappes…) remettant en question la durabilité de l'agriculture indienne.

D’un point de vue macroéconomique, cette croissance tirée principalement par les services accompagnée d’un dynamisme modeste des secteurs agricole et manufacturier, pose de nombreux enjeux.

Tout d’abord, la croissance non-équilibrée génère des disparités de revenus entre les secteurs ruraux et urbains. La pauvreté a certes reculé (passant de 45% dans les années 1990 à 38% en 2010 selon les chiffres officiels), mais de grandes inégalités persistent et s’aggravent, comme l’atteste l’indice de Gini qui est passé de 0,32 en 2000 à 0,36 en 2006 (données de la Banque Mondiale).

Le biais pro-urbain et pro-services de la croissance indienne induit un problème d’inflation « structurelle », c'est-à-dire, indépendante de la nature (expansionniste ou restrictive) du « policy mix ». Les classes moyennes (2,7% des ménages en 1995 contre 12,8% en 2010), à forte progression dans les villes, augmentent sensiblement la demande de produits alimentaires autrefois réservés à une minorité (lait, viandes, œufs) alors que la productivité agricole ne progresse que très lentement. En présence par ailleurs d’un système de distribution alimentaire dont l’efficacité est fortement contestée, cette dynamique est à la base d’une inflation des prix alimentaires persistante, en particulier lorsque les récoltes ne bénéficient pas d’une mousson généreuse. Enfin, l’inflation alimentaire tend à s’auto-entretenir, environ 40% des dépenses de consommation sont concentrées sur des biens alimentaires. L’inflation se propage en effet aux produits manufacturés et de services avec des effets de « second tour » liés aux hausses de coûts (salaires en particulier).

En deuxième lieu, cette croissance inégale favorise la détérioration des finances publiques. Bien que la loi de 2003 sur la responsabilité et la gestion budgétaires ait permis un assainissement considérable des finances publiques 1 , le déficit s’est aggravé en 2008/09 et cette année 2011/12.

Certes, l’efficacité en matière de collecte d’impôts est largement scrutée en raison entre autres des allégements en faveur de grandes zones économiques spéciales (de production manufacturière orientée à l’exportation, mais les finances publiques pâtissent d’un besoin croissant d’assistance publique à l’égard des secteurs défavorisés. Premièrement, le gouvernement s’est engagé à appliquer des programmes comme l’aide nationale à l’emploi rural. Deuxièmement, le gouvernement a lancé un programme d’allégement de la dette des petits agriculteurs. Troisièmement, face à l’envolée du prix du pétrole en 2008 et 2010, le gouvernement a décidé de limiter la répercussion sur les prix intérieurs en relevant les subventions qui totalisent 2,2% du PIB en 2011/12 contre 1,3% en 2005/06. Enfin, la Commission chargée de réexaminer tous les dix ans les rémunérations de la fonction publique a recommandé en 2009 des hausses de près de 40% et d’importants rappels. L’ensemble de ces facteurs (en particulier les aides rurales) maintient la pression sur les dépenses courantes, alors que les dépenses de capital, qui pourraient augmenter l’élasticité de l’offre, sont limitées par la modeste dynamique des recettes. 

Enfin, outre l’inflation et le déficit budgétaire, la trajectoire de croissance indienne « pro-services » est aussi à la base d’un déficit en compte courant persistant. Certes, l’Inde est un grand exportateur de services informatiques et de services aux entreprises à la base d’un excédent de la balance des services, mais insuffisant pour compenser la balance commerciale des biens qui reste fortement déficitaire (environ 6% du PIB en 2010/11). Limité à 2,5% du PIB, la Commission indienne au plan estime que le déficit courant peut être aisément financé grâce à l’afflux de capitaux internationaux. Tant que la liquidité mondiale restera élevée et au vu d’une intégration financière croissante de l’Inde, ce financement paraît en effet disponible. Or, la hausse des incertitudes sur l’état de l’économie mondiale n’exclut pas dans les mois à venir une instabilité accrue des flux de capitaux. La dépréciation de la roupie, qui a perdu 11% contre le dollar entre septembre et novembre 2011, sur fond de sorties de capitaux, est sans doute bienvenue pour les secteurs orientés à l’exportation mais reflète aussi une certaine fragilité de l’économie. La volatilité du taux de change peut en effet compliquer la gestion de la politique monétaire et la maîtrise de l’inflation, au moment où la banque centrale poursuit de multiples objectifs, entre autres la stabilité des prix et le financement bon marché du déficit budgétaire.

Conclusion : vers plus de volatilité macroéconomique ?

Au cours des dix dernières années, ceux du décollage de son économie, l’Inde a tiré l’essentiel de son dynamisme du secteur des services, la bonne performance de l’industrie et de l’agriculture étant contrainte par un progrès modeste des infrastructures lourdes. Le biais pro-urbain et pro-services de la croissance indienne crée cependant un problème d’inflation « structurelle », une persistance des déficits budgétaires et du compte courant (déficits jumeaux).

Au moment où les ressources publiques pour développer les infrastructures restent insuffisantes (le gouvernement central ne collecte environ que 9% du PIB en termes de recettes), des réformes semblent toujours nécessaires pour soutenir l’investissement. A ce sujet, l'OCDE prône une dérégulation du marché du travail, des moindres interventions sur les marchés des biens, toujours très régulés, des réformes fiscales comme l’introduction d’une taxe sur les biens et services, ainsi qu'une nouvelle réforme du système financier et des réformes qui encourageraient l'investissement privé. Or, le processus de réformes relevant d’un processus politique difficile, souvent ponctué de conflits d’intérêts, le scénario le plus probable nous semble celui d’une croissance encore dynamique, mais de plus en plus volatile en raison de la persistance de déséquilibres macroéconomiques.

NOTES

  1. La part des secteurs industriels exempts de licences est passée de 29% à 94% entre 1989 et 1997
  2. Le déficit budgétaire était ainsi de 5,8% du PIB en 2001 contre 2,6% en 2007.

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