par Jean-Louis Martin, économiste au Crédit Agricole
Le Mexique est à l'évidence un grand pays émergent : par son histoire, par sa taille (près de 110 millions d'habitants, ayant déjà en moyenne un revenu par tête de plus de 13 000 USD – en parité de pouvoir d'achat), par son potentiel (une économie diversifiée, des ressources naturelles abondantes, des grandes entreprises déjà internationalisées, un secteur bancaire solide… et une proximité du premier marché mondial).
Il a su en outre gérer en 2000 une alternance politique rendue plus difficile par 70 ans de monopole du pouvoir par un seul parti. Ses médiocres performances depuis une dizaine d'années (le PIB n'a progressé que de 1,2% par an en moyenne depuis 2000, en incluant la grave récession de cette année) déçoivent d'autant plus.
La gestion des finances publiques est rigoureuse (le redressement depuis la fin des années 90 est spectaculaire, et le Mexique est aujourd'hui un pays peu endetté), mais la faiblesse des ressources fiscales non pétrolières limite sévèrement les capacités d'intervention de l'Etat, et a progressivement affaibli la compagnie pétrolière nationale. Et, principalement en raison de blocages politiques (certains sont des séquelles de l'alternance, d'autres sont plus structurels), le pays semble incapable de se réformer.
Le potentiel reste intact, mais il est à craindre que la "cohabitation" entre un président PAN (Parti d'Action Nationale) et un Congrès d'opposition ne se traduise jusqu'en 2012 par trois ans supplémentaires d'immobilisme. Cette stagnation est porteuse de deux risques : d'une part, une perte relative d'intérêt des investisseurs pour le Mexique et, d'autre part, un risque social (et, indirectement, politique), le rythme actuel de croissance ne permettant pas de redistribution dans un pays très inégalitaire.
Une victime désignée de la crise aux Etats-Unis
La contraction de l'économie mexicaine était attendue : les Etats-Unis absorbent 80% des exportations mexicaines et les productions industrielles des deux pays sont étroitement corrélées (graphique 1). L'ampleur du repli de l'activité au Mexique a cependant surpris : la production manufacturière a chuté de 14,0% puis de 14,9% (a/a) aux 1er et 2e trimestres 2009.
Le secteur des services, que l'on imaginait un peu plus résistant à la conjoncture du pays voisin, recule dans les mêmes proportions : au 2e trimestre 2009, le PIB tertiaire baisse de 10, 4% ( a/ a) (commerce : -20,9%, hôtellerie : -17,2%, transports : -13,7%).
La paralysie du pays (notamment de Mexico) provoquée début mai par la poussée de grippe a pesé sur le secteur. La différence avec le Brésil est remarquable : elle est due au poids plus élevé au Brésil du secteur des administrations publiques (qui par essence a résisté) et à la bonne performance du secteur bancaire brésilien pendant la crise.
Au Mexique, la crise s'est donc clairement propagée d'abord par le canal de l'économie réelle1. Le canal financier a également joué un rôle : chute du peso (qui perdait 7,3% le 8 octobre 2008) et alourdissement brutal du poids de la dette des corporates mexicains2, et ralentissement rapide de la progression du crédit domestique, jusqu'à une contraction de l'encours à partir de mai 2009.
Un point bas pourrait avoir été atteint au 2e trimestre : ainsi l'indice global d'activité (IGAE) de juillet est encore en recul de 6,9% vs. juillet 2008, mais en progression de 2,5% vs. juin 2009 (c'est le deuxième mois consécutif de hausse). Le taux de chômage continuait cependant à progresser en juillet et août (c'est toutefois au Mexique un indicateur assez peu fiable de l'activité), et l'activité d'août était médiocre (la production industrielle reculait de 7,8% a/a et de 0,2% m/m). Le recul de l'activité au 1er semestre a été tel que le PIB va se contracter d'au moins 7% sur l'ensemble de 2009, et le rebond en 2010 risque d'être modeste (3%).
Une réaction timide des autorités mexicaines
A l'été 2008, les autorités mexicaines avaient un avantage par rapport au gouvernement brésilien : elles n'avaient aucun doute sur le fait que la crise affecterait le pays, alors qu'à Brasilia, l'ouverture limitée de l'économie permettait encore de se bercer de l'illusion d'un "découplage". Le niveau assez faible de sa dette publique et la solidité de son investment grade (BBB+ pour les trois agences) semblaient aussi laisser au Mexique une marge de manœuvre plus large qu'au Brésil (qui n'était que BBB- pour deux agences et au-dessous de l'investment grade pour Moody's).
La situation des autorités mexicaines était moins confortable qu'il n'y paraissait. En particulier, la forte dépendance des recettes publiques au secteur pétrolier et la médiocrité des cours au 4e trimestre 2008 et au 1er semestre 2009 (et bien sûr la baisse tendancielle du volume de production de Pemex) provoquaient déjà des difficultés budgétaires, avant même prise en compte de l'impact de la crise sur l'activité domestique. L'extrême orthodoxie des responsables de la politique économique a fait le reste : les mesures budgétaires de soutien à l'économie ont été limitées à une relance modérée des investissements publics. La Banque du Mexique a été plus active, en baissant son "taux objectif" de 375 pdb depuis janvier, le ramenant au-dessous du taux d'inflation. La politique de crédit restrictive des banques mexicaines a cependant limité l'impact de cette baisse sur l'économie.
Une croissance structurellement au-dessous de son potentiel
Le Mexique est un des très grands pays émergents : le cinquième en termes de PIB après les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), et il devance la Corée et plus largement la Turquie et l'Indonésie. Son PIB par habitant est proche de celui de la Russie, équivalent à celui du Brésil (qu'il devance encore de 27% en PIB à parité de pouvoir d'achat), et dépasse largement les grands pays asiatiques.
Une croissance médiocre
Mais sur la période 2000-2009, la croissance moyenne annuelle du PIB mexicain n'a été que de 1,2%, à peine supérieure à celle de la population (+1,1% / an). Alors que l'environnement économique lui était favorable (prix élevé et croissant du pétrole, consommation soutenue aux Etats-Unis), le Mexique a perdu du terrain par rapport bien sûr à la Chine et à l'Inde, mais aussi par rapport aux autres pays latino-américains (Brésil, Colombie, Chili) et aux autres grands émergents (Turquie, Pologne, Indonésie).
Le Mexique dispose pourtant d'avantages évidents : une population et un marché intérieur de bonnes tailles, des ressources naturelles (énergétiques, minières et agricoles) au-dessus de la moyenne (même si la ressource en eau est en train de devenir une contrainte pour l'agriculture), une géographie favorable au développement (pas d'obstacle majeur aux échanges internes, et proximité des Etats-Unis) renforcée par le traité de libre-échange avec les Etats-Unis (ALENA).
On ne peut pas pointer de raison simple et encore moins unique à sa performance décevante en matière de croissance. Des freins évidents peuvent cependant être identifiés : l'inefficacité du système éducatif (plus que son insuffisance en volume : entre 2000 et 2007, le Mexique a affecté en moyenne 25% des dépenses publiques à l'éducation, soit nettement plus que la plupart des pays de niveau de développement comparable), la médiocrité de la gouvernance (voir plus bas), la faiblesse de l'Etat et des infrastructures (elle-même liée à l'insuffisance des ressources budgétaires), la concurrence trop limitée dans beaucoup de secteurs (un cas emblématique est celui des télécommunications, dans lequel Telmex opère 92% des lignes fixes et sa compagnie sœur Telcel 72% des mobiles ; la situation y évolue toutefois lentement, avec la montée de Telefónica), une législation du travail trop rigide qui handicaperait l'embauche (ce dernier point est discuté : il est effectivement possible qu'elle gêne les PME, mais les grandes entreprises la gèrent sans difficulté)…
Les conséquences négatives de cette modestie de la croissance sont cependant claires. D'une part, l'attractivité du Mexique en souffre, même si le flux d'investissement étrangers est et restera soutenu, en raison de la taille du pays et du marché local, et de la proximité et de l'accès privilégié au marché américain.
Des tensions sociales persistantes
D'autre part et surtout, la faible croissance des dernières années ne permet aucune redistribution. Or le Mexique reste un pays très inégalitaire. Ceci n'apparaît pas tant dans un coefficient de Gini élevé (48,1) mais plus faible qu'au Brésil, en Colombie ou au Chili, que dans la très forte dispersion de l'"Indice de Développement Humain" (IDH) des Nations Unies, qui prend en compte non seulement le revenu, mais aussi des indicateurs de santé et d'éducation. Au niveau national, le Mexique, avec un IDH de 0,854, est classé 53e, au niveau du Costa-Rica. Au niveau des États, l'échelle va3 de celui de Chypre pour le District Fédéral ou du Chili pour le Nuevo León (Monterrey) à celui de l'Indonésie pour le Chiapas. Au niveau local, les différences peuvent être beaucoup plus extrêmes : dans l'État de Jalisco (Guadalajara), l'IDH va du niveau de l'Estonie dans la ville capitale à celui du Maroc voire du Nigéria dans des municipios défavorisés4.
Les municipios les plus défavorisés de l'État de Jalisco se distinguent non seulement par des revenus très bas, mais aussi par des indicateurs sociaux (éducation et santé) très médiocres et parfois en dégradation, traduisant l'absence de l'État dans certaines localités. Il se trouve aussi que ce sont des municipios où une proportion de la population très supérieure à la moyenne est de langue maternelle indigène. Une croissance plus soutenue n'aurait sans doute pas suffi pour une meilleure redistribution, mais il est certain que sa faiblesse tend à aggraver la polarisation de la société mexicaine.
La montée des tensions sociales a déjà failli conduire lors des présidentielles de 2006 à une victoire d'une gauche radicale (le Parti de la Révolution Démocratique, PRD). Celle-ci est aujourd'hui affaiblie, mais l'insatisfaction de la population s'est exprimée lors des élections de juillet 2009 par la déroute du parti au pouvoir et la victoire du vieux parti dominant (le Parti Révolutionnaire Institutionnel, PRI). Une "seconde révolution mexicaine" est très improbable, mais faute d'une croissance nettement plus soutenue, les problèmes sociaux vont s'aggraver, et avec eux le risque d'une inflexion sensible de la politique économique, dans le sens d'un populisme lui-même porteur de risques bien connus en Amérique latine.
Des perspectives plus difficiles pour les finances publiques
La dette publique mexicaine ne représente que 27% du PIB (juin 2009). Son poids se compare favorablement à la situation des autres pays notés BBB par les agences de notation, et reste tout à fait supportable. La solidité financière du pays est renforcée par la gestion prudente des finances publiques, bien que cette année, des hypothèses trop optimistes vont conduire à un déficit (peut-être 4% du PIB) nettement plus élevé qu'anticipé (1,8%).
Cependant, malgré plusieurs "réformes" fiscales limitées, les recettes publiques non pétrolières ne représentent que 11,5% du PIB (12,5% du PIB non-pétrolier), auxquels s'ajoutent 6,5% assis sur la production et la distribution de pétrole et de gaz. Or la production de Pemex est tendanciellement décroissante : d'un pic de plus de 3,4 millions de barils par N°5 – Novembre 2009jour en 2004, elle est tombée ces derniers mois au-dessous de 2,6 millions, avec une chute de 200 000 b/j depuis un an.
Des experts5 estiment que la production mexicaine tombera, en l'absence de projets nouveaux (mais en prenant en compte les champs actuellement en développement), à moins de 1,5 millions b/j en 20206. Or toutes choses égales par ailleurs (en particulier : au niveau actuel des cours), une chute de la production à 2 millions b/j impliquerait des coupes de 10% dans les dépenses publiques pour maintenir le déficit budgétaire à son niveau actuel. Ces derniers jours, lors de l'examen du budget 2010, on a pu constater que les députés mexicains n'ont trouvé que l'expédient d'une hausse du prix de référence du pétrole pour écarter un alourdissement de la fiscalité qu'ils refusent : peut-être la reprise mondiale viendra-t-elle effectivement à leur secours, mais il est clair que de telles "décisions" ne tiendront pas longtemps lieu de politique fiscale.
Les difficiles réformes pétrolière et fiscale
Pour que le budget national retrouve de l'espace, les autorités mexicaines vont donc devoir réformer sur deux fronts : d'une part dans le secteur pétrolier, pour reconstituer les réserves et relancer la production, et d'autre part en matière fiscale, pour réduire la dépendance au pétrole.
Les réserves "prouvées" de pétrole (aujourd'hui 14 milliards de barils, soit 15 ans de production au niveau actuel) sont en baisse : les modestes découvertes ne compensent plus la production depuis 1999. Les projets de Pemex de relancer sa production par la mise en exploitation du champ onshore de Chicontepec n'inverseront pas la tendance : les premiers résultats sont décevants, et sans investissements massifs en eaux profondes dans le Golfe du Mexique (où il est estimé que les réserves pourraient atteindre 50 milliards de barils), la production et les réserves continueront à baisser. Or Pemex n'a absolument pas les moyens de ces investissements : il n'a pu financer que dix forages en eaux profondes, alors que 300 sont effectués chaque année dans la partie américaine du Golfe. Or les multinationales pétrolières n'apporteront les ressources nécessaires que dans le cadre de contrats de partage de la production nouvelle, actuellement interdits par la Constitution mexicaine.
La réforme du secteur énergétique de novembre 2008 laisse un peu plus de liberté à Pemex dans la gestion de ses relations avec ses contractants, mais elle confirme cette restriction, précisant par exemple que le paiement des services fournis par ceux-ci doit être effectué en "cash" et ne peut pas être lié à la production ou aux éventuelles découvertes. Il est donc très im- probable qu'elle suffise à attirer les "majors" du secteur, et donc à relancer significativement l'exploration et la production.
Le principal obstacle à une réforme plus profonde est clairement politique : la nationalisation des compagnies pétrolières étrangères (et la création de Pemex) en 1938 est un acte fondateur du Mexique "moderne". Au-delà de l'obstacle constitué par un syndicat très puissant et qui s'opposerait avec la dernière énergie à une "ouverture" du secteur qui menacerait à terme ses privilèges, aucun parti politique ne se risque à prôner publiquement une réforme qui entraînerait une disparition du monopole de Pemex (pas même le PAN qui s'en est bien gardé depuis son accession au pouvoir en 2000, y compris quand il était dominant au Congrès). Dans le contexte politique actuel où le PRI est majoritaire avec ses alliés, une telle réforme est devenue très improbable.
Avant la présentation du budget 2010, le président Calderón avait prononcé le 2 septembre un discours assez alarmiste sur l'état des finances publiques mexicaines. Le gouvernement mexicain a donc présenté le 9 septembre une proposition de budget qui sans être très agressif (il s'agissait de le faire accepter par l'opposition) essayait tout de même d'élargir un peu la base fiscale. Les principaux points en étaient : 1) une augmentation de l'impôt sur le revenu de 28% à 30% ; 2) des augmentations des taxes spécifiques sur le tabac, l'alcool et les jeux et une nouvelle taxe sur les télécommunications ; 3) une augmentation de la taxe sur les dépôts bancaires ; 4) une nouvelle taxe "anti-pauvreté" (destinée aux programmes sociaux du gouvernement) de 2% sur tous les biens et services. Par ailleurs, des hausses de certains prix administrés étaient annoncées. Les hypothèses macro étaient d'une croissance de 3% en 2010 (en ligne avec notre prévision) et une inflation de 3,3% en fin d'année 2010. Le prix moyen du pétrole intégré dans le budget est de 53,9 USD/baril, avec une chute de production de 122 000 b/j (optimiste selon nous). Le déficit prévu des finances publiques était alors de 2,5% du PIB, avec un retour à l'équilibre en 2012.
La proposition gouvernementale a été édulcorée par les députés du PRI sur plusieurs points. La hausse de l'impôt sur le revenu a bien été entérinée, ainsi que celle sur les dépôts bancaires, mais l'augmentation de la taxe sur la bière a été revue à la baisse, ainsi que celle sur les télécommunications. Surtout, la "taxe anti-pauvreté" a été refusée, remplacée par une hausse de 1% de la TVA.
Enfin, les députés ont porté le prix de référence du pétrole (de la "mezcla mexicana") à 59 USD/baril. Grâce notamment à cet ajustement, le déficit budgété des finances publiques reste supportable, à 2,8% du PIB. Mais, en attendant le vote du Sénat (où le PAN ne dispose que de 51 sièges sur 128) le 31 octobre, rien ne vient renforcer la position budgétaire à moyen terme du Mexique : la principale proposition d'élargissement de la base fiscale a été rejetée. Une autre, restreignant les possibilités de "consolidation fiscale"7, est contestée.
Le consensus sur la nécessité d'une réforme fiscale est pourtant plus facile à établir que sur le secteur pétrolier. Mais le contexte actuel de reprise de contrôle du pouvoir législatif par le PRI est peu favorable à la coopération entre le gouvernement et l'opposition. « Le PRI n'a pas de responsabilité conjointe avec le gouvernement » affirmait Enrique Peña Nieto, gouverneur de l'État de Mexico (le plus peuplé) et actuellement candidat favori du PRI aux présidentielles de 2012.
La montée d'une nouvelle violence
Comme beaucoup de pays latino-américains, le Mexique a une histoire marquée par la violence : une colonisation plus violente qu'ailleurs (c'est un des deux cas – l'autre étant le Pérou – où les conquérants espagnols se heurtèrent à un État organisé), une guerre d'indépendance plus longue (1810-1821), des guerres civiles et des guerres extérieures (notamment contre la France et les Etats-Unis) au XIXe siècle, et une révolution suivie d'une longue guerre civile (1910-1928). Cependant, la "dictature molle"8 du PRI de 1929 à 2000 a assuré au pays une paix et une stabilité que le reste de la région n'a en général pas connu, et qui malgré ses faiblesses a sans doute contribué à l'avance relative du Mexique.
La situation a radicalement changé : le Mexique est devenu l'un des pays les plus violents au monde. En 2008, plus de 6 000 meurtres9 ont été enregistrés, plus que le nombre de soldats américains et de civils tués en Irak pendant la même période. Les premiers mois de 2009 montraient une aggravation de la situation10. La frontière nord est de loin la plus affectée, mais la violence touche aussi la côte pacifique (Sinaloa, Michoacán, Guerrero), la capitale et Cancún.
Deux raisons sont généralement avancées pour expliquer cette dégradation. La première est la montée du trafic de drogue et la guerre féroce entre les groupes ("cartels") luttant pour son contrôle. Ces groupes ont initié leurs opérations comme simples transporteurs pour les cartels colombiens dans les années 80, mais leur proximité du marché final (les Etats-Unis, bien que la consommation locale ait aussi beaucoup progressé) où se réalise l'essentiel des profits leur a permis d'être aujourd'hui totalement autonomes. Il est estimé que le trafic de drogues illicites emploie un demi-million de personnes au Mexique, et aurait généré en 2008 un chiffre d'affaires de 19 milliards d'USD (13 pour la marijuana – soit dix fois la valeur des exportations de tomates, le premier produit agricole légal exporté aux Etats-Unis, 4 pour les amphétamines et 2 pour la cocaïne11). La deuxième raison est selon beaucoup d'analystes l'alternance politique en 2000. Le PRI n'était pas spécifiquement compromis dans le trafic des drogues, mais il semble que les groupes illégaux reconnaissaient lorsqu'il était au pouvoir qu'il existait une limite supportable, et tolérée par le pouvoir, au niveau de violence : les trafiquants ont ainsi profité des hésitations de l'État dans les premières années de l'administration Fox.
Il est donc de plus en plus fréquemment fait référence à une "colombianisation" du Mexique. La montée de la violence rappelle effectivement celle observée en Colombie dans les années 90, mais les différences entre les situations des deux pays sont nombreuses. Pour commencer, il n'y a pas au Mexique de guerrilla d'origine politique qui contrôlerait une part significative du pays ; la géographie mexicaine est nettement moins propice que celle de la Colombie à la persistance d'une rébellion armée. La frontière commune avec les Etats-Unis rend d'autre part ceux-ci d'autant plus intéressés à ce que le Mexique ne glisse pas dans la catégorie des "failed states". Mais certains éléments de comparaison sont en défaveur du Mexique : en particulier, la force publique y est beaucoup plus morcelée, désorganisée, et sans doute compromise qu'en Colombie.
Le président Calderón a répondu à ce dernier point en faisant intervenir l'armée contre les cartels de la drogue : 40 000 soldats sont aujourd'hui déployés dans le pays pour des missions d'ordre public. Il bénéficie pour le moment du soutien de la population, mais le succès exigera persévérance, moyens financiers, soutien des Etats-Unis, amélioration de la gouvernance, et des démonstrations de force qui ne seront pas toujours populaires.
"… si près des Etats-Unis"
"Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près des Etats-Unis", regrettait Porfirio Díaz, qui gouverna le Mexique de 1876 à 1911. Les relations du Mexique avec les Etats-Unis ont longtemps été tumultueuses : dépeçage du Mexique par les Etats-Unis au XIXe siècle (Texas, puis Californie, Nevada, Utah, Arizona, Nouveau-Mexique), occupation de Veracruz en 1914 par des troupes américaines, nationalisation des compagnies pétrolières (en majorité américaines) en 1936 par Lázaro Cárdenas…
Les deux pays restent étroitement liés : les Etats-Unis absorbent 80% des exportations de marchandises du Mexique, y sont de très loin les premiers investisseurs étrangers (environ 60% du total), et 12 à 15 millions de Mexicains résident (légalement ou illégalement) aux Etats-Unis (de loin la première communauté étrangère). Les deux pays sont liés par un traité commercial, l'Accord de Libre-Échange Nord-Américain (ALENA12), entré en vigueur le 1er janvier 1994.
Accusé aux Etats-Unis d'avoir détruit des emplois industriels, et (assez justement : les clauses de sauvegarde étaient sans doute insuffisantes) au Mexique d'avoir précipité le déclin de l'agriculture, l'ALENA a toutefois largement contribué à la très forte progression des exportations industrielles mexicaines vers son voisin, et a facilité la sortie de la crise financière de 1994-1995.
Aujourd'hui, plusieurs points de friction persistent. Pour les Mexicains, le plus sérieux est sans doute la question de l'immigration : ils réclament une politique américaine plus flexible (mais il n'y a pas de consensus sur ce point aux Etats-Unis) et la fin des discriminations dont ils estiment victimes les Mexicains aux Etats-Unis. Le Mexique se plaint aussi de violations mineures mais fréquentes du traité de libre-échange par les Etats-Unis13. Les Etats-Unis reprochent pour leur part au Mexique son inefficacité dans la lutte contre le trafic de stupéfiants. Les deux pays ont cependant récemment pris acte de leur "co-responsabilité"14 et de leurs intérêts communs en ce domaine.
Une gouvernance médiocre
Le Mexique souffre d'une gouvernance médiocre.
Sur la moyenne des quatre indicateurs "économiques" de gouvernance de la Banque mondiale (on a exclu les deux indicateurs les plus "politiques"), le Mexique se classe loin derrière le Chili ou l'Uruguay, mais aussi derrière la Turquie, le Brésil et la Colombie. Pire peut-être, le Mexique régresse légèrement, et l'alternance politique a déçu : alors qu'il progressait jusqu'en 2002 pour se situer alors au-dessus de la moyenne des pays (ranking de 55 sur 100 sur la moyenne des six indicateurs15), il est aujourd'hui en dessous (ranking de 46,8 en 2008).
Parmi les quatre indicateurs économiques, celui pour lequel le Mexique est le plus mal classé et où sa position se dégrade rapidement est le "respect de la loi" (ranking de 29,7 en 2008 : plus de 70% des 212 pays classés auraient une meilleure performance que le Mexique). Cela est évidemment lié à la montée de la violence (voir plus haut) et à la perception par la population et les observateurs d'une impunité presque générale. Plus profondément, il est clair que 70 ans de domination continue d'un seul parti constituent une mauvaise préparation à une bonne gouvernance.
Quelques éléments positifs cependant : le Mexique reste relativement bien classé pour les indicateurs "qualité de la régulation" et "efficacité du gouvernement", et l'indicateur "contrôle de la corruption" s'améliore depuis l'arrivée de Felipe Calderón à la présidence.
Une transformation politique inachevée
Dans son discours annuel sur l'état de la nation (le 2 septembre), après avoir fait allusion aux "blocages" qui handicapent le pays, le président Calderón a réaffirmé la nécessité d'une "nouvelle génération de réformes politiques". Il n'a pas été plus explicite, mais diverses mesures ont été envisagées ces dernières années : une réduction du nombre de députés, la possibilité d'un second tour aux élections présidentielles, et surtout la possibilité de réélection des députés, sénateurs et maires.
Ce dernier point est sans doute le plus important.
La non-réélection est un des acquis de la Révolution mexicaine, qui visait à réduire le pouvoir des caciques, mais elle a été totalement détournée : aujourd'hui, ne pouvant être réélus dans le mandat qu'ils exercent, les élus nationaux ou locaux mexicains sont dans un état de subordination totale vis-à-vis de leur parti, qui seul peut leur assurer une élection ailleurs ou un poste administratif "réservé" au parti. Il s'agit d'un facteur puissant de conservatisme : il est en effet très difficile à un gouvernement minoritaire (comme cela a été le cas depuis 1997) de trouver dans l'opposition des appuis ponctuels à une réforme, même lorsque certains députés ou sénateurs y seraient favorables. Il s'agit là du principal obstacle aux réformes "lourdes" (fiscalité, Pemex) aujourd'hui nécessaires. Le degré de priorité qui sera accordé à cette réforme politique par le président Calderón au cours des trois prochaines années, et le degré d'ouverture du PRI sur ce point restent cependant très incertains.
A court terme, un rebond certain mais contraint
L'économie mexicaine va rebondir. Les premiers signes en sont déjà apparents. La reprise sera soutenue par des facteurs techniques (reconstitution de stocks, niveau très bas de l'activité au 1er semestre 2009), par une politique budgétaire modérément expansionniste (au Mexique, c'est déjà un changement significatif), par une politique monétaire qui devrait rester accommodante au moins jusqu'au 2e trimestre, et surtout par une croissance plus soutenue aux Etats-Unis (prévision Crédit Agricole S.A. : +2,4% après -2,6% en 2009).
Il ne faut cependant pas s'attendre à une reprise spectaculaire. On a vu l'étroite corrélation entre l'activité au Mexique et la demande des Etats-Unis. Or cette dernière restera vraisemblablement contrainte par la nécessité des ménages nord-américains de rééquilibrer leurs bilans personnels. Les conséquences sur les différents secteurs de l'économie mexicaine de ce probable retour à la réalité financière pourraient être contrastées : le tourisme devrait par exemple être assez durablement impacté, alors que le secteur automobile (producteur de petits véhicules) pourrait retrouver plus rapidement un marché…
Par ailleurs, le Mexique ne bénéficie que modestement du rebond plus vigoureux des économies asiatiques : sur le marché nord-américain, la Chine est au contraire très clairement un concurrent du Mexique (la crise a toutefois redonné une certaine compétitivité aux exportateurs mexicains, en stabilisant le peso environ 20% en-dessous de son niveau de 2007).
Au total, sous l'hypothèse d'une reprise modérée de la croissance mondiale en 2010, le PIB mexicain pourrait progresser de 3% (le consensus est à 2,9%), et il ne retrouvera qu'en 2012 son niveau d'avant la crise.
A moyen terme : réformer ou pas…
Les perspectives à moyen terme sont plus incertaines. Rien n'interdit au Mexique des performances comparables à celles du Brésil. Son marché intérieur représente (en ppa) 72% de celui du Brésil, son système bancaire est lui aussi solide, son économie est presque aussi diversifiée, et on a signalé que sur plusieurs points, le Mexique dispose même d'atouts uniques : une dette publique modérée, une proximité des Etats-Unis qui devrait faciliter le processus de rattrapage.
Mais on a aussi pointé les blocages : une fiscalité impuissante, une incapacité à exploiter efficacement la principale ressource naturelle du pays, un système éducatif peu performant, une gouvernance médiocre… et in fine un système de représentation politique qui a jusqu'ici interdit les réformes structurelles indispensables. Nous estimons qu'il est peu probable que celles-ci soient entreprises avant la prochaine échéance électorale (2012) : d'ici là, le Mexique restera sans doute sur un chemin de croissance médiocre, au-dessous de son potentiel.
Au-delà, deux scénarios sont possibles. Soit le Mexique, après une réforme politique qui renforcera la gouvernabilité du pays, est capable d'un consensus sur ces réformes, et la croissance pourrait alors dépasser de manière soutenue 5% l'an, soit le Mexique se limite à une "bonne gestion" de finances publiques déclinantes et à des réformes édulcorées par les arbitrages entre partis, et une croissance moyenne de 2,5% serait déjà une performance (dans ce second scénario, on passerait aussi par des périodes de tensions sévères sur les finances publiques). Nous persistons à espérer que le premier scénario est le plus probable.
NOTES
- Affectée aussi par la chute de 12,6% des transferts privés sur les sept premiers mois de 2009 : ils ne représentent au Mexique que 2,3% du PIB mais ont un impact significatif sur la consommation des ménages.
- Qui dans quelques cas enregistraient de surcroît de lourdes pertes sur des opérations de dérivés.
- En 2005, dernière année où des chiffres sont disponibles par État.
- Un cas très comparable en Colombie (Valle del Cauca, le département de Cali) montre des écarts beaucoup plus limités, allant du niveau du Mexique à celui de l'Indonésie.
- Cambridge Energy Research Associates : "Ten Big Questions Facing Mexico's Energy Reform", mai 2009.
- Le Mexique deviendrait importateur net de pétrole en 2017.
- Dans la situation passée, le principe était de considérer les entreprises d'un même groupe comme une entité fiscale unique. En pratique, ce principe pouvait alléger considérablement la charge fiscale des entreprises, puisque celles réalisant des bénéfices peuvent les "compenser" en prenant en compte les éventuelles pertes de sociétés sœurs. Le secteur privé et quelques sénateurs du PRI se sont exprimés très vigoureusement en septembre et octobre contre une telle réforme.
- En espagnol "dictablanda", par opposition à "dictadura".
- Tous les chiffres de cette section sont des estimations, que nous considérons comme raisonnablement fiables.
- Dans l'État de Guerrero (Acapulco), 281 assassinats liés au trafic en dix mois, contre 32 en 2008 (source : Direction de la Sécurité Publique de l'État, cité par le Washington Post, 29 octobre 2009).
- Sources : DEA, ministère mexicain de l'Agriculture (SAGARPA), cité par Expansión, août 2009.
- En anglais : NAFTA ; en espagnol : TLCAN.
- Un cas récent a porté sur les obstacles à la libre circulation des camions mexicains aux Etats-Unis : inspections de "sécurité" abusives, exigence que les chauffeurs parlent anglais…
- La secrétaire d'État Hillary Clinton a reconnu (le 25 mars 2009) la "co-responsabilité" des Etats-Unis dans la situation au Mexique (elle faisait allusion à la demande nord-américaine de drogues et au trafic d'armes vers le Mexique) et dans la réponse qui doit lui être donnée. Le Congrès des Etats-Unis a autorisé un programme de dépenses de 1,6 mds USD à cet effet (pour le Mexique et l'Amérique centrale).
- Ce qui veut dire que 45% des pays (développés ou non) se situaient alors au-dessus du Mexique en termes de qualité de la gouvernance.