par Jean-Luc Proutat, économiste chez BNP Paribas
L'inflation commence à faire parler d’elle. Elle atteindra 4,5% en moyenne cette année dans le monde, contre 3,7% en 2010 et 2,5% en 2009, point bas historique. Cette remontée, qui concerne les économies aussi bien avancées qu’émergentes, est imputable à l’évolution du prix des matières premières. Depuis l’hiver 2008-2009, ces dernières se sont renchéries, considérablement et sur tous les fronts. Les cours du pétrole et des métaux ont grosso modo été multipliés par trois ; ceux des denrées agricoles ont doublé1.
Ces évolutions ne se ramènent pas seulement à des causes géopolitiques ou climatiques qui déstabilisent l’offre. Elles trahissent un choc de demande qui n’a pas de précédent dans l'histoire et vient rappeler aux hommes qu'ils vivent dans un monde de ressources rares. Avec près de trois milliards de personnes embarquées, le décollage de la Chine, de l'Inde, comme dans une moindre mesure du Brésil et de la Russie, nécessite une quantité extraordinaire de combustible. La pression qu'il exerce sur le marché des produits de base est à la fois inédite et considérable2. L'odyssée commence en 2001, année charnière pour les Etats-Unis, qui subissent les attentats du 11 septembre, mais aussi pour la Chine, qui adhère à l’OMC.
C'est alors que le poids des pays émergents dans le PIB comme dans les échanges mondiaux commence véritablement à s'élever. Le prix des matières premières suit avec une concordance frappante. Moins brutal que celui vécu au début des années 1970, l’épisode actuel de tensions sur le cours des matières premières n'en constitue donc pas moins une rupture.
Alors qu’il y a quarante ans, le premier choc pétrolier avait dégénéré en "stagflation" – combinaison délétère d'activité atone et de prix galopants – les conditions actuelles ne plaident pas pour un dérapage généralisé des prix.
D’abord, parce que leur interaction avec les salaires n’est plus la même. En 1970, l'âge médian des populations occidentales était plus proche des trente ans que des quarante ; face aux retraités comme dans les négociations en entreprise, les actifs pesaient d’un poids plus élevé. L'alourdissement des factures d'essence ou d'électricité était d'autant plus facilement compensé dans les feuilles de paie que des mécanismes d'indexation automatique prédominaient; les hausses de coûts étaient d'autant plus facilement répercutées dans les prix des entreprises que le degré de concurrence internationale était faible.
Ensuite, parce que la stabilité monétaire est davantage une priorité pour les banques centrales, dont la plupart ont gagné leur indépendance vis-à-vis des gouvernements. Dans les années 1970, les taux d'intérêt réels négatifs étaient la règle, lorsqu'ils sont aujourd'hui l'exception. Toutes ces raisons font que la réponse des coûts salariaux comme de l’ensemble des prix au choc énergétique est aujourd’hui très atténuée.
En zone euro, malgré les rattrapages obtenus en Allemagne, les rémunérations par tête progressent peu: +1,6% par an au quatrième trimestre 2010, un chiffre inférieur à celui de l’inflation. Cette modération se retrouve dans l’évolution du prix des services, qui intègrent une large composante salariale, et dont la tendance reste sage (+1,6% sur un an en mars 2011).
C’est davantage la hiérarchie que le niveau général que des prix qui est affectée. Depuis cinquante ans, la tendance était que les ménages occidentaux consacrent une part réduite de leur budget à se nourrir ou, malgré les crises, à se déplacer ou se chauffer. Il pourrait en aller différemment à l'avenir. Depuis le milieu des années 2000, l'alimentation et l’énergie se renchérissent deux fois plus vite que les autres postes de consommation. Eurostat a remonté leur pondération dans l’indice des prix de deux points de pourcentage entre 2003 (22,4%) et 2011 (24,4%). Pour le consommateur européen, la facture ne s'alourdit pas seulement en termes nominaux, mais aussi en équivalent d'heures de travail ou en regard d'autres catégories de dépenses.
On calcule que, sur les 3,3 points de remontée de l’inflation observée entre juillet 2009 (-0,6%) et mars 2011 (+2,7%), 2,8 points reviennent au renchérissement de l’énergie et 0,4 point à celui de l’alimentation. Les autres prix dits « sous-jacents », qui forment plus des trois-quarts de l’indice, ne contribuent donc pas à l’accélération. La fièvre est peu contagieuse. Mais comme elle touche aux dépenses du quotidien, elle alimente les anticipations d’inflation des ménages. Les attentes du marché obligataire sont, en revanche, bien « ancrées ». A 2,3%, le "point mort" d'inflation à dix ans – l'écart entre les rendements nominaux et indexés – a bien gravi une ou deux marches, mais sans trahir d’affolement.
Le choc énergétique et alimentaire sécrète ses propres anticorps. Il peut freiner la demande des pays développés3, mais aussi rogner la compétitivité de quelques champions exportateurs comme la Chine. Soucieuse de freiner l’appréciation du yuan, celle-ci maîtrise mal son inflation importée. Là-bas plus encore qu'en Europe, la hausse des prix, notamment celle des produits alimentaires (30% de l'indice) est politiquement sensible. Face au risque d'instabilité sociale qu'elle recèle, la tentation est forte de l'intégrer dans les salaires. Produire moins cher devient difficile et, depuis quelques mois, les excédents commerciaux entament un recul. Pékin s’efforce, par des relèvements de taux d’intérêt ou de coefficient de réserves obligatoires, de calmer la conjoncture. L’Inde, le Brésil en font autant. Les résultats sont, pour l’heure mitigés, mais à l’horizon 2012-2013 un ralentissement devient possible. Le choc énergétique s’atténuerait ce qui, pour l’Europe, signifierait moins d’inflation.
NOTES
- Du 15 décembre 2008 – date du dernier point bas atteint par l’indice des prix « spot » des matières premières du Commodity Research Bureau (CRB) – au 26 avril 2011, le cours du baril de pétrole (Brent) passe de 39$ à 124$, soit une augmentation de 218%. Le prix des métaux industriels donné par l’indice du London Metal Exchange augmente de 164%. Celui des produits agricoles augmente de 85% d’après l’indice CRB, avec des hausse particulièrement importantes pour le maïs (+175%), le blé (+146%), le coton (+337%) ou encore le café (+186%).
- Avant la crise, les pays émergents représentaient déjà 90% du surcroît de la demande mondiale pour les produits pétroliers et les métaux, 80% du surcroît de la demande mondiale pour les céréales. Cf. Fonds monétaires international, "Perspectives de l'économie mondiale", avril 2008.
- Un calcul basé sur une note récente de l’Organisation pour la Coopération et le Développement économiques suggère qu’un maintien du prix du baril de pétrole à 120 dollars en 2011 coûterait quelque 0,7 point de croissance aux pays avancés à l’horizon 2012. Cf. OCDE, The effect oil price hikes on economic activity and inflation, Economic Department Policy Note n°4, mars 2011.
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