Japon : l’équation se complique

par John Plassard, Spécialiste en investissement chez Mirabaud

Retour sur les faits. Consommation des ménages : un indicateur avancé qui ne trompe pas La stratégie de la politique de Shinzo Abe : les 3 piliers. Vive la stagnation ! Un impact direct sur les banques.

La croissance et l’inflation japonaise souffrent depuis le début des années 90 malgré les interventions de la banque centrale et les fameux Abenomics, stratégie de la politique de Shinzo Abe. Pour sauver la situation des finances publiques du pays, la TVA va cependant à nouveau être augmentée le 1er octobre avec le risque de (re)plonger le pays en récession. Analyse d’une situation bien plus compliquée qu’il n’y paraît et souvent « oubliée ».

Retour sur les faits

C'est un moment-clé pour l'administration du Premier ministre japonais, Shinzo Abe. Le 1er octobre prochain, la taxe sur la consommation passe de 8% à 10%.

Son but : améliorer la situation des finances publiques. La dette japonaise atteint près de 240% du PIB, et le gouvernement a promis de ramener la balance primaire à l'équilibre le plus rapidement possible.

Le gouvernement a cependant signalé à de nombreuses reprises qu’il prendrait « plus de mesures qu'il n'en faut » pour amortir son impact et éviter une flambée de la demande avant la hausse de la TVA puis une chute libre après.

Sur l'enveloppe budgétaire totale, une somme de 2’000 milliards de yens sera consacrée aux mesures d'amortissement de la hausse de la TVA, que cela soit des grands travaux ou des bons d'achat pour les revenus les plus bas. Si l'on prend en compte les collectifs budgétaires de l'exercice courant, les dépenses d'amortissement atteindraient 6’500 milliards de yens, dépassant largement le supplément de recettes fiscales de 5’600 milliards de yens attendu de la hausse de la TVA…

Un indicateur avancé qui ne trompe pas

En 1997, le passage de la TVA de 3 % à 5 % avait annihilé la reprise et plongé le pays en récession et dans un long épisode déflationniste.

En 2014, lorsque la TVA était alors passée de 6% à 8%, la consommation des ménages japonais avait connu sa baisse la plus forte en huit ans et le pays avait connu une croissance zéro sur l’ensemble de l’année.

Qu’en sera-t-il donc cette année ?

Selon les données publiées le 6 septembre dernier, la consommation des ménages au Japon a augmenté de 0,8% en juillet sur un an, une hausse très modérée qui ne reflète pas la vague d'achats à laquelle on pouvait s'attendre à moins de trois mois d'un relèvement de la TVA nippone.

Il s'agit en fait de la progression la moins forte enregistrée depuis le début d'année. Contre toute attente, il n’y a pas eu d’augmentation des dépenses relatives aux meubles ou appareils ménagers qui ont au contraire nettement reculé, bien que se profile une hausse de la taxe sur la consommation.

Il se peut cependant que les achats soient plus évidents au tout dernier moment en septembre afin d'éviter d'avoir à payer les 2 points de pourcentage de différence. Malgré tout, en 1997 et 2014, les Japonais avaient largement consommé durant tout le trimestre qui a précédé la hausse de la TVA…

Les flèches n’atteignent (plus ?) pas leur cible

L’origine du concept des Abemonics (ou des 3 flèches) remonte à la triple catastrophe de mars 2011 : séisme, tsunami et désastre nucléaire. En pleins préparatifs pour son retour au pouvoir et convaincu par son entourage d’insister sur l’économie plus que sur la défense et la réforme de la Constitution, Shinzo Abe prend la tête d’un mouvement favorable à des mesures drastiques.

La stratégie de la politique de Shinzo Abe, baptisée « Abenomics », repose sur trois piliers fondamentaux, trois flèches qui seront lancées en décembre 2012 :

– Une politique monétaire non orthodoxe : La banque centrale lance un véritable assouplissement quantitatif et qualitatif. Elle a annoncé début avril 2013 qu’elle doublerait progressivement sa masse monétaire afin d’atteindre l’objectif d’inflation de 2 % d’ici … 2015.

Pour ce faire, elle va plus que doubler ses achats de titres d’État et allonger la durée de leur maturité moyenne (de trois à sept ans). Ce choix doit avoir comme répercussion une baisse des taux d’intérêt réels anticipés (différence entre les taux nominaux et d’inflation) via une hausse des anticipations d’inflation. Ce fléchissement est censé inciter les entreprises à reprendre le chemin des investissements.

Si l’année 2018 a été moyenne en termes de production industrielle, force est de constater qu’elle donne des signes inquiétants en ce début d’année. La production industrielle au Japon a connu en février une baisse de -1.1% sur un an, un nouveau signe alarmant de l'impact du conflit commercial entre les États-Unis et la Chine sur l'activité de l'économie japonaise.

– Une politique de relance budgétaire : Le Japon adopte un plan de relance largement assis sur les infrastructures. Ce plan d’une ampleur de quelque 2% du PIB aura pour conséquence la dégradation du déficit budgétaire (déjà largement au-dessus de 200% !) et de la dette publique. La hausse de la TVA dans un deuxième temps est censée assainir les finances publiques sur le long terme. Il n’en sera rien.

Cependant, 7 ans après le lancement des Abenomics, le déficit budgétaire devrait encore se creuser cette année, les principaux facteurs à l'origine de ce phénomène étant la poursuite des mesures de relance budgétaire, ainsi que les travaux de reconstruction engagés suite aux inondations dévastatrices qui ont frappé le sud-ouest du Japon en juin et au typhon Jebi en septembre 2018. Les investissements dans les infrastructures en vue des Jeux olympiques de Tokyo de 2020 devraient également accroître les pressions budgétaires. La marge de manoeuvre pour de nouvelles mesures de relance s'épuise rapidement, car les dépenses sociales pèsent déjà lourdement sur le budget de l'État : le service de la dette représente 25 % du PIB japonais.

– Des réformes structurelles : Les réformes structurelles représentent la troisième et dernière flèche. Elles sont censées éviter une rechute de la croissance et lutter contre la hausse du chômage structurel qui aurait été observée entre 2008 et 2011.

Sont particulièrement dans la ligne de mire les secteurs de la santé, de la puériculture et des services aux collectivités. Les annonces faites dans un premier temps seront insuffisantes et seront complétées par plusieurs nouvelles séries de mesures dites « stratégiques ».

– La mise en oeuvre de ce vaste programme de réformes est un travail de longue haleine, qui nécessite, en outre, un minimum de temps pour produire ses effets. D’autres réformes restent aussi nécessaires à mener notamment au niveau de la compétitivité, de la fiscalité et des prestations sociales.

Le constat est donc assez lourd puisque si les trois flèches de Shinzo Abe ont frôlé le centre de la cible à plusieurs reprises, elles s’en éloignent maintenant dangereusement…

  • Shinzo Abe visait une inflation à 2%, au lieu de cela elle stagne en-dessous des 1%, exactement comme en 2012.
  • Shinzo Abe visait une croissance de 3%, mais elle est actuellement atone à +1.3%, exactement au même niveau du début des années 90.

Ses flèches firent en réalité du Japon un des pays les plus endettés du monde avec une dette publique qui se rapproche dangereusement des 250% de son PIB et une population qui ne cesse de vieillir (la politique migratoire n’a toujours pas progressé).

Vive la stagnation !

Le tableau économique mitigé (ou morose ?) japonais n’a contrairement à ce qu’on pourrait imaginer pas une influence directe sur l’indice du pays (Nikkei). Ce dernier a en effet largement plus que doublé depuis le lancement des Abénomics.

Plusieurs explications à cela. Tout d’abord le Yen s’est affaibli (face au dollar notamment et contrairement à ce que l’on pourrait penser) en passant de 80 en 2012 à 107 aujourd’hui (rappelons ici que le Nikkei est composé de plusieurs valeurs exportatrices).

Ensuite les investisseurs sont littéralement « accro » aux injections de liquidité de la BoJ. Un constat qui se traduit par une corrélation directe entre la progression du bilan de la banque centrale et le Nikkei.

Personne n’en parle, mais selon les derniers calculs, la BoJ détiendrait près de 75% des ETFs japonais, car elle continue d’acheter des actions dans le cadre de sa politique monétaire extrêmement souple.

Plus étonnant encore, depuis mars 2018, la banque centrale japonaise est également devenue un actionnaire important (un des principaux 10 actionnaires) dans près de 50 % des sociétés cotées. La BoJ est ainsi bien partie pour devenir un actionnaire plus important en 2020 que le fonds de pension du gouvernement ! La banque centrale est en route pour devenir le plus important actionnaire « individuel » d’actions japonaises…

Un impact direct sur les banques

La faiblesse de l'inflation et de la croissance va obliger la banque centrale à garder des taux proches de zéro, avec tout ce que cela implique pour les marges des banques, en particulier les banques régionales, confrontées au vieillissement de la population et à un exode des clients vers les grandes villes.

Dans un rapport semestriel sur le secteur bancaire publié en avril dernier, l'institut d'émission observait que près de 60% des banques régionales risquaient d'être en déficit dans une dizaine d'années si le crédit aux entreprises continuait de diminuer.

Si l’inflation japonaise est un problème pour le pays depuis près de 30 ans, la hausse de la TVA prévue au début octobre pourrait aussi impacter fortement la croissance du pays et envoyer, pourquoi pas, un pays déjà impacté par les tensions commerciales sino-américaines en récession. À surveiller de très près.