L’emploi, clé de la pérennité de la reprise américaine et du rebond des marchés

par Aurore Wannesson-Raynaud, stratégiste chez Axa IM

L’économie américaine a créé 431 000 postes au mois de mai, chiffre le plus élevé depuis mars 2000. Pour autant, les marchés ont largement sanctionné cette annonce. En effet, la quasi-totalité des créations d’emplois au cours du mois passé a été le fait du secteur public. En 2010, les Etats-Unis procèdent au recensement décennal de la population, ce qui implique l’embauche d’environ 600 000 personnes sur quelques mois pour collecter puis traiter les données. Ces emplois sont temporaires, et les personnes recrutées se retrouveront sur le marché du travail dès l’été 2010, au plus tard en septembre. Ainsi, excluant l’emploi public, le secteur privé n’a créé que 41 000 postes en mai, une performance bien décevante au regard de la reprise de l’activité au cours des trois derniers trimestres.

Nous proposons ici une analyse des évolutions récentes du marché du travail américain, et les perspectives pour ce qui reste une variable clé de la pérennité de la croissance outre-Atlantique, et du débouclage de la politique monétaire.

Un ajustement de l’emploi sans précédent

Au cours des deux dernières années (2008-2009), l’économie américaine a détruit 8,3 millions de postes, soit l’ajustement le plus sévère de son histoire. Tous les secteurs ont été touchés, à des degrés divers. L’emploi public, toutefois, a joué un rôle d’amortisseur de l’ajustement global, affichant un solde positif sur la période (+104k). Dans le secteur privé par contre, la correction de l’emploi a été comparable dans l’industrie et les services. L’industrie a détruit un peu plus de 4 millions de postes, dont 1,6 million dans le secteur des biens durables, et 1,8 million dans la construction.

L’ajustement de l’emploi dans la construction explique en effet une grande partie de la correction de l’emploi pendant la récession. Si l’on remonte un peu plus loin dans le temps, le secteur, qui a ajusté l’emploi à la baisse chaque mois depuis octobre 2006, a au total perdu plus de 2 millions de postes, soit un quart de la correction totale de l’emploi à lui seul, alors que ce secteur ne représente que 5% de la valeur ajoutée dans l’économie. Bien entendu, une partie de l’ajustement est venue corriger les excès hérités des années de bulle immobilière, en 2005-2006. Pour autant, l’ajustement est allé bien au-delà, puisque le secteur a retrouvé le niveau de ses effectifs qui prévalait en 1996 (soit 5,5 millions de postes, en baisse de près de 30% par rapport au point haut du cycle en août 2006).

Parallèlement, le secteur des services a lui aussi largement contribué à l’ajustement total de l’emploi, pour moitié. Ici, deux secteurs se sont partagé l’essentiel de l’ajustement : les services aux entreprises et le commerce de détail. Pour les premiers, qui ont perdu 1,5 million de postes pendant la récession, l’ajustement est plutôt habituel, les sous-traitants des entreprises de plus grande taille étant souvent les premières victimes des coupes dans les budgets des entreprises. D’ailleurs, la dichotomie qui a prévalu pendant une grande partie de la récession entre l’enquête auprès des entreprises et celle auprès des ménages pour le calcul des créations/destructions de postes et du taux de chômage illustre bien ce phénomène. Mais dans le cycle actuel, les petites entreprises, y compris les entreprises unipersonnelles, ont beaucoup plus souffert que les entreprises de grande taille, car le tarissement du crédit bancaire les a privées de financement, là où les entreprises de plus grande taille pouvaient faire appel directement au marché.

Pour ce qui est du commerce de détail, la correction de la consommation des ménages pendant la récession (- 0,2% et -0,6% en moyenne respectivement en 2008 et 2009) a naturellement conduit le secteur à un ajustement de son activité et à des réductions de coûts importantes, notamment en matière de stocks et d’emplois. Le secteur a fermé 1,2 million de postes pendant la récession.

Enfin, la finance a également payé son tribut à l’ajustement de l’emploi. Si le volume des destructions de postes sur la période est moins significatif (-570k) au regard de l’ajustement dans d’autres secteurs, il n’en n’est pas moins historique. La finance a perdu en effet près de 7% de ses effectifs, soit le pire ajustement observé depuis que les statistiques sont publiées (1959).

Des contraintes à la reprise de l’emploi

Après un ajustement sans précédent, l’économie américaine crée à nouveau des emplois. Les créations de postes sont en effet retournées en territoire positif depuis janvier 2010, avec un solde cumulé de +551k pour les cinq premiers mois de l’année. C’est assurément une bonne nouvelle. Pourtant, la question reste aujourd’hui de savoir si suffisamment de postes pourront être créés pour faire baisser significativement le taux de chômage, actuellement toujours proche des 10% (9,7% en mai). En effet, la population américaine croît au rythme d’environ 1% par an. Et la population active croît à un rythme supérieur en période de reprise car nombreux sont les chercheurs d’emplois qui, découragés pendant la récession, rejoignent la population active lorsque l’emploi redémarre. En moyenne au cours des 30 dernières années, il faut 150 000 créations de postes par mois pour stabiliser le taux de chômage. C'est-à-dire qu’il en faut significativement plus pour le faire baisser durablement.

Or, 150 000 créations de postes mensuelles nécessitent en moyenne une croissance du PIB de l’ordre de 4%(A) (ceci reflète notamment les très fort gains de productivité engrangés sur la période récente). Et c’est bien là que se pose la question de la pérennité de la reprise américaine.

Il faut en effet un rythme de croissance suffisamment rapide pour permettre à l’économie américaine de créer des emplois. Mais sans croissance de l’emploi, la consommation des ménages et donc, in fine, la croissance de l’économie resteront contraintes. De fait, la dynamique de l’emploi semble s’enclencher difficilement dans la reprise actuelle. On le voit notamment à la part significative de l’emploi temporaire dans l’emploi total au cours des six derniers mois. Les entreprises demeurent frileuses en matière d’embauches, les perspectives d’activité restant incertaines, incertitude renouvelée avec la crise de la dette souveraine en Europe. Par ailleurs, les heures travaillées ont atteint un point bas historique durant la récession (moins de 33 heures hebdomadaires), et accroître les heures travaillées sera sans doute le premier levier utilisé par les entreprises pour répondre à la hausse de leur activité, avant de recourir à un accroissement plus significatif des effectifs.

Ainsi, on pourrait voir des gains de productivité moins importants, rendant la croissance plus riche en emplois.

Parallèlement, le cycle actuel a enregistré un autre record, celui de la durée moyenne du chômage. Cette dernière a grimpé à plus de 35 semaines, là où les précédentes récessions l’avaient poussée à 20 semaines au plus haut, illustrant sûrement la sévérité de la récession. Néanmoins, ceci peut aussi constituer une fragilité structurelle, la longue mise à l’écart du marché du travail de nombreux salariés risque de réduire leur employabilité.

Par ailleurs, nous avons souligné plus haut que le secteur de la construction avait supporté à lui seul un quart de l’ajustement total de l’emploi. Or ce secteur reste aujourd’hui encore en sursis. L’excès d’offre hérité des années de bulle sur le marché de l’immobilier résidentiel, combiné à la correction toujours en cours dans le segment commercial plaident en effet, au mieux, pour un profil en L de l’activité du secteur en 2010. Dans ce contexte, le secteur sera dans l’impossibilité de compenser à moyen terme l’ajustement des deux dernières années. Cela signifie que 2 millions de chômeurs issus de la construction devront être reclassés.

Ceci a un coût pour les entreprises qui, en les embauchant, devront les former, ce qu’elles ne sont sans doute pas prêtes à assumer aujourd’hui.

Conclusions

Au total, la reprise de l’emploi que nous envisageons pour l’économie américaine restera timide en 2010.

Nous tablons sur un taux de chômage à 9,5% d’ici la fin de l’année. Dans ce contexte, le rebond de la consommation des ménages fin 2009-début 2010, et donc de la croissance du PIB, devrait ralentir en seconde partie d’année, l’emploi n’apportant que partiellement une compensation à la disparition progressive du soutien public (baisses d’impôts, prime à la casse, extension des prestations chômage).

La faiblesse de la reprise de l’emploi sera par ailleurs la clé d’une politique monétaire accommodante jusqu’à la fin de l’année. La Fed n’a jamais, historiquement, monté le taux des Fed Funds moins de 12 mois après le point haut du taux de chômage. Ces derniers ne devraient donc être relevés que début 2011. Dans l’intervalle, la Fed continuera de mettre un terme aux différents programmes d’urgence mis en place en 2008 et 2009.