L’Afrique sub-saharienne : progrès et défis

par Jean-Louis Martin, économiste au Crédit Agricole, en collaboration avec Sylvain Laclias et Nanou Keita

L'Afrique sub-saharienne reste une "frontière" pour l'investisseur, qu'il soit local ou étranger. Les progrès récents sont indiscutables, et l'amélioration générale des politiques économiques a contribué à la résilience dans la crise. La dette extérieure n'est plus un réel problème, mais les défis sont encore gigantesques : une démographie dont le dynamisme est à la fois un potentiel considérable et un risque majeur, des infrastructures en attente de capitaux, un potentiel agricole largement sous-exploité, et enfin une gouvernance dont les progrès sont très inégaux entre pays.

Ce dernier point sera sans doute discriminant, et on pourrait constater au cours des prochaines années une divergence sensible entre les pays les mieux administrés, qui attireront des capitaux et se développeront, et les autres.

Résilience dans la crise

L'Afrique sub-saharienne a été affectée par la crise : la croissance moyenne est tombée de 6,5% sur la période 2002-2007 à 5,5% en 2008 et environ 1% en 2009. Ce dernier chiffre implique une chute du PIB par habitant de l'ordre de 1%. La résilience est cependant réelle. La plupart des pays ont en effet échappé à une récession : la crise a surtout touché l'Afrique du Sud (-1,7% attendu) et les exportateurs de pétrole (Angola, Gabon, Nigéria dans une moindre mesure) et de matières premières (Botswana).

La médiane de la croissance par pays est ainsi encore de l'ordre de 2,5% en 2009. Les pays moins avancés sont bien sûr affectés par la moindre demande pour leurs produits (agricoles le plus souvent) et dans quelques cas par la chute des transferts privés, mais ils ont sauf exception nettement mieux résisté que les autres.1 La médiocre performance de 2009 ne doit en outre pas faire oublier que la décennie a été une période de forte croissance en Afrique sub-saharienne (5,4% par an contre 2,3% pendant les années 90), et pas seulement dans les pays pétroliers,2 mais aussi dans des pays moins dotés, comme l'Ethiopie, l'Ouganda ou le Cap-Vert.

Des perspectives à court terme plutôt favorables, mais des situations très diverses

Les perspectives à court et moyen terme de l'Afrique sont plutôt bonnes. Le FMI prévoit ainsi une croissance de 4,1% en 2010 et 5,5% en 2011.

Deux facteurs semblent devoir soutenir la croissance au cours des prochaines années. Le premier est l'amélioration globale des politiques économiques. La prudence a d'abord été budgétaire : le solde budgétaire global avant dons est passé de -3,8% du PIB sur la période 1997-2002 à +0,3% en 2008. Une réserve cependant : si l'amélioration a été sensible dans les pays exportateurs de pétrole et dans les pays à revenu intermédiaire,3 la marge de manœuvre budgétaire est très faible, voire inexistante dans beaucoup de pays à revenu modeste. La meilleure gestion a permis une plus grande maîtrise de l'inflation, tombée de 15% en moyenne en 2000 à 6,8% en 2007, avant de suivre la tendance mondiale et de remonter à 11,6% en 2008 et entre 10 et 11% en 2009.4 La dette externe, essentiellement publique, est passée de 67,5% du PIB à 24,5% du PIB sur la même période.

Un deuxième élément favorable est apporté par le retour des capitaux vers l'Afrique. Les montants ne sont bien sûr pas du même ordre qu'en Asie,5 mais alors que les flux privés nets étaient de 4 mds d'USD par an entre 1998 et 2003, ils sont en moyenne de 20 mds depuis 2004. Le FMI estime qu'ils pourraient atteindre 45 mds en 2010.6 Ces flux sont cependant concentrés vers l'Afrique du Sud, seul pays de la région disposant d'un marché financier développé, et les pays pétroliers et miniers.

L'évolution des cours des matières premières a elle aussi un impact discriminant. Les pays miniers (notamment en Afrique australe, mais aussi, plus marginalement, Ghana et Mali) profiteront de la hausse attendue des cours des métaux, alors que 2010 devrait être moins favorable pour les pétroliers (léger recul des cours attendu au premier semestre, avant une reprise modérée au second), et que la plupart des pays restent très vulnérables à une possible hausse des prix des produits alimentaires.

Sur le moyen terme, des défis majeurs

Le défi du développement est considérable en Afrique sub-saharienne. Le PIB par habitant reste de l'ordre de 1 000 USD, contre environ 6 000 en Amérique latine, par exemple.7 L'indicateur de développement humain (IDH) du PNUD est de 0,514 pour l'Afrique sub-saharienne, et de 0,821 en Amérique latine : les indicateurs de revenus, de santé et (dans une moindre mesure) d'éducation sont dans la région très inférieurs à leur niveau dans le reste du monde. Faut-il désespérer ? A notre avis non : tous les éléments qui pourraient nourrir le développement ont en Afrique un fort potentiel de rebond ; mais tous sont aussi porteurs de nouveaux risques.

La démographie illustre parfaitement cette ambivalence. La population de l'Afrique sub-saharienne est aujourd'hui de 850 millions d'habitants8 : elle sera de 1 milliard en 2017, et 1 750 millions en 2050. Quelques pays sont bien en cours de "transition démographique", mais ils sont rares et en général petits : Afrique du Sud, Maurice, Cap Vert. Mais beaucoup en sont très loin. Le pays le plus peuplé aujourd'hui, le Nigéria, avec 155 millions d'habitants croissant de 2,0% par an, pourrait compter 290 millions d'habitants en 2050.

Quelles seront les conséquences de cette pression démographique ? Si la croissance décolle, un effet d'aubaine lié à la progression rapide de la force de travail : il faut rappeler que la Chine n'aurait pas pu se développer aussi rapidement sans la disponibilité de centaines de millions de ruraux précédemment sous-employés. Sinon, le fardeau d'une pression sociale difficilement soutenable : à l'échelle d'un pays africain moyen (10 à 20 millions d'habitants, i.e. le Cameroun ou le Zimbabwe), 200 à 300 000 jeunes entrent chaque année sur le marché du travail, alors que l'économie "formelle" offre au mieux quelques dizaines de milliers d'emplois. La plupart des autres restent ruraux et peu productifs, et l'informel urbain en absorbe une part croissante. Cette masse désœuvrée est déjà un facteur considérable d'instabilité pour de nombreux pays.9

L'agriculture africaine est un autre gisement de croissance aujourd'hui sous-exploité. Les terres cultivables sont abondantes (environ 1 milliard d’hectares) mais peu mises en valeur. Le continent est largement importateur net de produits alimentaires, et certains pays sont régulièrement affectés par des famines. Les raisons de la stagnation sont multiples : contraintes de financement, difficultés d'accès aux marchés, formation insuffisante des paysans… ). Aucune n'est insurmontable.10 Mais un nouveau défi est apparu pour l'agriculture africaine : celui du changement climatique en cours.

Les infrastructures physiques africaines sont très insuffisantes, mêmes comparées à celles des pays à faibles revenus d'autres parties du monde : 31 km de route pour 100 km2 contre 124, une capacité de production d'électricité de 37 MW par million d'habitants contre 326…11 Le retard est tel qu'un rattrapage n'est pas envisageable dans la décennie qui commence. Des progrès sont cependant probables, avec une nette augmentation des financements internationaux publics pour de nouveaux projets. Concernant l'éducation, il est aussi possible d'être très négatif : 46 des 101 millions d'enfants d'âge scolaire qui ne vont pas à l'école sont Africains. Les progrès sont toutefois réels depuis quelques années : environ 60% des enfants terminent le primaire, soit près de 10% de plus qu'il y a 10 ans.

Le progrès de l'Afrique sera aussi conditionné à une amélioration de la gouvernance.12 Le lien entre celle-ci et le développement est complexe. Parmi les pays les plus pauvres en particulier, la qualité de la gouvernance ne semble en particulier pas discriminante à elle seule : quelques pays très dotés en ressources (Gabon, Guinée équatoriale) ont un IDH relativement élevé, alors que d'autres à la gouvernance meilleure mais beaucoup plus démunis (Mali, Mozambique) obtiennent un résultat inférieur.

Cependant, la plupart des pays africains dont l'IDH se situe dans le haut de la catégorie des pays "à niveau de développement humain moyen"13 (autour de 0,7 et au-dessus) sont des pays dont la gouvernance est au-dessus de la moyenne (de l'ensemble des pays). La tendance récente est plutôt à l'amélioration,14 mais les perspectives sont incertaines : si dans certains pays (Ghana, Afrique du Sud, Maurice, Cap-Vert…) les élections sont devenues une "routine" et la concrétisation de réels débats internes sur l'évaluation des gouvernements et les choix de politique, les reculs n'ont pas manqué, et dans la plupart des grands pays de la région (l'Afrique du Sud étant l'exception), la gouvernance reste médiocre ou les progrès fragiles (Nigéria).

Enfin, l'Afrique devra sans doute aussi imaginer une stratégie de développement originale. Le schéma traditionnel "évolutionniste" de passage de l'agriculture à l'industrie puis aux activités de services n'est peut-être plus viable aujourd'hui, alors que la Chine semble avoir capté durablement la production industrielle de masse : on voit mal quels atouts des petits pays, mal pourvus en infrastructures et en capitaux, pourraient lui opposer. En Afrique, les progrès de leur base agricole resteront à notre avis déterminants pour l’évolution des deux prochaines décennies.

L’agriculture offre à la fois des opportunités de croissance inclusive, tirée par une demande urbaine en croissance rapide, mais aussi d’entrainement d’autres activités notamment par la transformation des produits.15

NOTES

1. Parmi les 29 pays "à faible revenu" ou "fragiles" selon la classification du FMI, seulement deux, Madagascar et la Guinée, devraient voir une contraction de leur PIB en 2009, pour des raisons tenant beaucoup plus à la situation politique locale qu'à la crise mondiale.
2. Dont certains (Angola, Nigeria, et surtout Guinée équatoriale) ont enregistré des taux de croissance parfois très supérieurs à 10%.
3. Selon la classification du FMI : Afrique du Sud, Botswana, Cap-Vert, Lesotho, Maurice, Namibie, Seychelles, Swaziland. On notera qu'à l'exception de l'Afrique du Sud, il s'agit de petits pays, le plus peuplé étant le Lesotho avec 2,1 millions d'habitants.
4. Ce rebond illustre la fragilité de beaucoup de pays, très sensibles à la remontée des cours des matières premières énergétiques et alimentaires.
5. Les mêmes flux vers l'Asie en développement ont été en moyenne de 86 mds USD entre 2001 et 2008. 
6. World Economic Outlook, octobre 2009. Selon la même source, les flux publics devraient eux aussi progresser sensiblement (16 mds USD en 2010).
7. World Development Indicators, Banque mondiale. Les derniers chiffres, pour 2007, sont de 970 USD pour l'Afrique sub-saharienne et de 5 890 pour l'Amérique latine.
8. Les chiffres et prévisions de population viennent des Nations unies. Il faut souligner l'incertitude des prévisions à long terme dans des pays pas encore en transition démographique : ces chiffres diffèrent ainsi sensiblement de ceux de l'US Census Bureau, qui voit par exemple l'Ethiopie plus peuplée que le Nigéria en 2050.
9. On a pu constater son rôle dans les troubles qui ont agité la Côte d'Ivoire (pendant mais aussi avant la guerre civile) ou dans les conflits post-électoraux au Kenya (et on parle ici des deux anciens "modèles" des Afriques francophone et anglophone !). Sans aller jusque-là, la croissance de la population est telle que même les gouvernements les mieux pourvus en ressources et désireux d'améliorer la qualité de la gouvernance (on pense ici au Nigéria d'après les militaires) ont les plus grandes difficultés à assurer à la population les services minimum que celle-ci est en droit d'attendre de l'Etat : sécurité, éducation, santé. 10. Les investissements étrangers, notamment asiatiques, dans l'achat massif de terres (Congo, Soudan, Tanzanie, Ethiopie, Madagascar : selon les Nations unies, rapport De Schutter sur le droit à l'alimentation, 30 millions d'hectares seraient ainsi l'objet de négociations, certaines transactions ayant déjà été conclues) peuvent apparaître comme un moyen de lever ces contraintes. Il n'est cependant pas certain qu'ils soient porteurs d'un véritable développement pour les pays récipiendaires.
11. Source : Africa Progress Panel, rapport 2009.
12. La qualité de la gouvernance est mesurée ici par la moyenne des six "KKZ" (des noms de leurs créateurs : D. Kaufmann, A. Kraay et P. Zoído-Lobatón) calculés chaque année par la Banque mondiale : participation des citoyens, stabilité politique et absence de violence, efficacité du gouvernement, qualité de la réglementation, état de droit, contrôle de la corruption.
13. Selon la terminologie des Nations unies.
14. Ainsi, les scores moyens de l'Index Ibrahim de la gouvernance en Afrique sont passés de 52,7 en 2002 à 55,8 en 2008, avec 31 pays subsahariens sur 48 qui ont amélioré leur performance de gouvernance au cours de la période (cité par Africa Progress Panel). Cet index rejoint largement les indicateurs KKZ de la Banque mondiale, les pays selon lui les "mieux gouvernés" dans la région étant dans l'ordre : Maurice, le Cap-Vert, les Seychelles, le Botswana, l'Afrique du Sud, la Namibie et le Ghana.
15. "Les défis de la transition en Afrique sub-saharienne", Bruno Losch, Banque mondiale (à paraître).

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