par Francisco Szekely, professeur auprès de la Fondation de Famille Sandoz et directeur du Global Center for Sustainability Leadership (CSL) à l’IMD
La semaine dernière, les leaders du monde entier se sont réunis à Rio de Janeiro pour la Conférence des Nations Unies «Rio + 20», afin de débattre de la question : «comment réduire la pauvreté, augmenter l’équité sociale et assurer la protection de l’environnement sur une planète toujours plus peuplée». Dans le sillage de ces parties prenantes de la société civile, du monde académique, des gouvernements et du secteur privé qui ont enrichi la discussion, nous souhaitons nous pencher sur un domaine d’action dynamique en faveur du développement durable.
Dans le secteur privé, l’idée changer ses pratiques pour mettre l’accent sur le développement durable gagne du terrain. Certes, ce n’est pas encore une procédure très courante. Cependant, un nombre toujours plus important d’entreprises comprennent l’impact du développement durable sur leur compétitivité et commencent à en intégrer différents éléments au sein de leurs stratégies. Allant encore plus loin, certaines entreprises saisissent les opportunités offertes par l’innovation stratégique durable, comme le souligne l’article pionnier «Why Sustainability is Now the Key Driver for Innovation»* 2009, par Ram Nidumolu, C.K. Prahalad et M.R. Rangaswami.
L’innovation stratégique durable peut être définie comme la création d’une nouveauté qui améliore la performance dans trois dimensions – sociale, environnementale et économique. Aussi bien dans la théorie que dans la pratique, il y a de nombreux débats et une confusion concernant les implications d’un tel développement de la performance, mais de plus en plus de gens s’accordent pour penser que, comme dans l’innovation conventionnelle, le changement ne se limite pas à l’évolution technologique mais inclut également une évolution des processus, des procédures opérationnelles et des approches, des modèles d’affaires, de la réflexion et des systèmes.
Le fossé entre les idées et les actes est large dans ce domaine émergent. Pour le réduire, la première étape est de comprendre les différents types d’innovation durable. On peut en distinguer trois principaux à l’intérieur d’un spectre allant de l’innovation incrémentale, à l’innovation radicale, en passant par l’innovation systémique, qui change les règles du jeu.
L’innovation incrémentale dans les produits et services
En théorie, l’innovation stratégique durable dans les produits et services, également dénommée «éco-conception», comprend une vision holistique du développement des produits et services en y intégrant des considérations environnementales, sociales et économiques. En pratique toutefois, les changements dans les produits, services et des processus internes se sont avérés largement dépendants du poids des traditions, incrémentaux, et biaisés en ceci qu’ils mettent l’accent sur les considérations environnementales et économiques, et négligent quelque peu les considérations sociales.
L’un des sous-types principaux de l’innovation durable incrémentale est «l’éco-efficience». Dans de nombreux cas, le changement se limite à des améliorations complémentaires ou «en bout de chaîne» de technologies existantes, et à une plus grande parcimonie en matière de ressources, de matériaux et de déchets, en tant qu’amélioration de l’éco-efficience. Même quand une technologie propre totalement nouvelle est lancée, elle ne concerne souvent qu’un seul critère de performance environnemental comme les émissions de CO2 ou la consommation de l’eau.
Les exemples d’innovations durables étape par étape abondent dans toute une série de secteurs – production d’électricité et de chaleur, transports, construction et fabrication. Toutefois, même en présence d’améliorations incrémentales de l’efficience dans l’utilisation des matériaux et de l’énergie, l’efficacité globale demeure relativement faible. Prenez l’industrie automobile. En réponse aux réglementations de plus en plus strictes, aux initiatives volontaires et à la concurrence accrue, ces 40 dernières années, les constructeurs automobiles ont développé des innovations pour les moteurs à combustion internes qui ont augmenté l’efficience énergétique et réduit les émissions de gaz à effet de serre et autres gaz toxiques. Toutefois, à la fin du 20e siècle, la progression graduelle en matière technologique s’est traduite par un moteur à combustion interne qui continuait à ne transmettre que 25% de l’énergie produite au train d’entraînement.
L’innovation radicale dans les processus et la chaîne de valeur
Une compréhension de la manière dont les systèmes dynamiques interagissent est cruciale pour garantir la nouveauté d’une innovation durable radicale et de grande portée. Souvent, cela implique un changement dans la manière de penser, et ce, de l’analyse des parties et des problèmes pris séparément à la perception de multiples ensembles, mécanismes de feed-back et changements non linéaires interdépendants.
L’un des principaux sous-types de l’innovation durable radicale est la transformation des chaînes d’approvisionnement. Ceci exige une vision systémique des impacts des produits et services, des processus et opérations d’une entreprise, incluant les questions sociales, comme les conditions de travail, la santé humaines et l’égalité entre femmes et hommes, les questions environnementales comme l’achat des matières premières, les processus de fabrication et la fin de vie des produits, et les questions économiques comme la compétitivité et les parts de marché.
Lancée en 2007, la transformation de la chaîne d’approvisionnement d’Unilever pour sa marque de thé Lipton afin de le certifier en tant que thé durable, constitue un exemple d’innovation radicale en matière d’agriculture durable. L’entreprise a noué un partenariat avec l’ONG internationale Rainforest Alliance (RfA) pour travailler sur les processus de certification des approvisionnements auprès de grands domaines agricoles ainsi que de petites fermes d’Amérique du Sud, d’Afrique de l’Est et de l’Asie du Sud.
La certification RfA comprend trois domaines principaux : le bien-être du personnel, incluant les normes en matière de conditions de travail et de santé; la gestion de l’exploitation agricole, incluant la gestion des sols et la gestion intégrée des récoltes; et la protection de l’environnement, incluant les objectifs concernant la préservation de l’eau et la protection de la vie sauvage. Afin de garantir une mise en œuvre effective dans les différents pays, Unilever et RfA ont développé des partenariats avec les organisations locales et ont procédé à des adaptations des conditions sur le terrain concernant la taille des exploitations, le savoir et les compétences des cultivateurs de thé, les structures socio-culturelles et les normes.
L’innovation systémique en faveur du développement durable
Au-delà de la nouveauté radicale, il y a l’innovation systémique qui change les règles du jeu et transforme les relations et les interactions entre concurrents du même secteur, les comportements des gens et leur style de vie et même les objectifs de l’entreprise.
Depuis le tournant du 21e siècle et parallèlement à l’expansion d’Internet, il y a eu une augmentation du partage, des emprunts et des prêts à travers le monde. Cette tendance a été qualifiée d’aurore de «l’âge de l’accès» ou de «consommation collaborative», un sous-type d’innovation systémique durable. Les technologies de l’information ont permis toute une série d’activités de troc, d’échange, de permutation et de partage, qui ont à leur tour favorisé une augmentation des partages hors ligne.
Ces activités peuvent êtres divisées en trois types: des marchés de redistribution où les consommateurs troquent des biens au lieu de les mettre au rebut; des styles de vie collaboratifs où les consommateurs prêtent et partagent de l’argent, des compétences et du temps; des systèmes de produits et services orientés vers les besoins, dans lesquels c’est l’utilisation d’un produit plutôt que le produit lui-même qui est vendue. L’essor de la consommation collaborative a le potentiel de désorganiser et remodeler entièrement les marchés traditionnels de consommation.
En matière de services, l’autopartage est un bon exemple d’innovation orientée vers le besoin qui retient de plus en plus l’attention. Les individus et les entreprises ont accès à l’utilisation de véhicules par le biais d’un système d’autopartage, sans avoir à assumer les coûts liés à la propriété d’une voiture. En plus de ces avantages économiques, l’augmentation de l’autopartage peut, pour une population donnée, contribuer à faire baisser les kilomètres parcourus par les véhicules, les émissions polluantes, la congestion du trafic et la demande en parkings. Et finalement, les services d’autopartage peuvent induire de nouveaux comportements, en réduisant la propriété et la consommation de voitures, et en augmentant le recours aux transports publics.
Un autre sous-type d’innovation systémique durable est l’entrepreneuriat social, qui met au défi la définition de l’entreprise en tant qu’organisation qui maximise le profit pour les actionnaires, pour la transformer en une organisation qui crée des solutions innovantes pour les enjeux sociaux. L’accent n’est pas mis sur la performance trimestrielle, ni même annuelle, mais sur le long terme, sur la distribution de valeur et la recherche de solutions pour combler les vides institutionnels. L’entrepreneuriat social peut aussi changer les règles du jeu quand il altère les perceptions et les normes sociales qui constituent souvent le frein le plus puissant au développement durable.
Il existe différents exemples d’entrepreneuriat social modifiant les règles du jeu. L’un d’eux est le modèle de la Grameen Bank ou «Banque des villages», dédiée aux petits prêts pour les plus pauvres et qui a conduit à la transformations des institutions commerciales et sociales, des normes ainsi que de la perception à l’égard des femmes, d’abord au Bengladesh, puis dans d’autres régions pauvres du globe. Autre exemple, Husk Power Systems, une entreprise sociale qui produit de l’électricité à partir de cosses de riz, un déchet à Bihar en Inde, qui s’en voit revalorisé. L’entreprise distribue cette électricité aux communautés pauvres, non pas à travers des réseaux électriques centralisés, mais par le biais de systèmes propres aux villages. Cette innovation change les règles du jeu, aussi bien sur le plan du modèle économique que sur celui du service fourni.
Francisco Szekely est professeur auprès de la Fondation de Famille Sandoz et enseigne le leadership et le développement durable. Il est également directeur du Global Center for Sustainability Leadership (CSL) à l’IMD.
Heidi Strebel est associée de recherche auprès du Global Center for Sustainability (CLS) Leadership de l’IMD.
Du 2 au 4 juillet 2012, le CLS accueille le 11ème Colloque annuel de l’EABIS. Portant sur l’innovation stratégique durable, cet événement international de haut niveau se penchera sur les perspectives de l’économie mondiale, en présence de leaders et de chercheurs de pointe du monde entier et au moyen des recherches les plus récentes, d’études de cas et des travaux conceptuels réalisés par des experts issus d’entreprises, d’universités, de la politique ou indépendants.
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• En français : Pourquoi le développement durable est devenu le moteur de l’innovation