Le double pari de Merkel : trouver une solution unique aux problèmes politiques de l’Allemagne et de l’Europe

par Nicolas Doisy, Stratégie et Recherche économique chez Amundi

En décidant d’accueillir subitement les réfugiés en Allemagne, la Chancelière A. Merkel semble avoir improvisé un pari politique risqué dans la perspective des élections régionales et législatives, alors que l’existence même de l’Europe est menacée. Après avoir subi une moins forte baisse dans les sondages que son parti (qui a aussi perdu du terrain lors du dernier scrutin régional), Angela Merkel doit gérer un tournant dans sa stratégie à long terme la conduisant aux élections législatives prévues à l’automne 2017. Elle n’a d’autres choix que de mener à bien les négociations avec la Turquie afin d’éviter à l’Europe une nouvelle crise dangereuse, tout en limitant la perspective d’une « saignée électorale » en parvenant à intégrer les réfugiés.

I/Les enjeux : « préempter » la crise des réfugiés avant un point de fusion politique en Allemagne et en Europe

1. Problème européen, la crise migratoire ne pouvait qu’aggraver la crise de l’euro et secouer la situation politique allemande

Après le désastre du sommet européen de juillet dernier, Mme Merkel a compris le risque politique que prenait l’Allemagne en ostracisant le point d’entrée des migrants : pousser la Grèce (ainsi que l’Europe) dans le précipice. D’un point de vue plus national, laisser s’installer l’idée selon laquelle l’Allemagne a un double problème (économique et politique) avec la Grèce revenait à pousser cette dernière à la lisière (voire complètement en dehors) du projet européen/de monnaie unique, et laissait donc augurer la sortie d’autres pays de la zone euro. Cette prise de conscience est intervenue au moment même où le parti AfD1 s’est choisi un nouveau leader, qui a donné une impulsion droitière à un parti qui était jusque-là anti-euro mais centriste.

Comme la montée en puissance d’AfD, qui venant après celle des Pirates, allait à coup sûr couper Mme Merkel (d’une partie) de son aile droite, la Chancelière semble avoir décidé d’anticiper le problème en ouvrant vers l’électorat centriste/de gauche. L’un des objectifs était sûrement d’éviter à l’Allemagne l’embarras d’une crise politique, qui serait venue se greffer à l’impasse institutionnelle persistante de l’Europe. Ce pari semble se révéler gagnant dans la mesure où Mme Merkel a réussi à limiter la dégradation de son image (et de celle de son pays) et les pertes électorales. Elle reste même la personnalité en dernier recours de son peuple, comme l’ont montré le résultat des dernières élections régionales et les sondages.

2. En aggravant les maux de la Grèce, la crise des réfugiés ne pouvait que se répercuter sur le projet euro(péen)

Un corollaire (si ce n’est l’objectif indirect non avoué) de la manœuvre de Mme Merkel est de remettre la Grèce au centre du jeu, non comme la source de la crise européenne, mais comme la clé de voûte de la solution. On peut notamment s’en convaincre par l’absence de retour du plan de sauvetage de la Grèce et des inquiétudes sur la dette du pays dans les grands titres de la presse : toutes les sources de friction potentielle ont été étouffées ces dernières semaines (notamment sur les retraites), et l’affrontement attendu sur l’allégement de la dette grecque a été relégué au second plan. Autre signe palpable (bien que timide), la déclaration du Ministre des Finances Schaüble selon laquelle la Grèce ne peut pas être abandonnée dans les circonstances actuelles2.

Outre les autres complications, le plan Europe/Turquie sur la crise des réfugiés, en cours de négociation sous la houlette de Mme Merkel, a conduit un représentant de l’UE à déclarer que « nous [l’Europe] avons une semaine pour bâtir un état grec »3. Le défi à relever est donc exactement celui requis pour une mise en œuvre effective du plan de sauvetage de la Grèce. Aux cours des dernières années, l’incapacité avérée des gouvernements grecs successifs (ou de la task force dédiée de l’UE créée début 2012) à assainir la gouvernance du pays a clairement confirmé cet état de fait. Cette fois-ci, la stratégie de Mme Merkel pour l’Europe est de « ne pas gâcher une bonne crise »4.

II/Le pari : passer de la suprématie nationale au leadership européen, pour combler le vide politique

1. Angela Merkel est en passe de rester Chancelière, ne serait-ce qu’en l’absence d’alternatives crédibles

À ce stade, les dernières élections régionales ont témoigné d’une certaine désaffection envers Mme Merkel mais pas au point de saper sa crédibilité et d’ouvrir une alternative au sein de son parti. La plupart de ses adversaires potentiels ont enregistré des résultats médiocres lors des élections ou ne sont pas jugés aptes à la fonction (notamment M. Schaüble). Parallèlement, compte tenu des règles internes de son parti, il est très difficile pour tout candidat potentiel de la contester. De même, son principal critique à droite, Horst Seehofer, ne peut pas non plus a contester.en sa qualité de président du CSU, le parti de Bavière associé à la CDU, le parti minoritaire de la CDU.

Aucun des autres partis (sauf l’AfD) n’a profité des déboires du parti de Mme Merkel dans les sondages et les dernières élections régionales, faisant de la Chancelière le seul et unique recours (cf. graphiques 1 à 3). De fait, l’évolution de la politique allemande semble se calquer sur la tendance observée ailleurs en Europe: les échecs du parti au pouvoir ne bénéficient pas au principal parti gouvernemental d’opposition, mais aux partis marginaux, dans ce cas de la droite. Cette évolution, si elle se confirmait, revêtirait naturellement une signification historique, incitant l’électorat allemand à resserrer les rangs derrière son leader élu.

2. Angela Merkel profite d’une menace politique inattendue pour relancer la construction européenne

Compte tenu de sa nature confédérale, l’UE a été prise au dépourvu par la crise des réfugiés et son existence même est désormais menacée: Mme Merkel a habilement transformé cette menace existentielle en un signal d’alarme. En effet, maintenir le cap fixé lors du sommet européen de juillet dernier aurait ouvert la boîte de Pandore avec la crise migratoire à venir. Une fois la Grèce évincée de la zone euro, les autres pays de la périphérie auraient été rapidement voués au même destin. Sauf à ce que le processus de sortie soit aussi bien conçu que le plan de gestion de la crise migratoire, il aurait sûrement eu des conséquences contre-productives, alors que les difficultés de la Chine commençaient à se faire sentir dans le monde entier.

Avec deux plans tout aussi complexes l’un que l’autre à mettre en place (l’un pour défaire le processus d’unification et l’autre pour le promouvoir), Mme Merkel a certainement estimé qu’il était plus judicieux de poursuivre le projet (euro)péen, en particulier face à la menace potentielle du Brexit. Alors que l’essayer n’interdit pas la seconde en cas d’échec, la première option comporte des bénéfices potentiellement plus grands pour l’Europe, l’Allemagne… et Mme Merkel elle-même. En prenant l’initiative, elle joue désormais un rôle central dans la résolution de la crise, dont la mise en œuvre lui imposera probablement de rester en fonction pendant un quatrième mandat…

Conclusion

En prenant très tôt à bras-le-corps la crise migratoire, Mme Merkel s’est placée au centre de la résolution d’une crise politique (allemande et européenne), qui aurait pu lui être fatale (ou, du moins, à son héritage politique, si elle avait décidé de ne pas se représenter). Même si Mme Merkel s’est imposée comme leader du processus pour un autre mandat de chancelière, sa stratégie a l’avantage de protéger le projet européen (voire de le faire avancer), et donne l’occasion à l’Allemagne d’être à la hauteur de ses responsabilités européennes. C’est ce qui s’appelle « faire d’une pierre deux coups » (voire plus).

Même si le plan de gestion de la crise migratoire semble plus abouti que celui sur l’euro, sa mise en œuvre porte en elle des risques, en Allemagne mais aussi en Grèce, pays auquel Mme Merkel a lié son destin. C’est dans une large mesure, la meilleure garantie que Mme Merkel pouvait offrir en vue d’un dénouement positif: en effet, elle pourrait aussi décider de quitter le paysage politique allemand après trois mandats et, ainsi, ne pas mettre en péril son capital politique/héritage historique. Avec deux scrutins régionaux dans les six prochains mois et les élections législatives de 2017 un an après, Mme Merkel a du pain sur planche.

NOTES

  1. Alternative für Deutschland (AfD) a pris le relais des « Pirates » comme la première force de protestation de tendance droitière. Jusqu’à ce que Frauke Petry reprenne le flambeau du créateur du parti, le message d’AfD mettait surtout en avant les dommages infligés à l’Allemagne par le projet de monnaie unique.
  2. « Creditor infighting threatens Greek bailout », Financial Times, 7 mars 2016.
  3. « Migration deal poses Herculean challenge » le Financial Times, 17 mars 2016.
  4. Rahm Emanuel (Secrétaire général de Barack Obama à la Maison Blanche début 2009), avait déclaré, suite à la faillite de Lehman, qu’il ne fallait « jamais gâcher une bonne crise » et la mettre à profit pour pousser des réformes et changements impossibles en temps normal.