Les devises : thème d’investissement de la prochaine décennie ?

par Vincent Juvyns, Investment Strategy Specialist chez ING Investment Management

Depuis plus d’un an maintenant, les problèmes budgétaires et d’endettement public que rencontrent certains pays européens empoisonnent les relations au sein de la zone Euro. Au-delà de la Grèce, cette crise a en effet jeté l’opprobre sur l’ensemble de la zone Euro entraînant une perte de confiance du monde extérieur dans sa monnaie. La crise de la dette s’est ainsi muée en crise de l’euro et nous a douloureusement rappelé qu’une union monétaire telle que la nôtre est fragile et que l’adhésion à celle-ci n’est pas un principe acquis mais bien une profession de foi sans cesse renouvelée, la main sur le Pacte de Stabilité et de Croissance.

Conscients qu’aujourd’hui plus que jamais, la confiance est d’or pour une monnaie fiduciaire telle que l’euro, les dirigeants européens ont heureusement conclu en mars de cette année un « Pacte pour l’euro » afin de renforcer notre modèle de gouvernance économique.

Ceci était d’autant plus indispensable que le 21ème siècle sera vraisemblablement le théâtre d’une lutte acharnée pour le leadership monétaire et bien que l’euro ait gagné ses lettres de noblesse sur les marchés internationaux, il lui faudra batailler pour conserver sa place de 2ème monnaie de réserve internationale, après le dollar américain… et peut-être un jour, après le yuan chinois.

Depuis la crise des « subprimes », la prééminence du dollar américain au sein du système monétaire international est en effet de plus en plus remise en cause et le système monétaire international pourrait bien entamer un nouveau chapitre de son histoire sous l’égide du G20, qui a fait de sa réforme l’un de ses principaux objectifs. Les dirigeants du G20 sont en effet confrontés au même défi que ceux de la zone Euro, celui d’accroître la stabilité du système monétaire international afin d’éviter que la politique monétaire, budgétaire ou de change d’un seul pays ne puisse le déséquilibrer. Pour arriver à cet objectif, ils devront favoriser une transition ordonnée vers un système monétaire international mieux diversifié et reflétant davantage la réalité économique mondiale.

Pour bien comprendre notre système monétaire international et les enjeux actuels en matière de devises il convient de faire un bref retour dans le temps.

Depuis l’Antiquité, la prééminence d’une monnaie sur la scène internationale a toujours été liée au pouvoir économique, et souvent militaire, du pays qui en était l’émetteur mais aussi à la capacité de celui-ci à protéger la valeur réelle de sa monnaie en maintenant une inflation basse et stable. Si la Grèce moderne traverse actuellement une mauvaise passe, la Grèce antique connu une période de gloire entre le 5ème et le 1er siècle avant notre ère et sa monnaie, le drachme d’argent, fut probablement la première monnaie à revêtir un statut international.

Au début de notre ère, la Grèce fut toutefois concurrencée par l’Empire Romain qui, à force de conquêtes militaires, parvint à imposer sa monnaie, l’aureus d’or. Au 3ème siècle de notre ère, l’inflation galopante qui régnait alors dans l’Empire Romain eu cependant raison de l’aureus qui, à la fin de son règne, fut relégué au rang de simple matière première, n’étant plus échangé que sur base de son poids et non plus de sa valeur faciale. Le solidus byzantin lui emboita ensuite le pas jusqu’au 12ème siècle, moment où le fiorino florentin s’imposa jusqu’à la fin de la Renaissance.

Au 18ème siècle, l’importance des Pays-Bas en matière de commerce et de finance est telle, que le gulden hollandais s’impose comme monnaie de référence et celui-ci sera d’autant plus largement diffusé que c’est également à cette période que l’usage des billets va se répandre. C’est d’ailleurs en réponse à cet usage croissant de la monnaie fiduciaire, que les banques centrales commencent, à partir du début du 19ème siècle, à accumuler de l’or comme réserve et donnent naissance au principe d’étalon-or en assurant la convertibilité en or de certains titres-papiers.

Le 19ème siècle coïncide également avec l’âge d’or de l’Empire Britannique qui grâce au développement de son industrie devint la première puissance commerciale mondiale, conférant de facto un statut international à la livre sterling qui était utilisée comme monnaie de référence dans plus de 60% des échanges commerciaux mondiaux.

Le début de la 1ère guerre mondiale marque cependant la fin de la suprématie de la livre qui doit, petit à petit, cohabiter avec le Franc français, le Deutsche Mark et surtout, à partir de 1920, avec le dollar américain. Naît alors un système monétaire international multipolaire bâtit sur l’étalon-or (premier Gold Exchange Standard décidé dans le cadre des Accords de Gênes en 1922). Celui-ci ne résiste cependant pas longtemps car la Grande Guerre coûte très cher et nombre de pays se retrouvent dans l’impossibilité d’assurer la convertibilité en or de leur monnaie. La dépression de 1929 trouve un terreau fertile dans ce système monétaire international fragilisé et surtout, sonne le glas de l’étalon-or puisque nombre de pays décident de suspendre officiellement la convertibilité de leur monnaie en or. La victoire des Alliés lors de la 2ème guerre mondiale fait des Etats-Unis la première puissance économique et militaire mondiale et ceux-ci, conscients des responsabilités qui incombent à cette position, décident dès 1944 d’organiser une conférence mondiale devant mener à la mise en place d’un système monétaire capable de fournir un socle solide à la reconstruction et à l'expansion économique du monde libre. Cette conférence donne naissance au système monétaire de Bretton Woods qui réinstaure un « Gold Exchange Standard » fondé cette fois-ci sur une seule monnaie, le dollar américain. Ainsi toutes les monnaies sont désormais définies en dollar, sur base d’un taux de change fixe, et seul le dollar est défini en or, sur la base de 35 dollars américains l'once d'or, ce qui oblige les Etats-Unis à maintenir la valeur « réelle » de leur monnaie.

Ce système tiendra jusqu’au début des années 70, moment où les Etats-Unis sont obligés de faire « tourner la planche à billets » pour financer deux conquêtes majeures, celles du Vietnam et de l’Espace. L’abondance de dollars alimente l’inflation un peu partout dans le monde, ce qui entraîne un mouvement de défiance vis-à-vis du billet vert et une multiplication des demandes de conversion de celui-ci en or. Les Etats-Unis, craignant alors de voir leurs réserves d’or disparaître, suspendent la convertibilité du dollar ce qui fait voler en éclats le système de taux de change fixe, et laisse la place à un système de taux flottants, régi par les forces du marché, que nous connaissons toujours aujourd’hui, et où le dollar est resté omniprésent.

Vers un nouveau système monétaire international

Il aura fallu attendre la fin des années 90 pour qu’un premier candidat sérieux, l’euro, concurrence le dollar au sein du système monétaire international. Cependant, si l’euro a depuis réussi a conquérir une « part de marché » importante, il est aujourd’hui confronté à ses propres faiblesses en raison de la crise de la dette qui fait rage à la périphérie européenne et ne peut donc jouer pleinement son rôle d’alternative au dollar.

Ce dernier représente ainsi toujours plus de 60% des réserves de change mondiales et ce malgré le fait qu’il se soit déprécié de près de 97%1 depuis 1944 et que les Etats-Unis inondent à nouveau le monde de dollars en laissant se creuser leurs déficits pour relancer leur économie par la consommation. Plus que jamais, la situation actuelle nous rappelle donc la célèbre remarque de John Connally, secrétaire au trésor des Etats-Unis au début des années 70 : « Le dollar c’est notre monnaie mais c’est votre problème ».

Il convient donc de réformer une nouvelle fois le système monétaire international afin que celui-ci soit plus stable mais aussi qu’il tienne davantage compte de la réalité et de la diversité économique mondiale comme cela a toujours été le cas dans l’histoire. Or, aujourd’hui la réalité économique mondiale, c’est la montée en puissance des pays émergents et de la Chine en particulier.

Dans ce contexte, la Banque Mondiale estime qu’un système monétaire international multipolaire intégrant le dollar, l’euro et le yuan pourrait voir le jour d’ici 2025, mais pour cela il faudra que la Chine accepte de laisser sa monnaie évoluer librement et qu’elle ouvre davantage ses marchés financiers aux investisseurs étrangers. Si de telles concessions auraient pu paraître impensables jusqu’il y a peu, la Chine semble aujourd’hui se montrer de plus en plus flexible en la matière. En juin 2010 elle a ainsi décidé d’assouplir l’ancrage du yuan par rapport au dollar tandis qu’elle autorise désormais les entreprises multinationales, actives sur son territoire, à émettre des obligations directement en yuan pour financer leurs opérations locales.

Ces mutations sont encore lentes et les quelques pourcents que le yuan a grappillé face au dollar peuvent paraître bien peu eu égard à une sous-évaluation que certains évaluent à près de 40%2, mais ce mouvement pourrait s’accélérer dans les prochaines années dans le sillage de la mise en œuvre du 12ème plan quinquennal chinois. Celui-ci met en effet davantage l’accent sur la « qualité » de la croissance que sur la « quantité » et la Chine pourrait donc accélérer son passage d’un modèle économique basé sur le « tout à l’export » à un modèle tirant davantage sa force de son marché intérieur en laissant notamment le yuan s’apprécier.

Le yuan n’est bien entendu que l’arbre qui cache la forêt car le réveil du consommateur chinois, engendré par le renforcement de son pouvoir d’achat, aura un impact économique qui dépassera largement les frontières de la Chine. Celle-ci est en effet devenue le premier partenaire commercial de nombreux pays, de l’Asie à l’Amérique Latine, et les concessions chinoises en matière de change pourraient faire des émules dans le monde émergent.

Les devises comme classe d’actifs

Le monde des devises est donc en pleine mutation, ce qui induit des besoins de couverture accrus pour nombre d’agents économiques, suscite l’intérêt des investisseurs et engendre une augmentation importante des volumes d’échanges quotidiens sur les marchés de change.

Si les investisseurs s’intéressent de plus en plus aux devises, c’est que les marchés de change sont encore relativement inefficients dans la mesure où plus de la moitié des transactions réalisées, le sont dans un but de couverture et non dans l’objectif de réaliser un rendement. Ils peuvent ainsi plus aisément se concentrer sur le potentiel de rendement de ces marchés qui, en plus d’être attrayant, présente également l’avantage d’être faiblement corrélé aux rendements des autres classes d’actifs3.

Bien que très liquides et offrant des coûts de transactions relativement faibles, ces marchés sont longtemps restés l’apanage d’investisseurs spécialisés tels que les fonds spéculatifs et ce n’est que depuis quelques années que l’offre de produits pour aborder ces marchés s’est développée. ING Investment Management propose ainsi des SICAV de droit Luxembourgeois, qui à l’inverse de nombre de « hedge funds », présentent l’avantage d’une grande transparence et offrent de meilleures garanties en termes de diversification. Au-delà du véhicule d’investissement, il existe bien entendu différents thèmes d’investissements intéressants en matière de devises.

La réévaluation des devises émergentes est certainement l’un des thèmes les plus prometteurs dans la mesure où, dans les deux prochaines décennies, celles-ci devraient jouer un rôle de plus en plus important au sein du système monétaire international. Si cette thématique représente une opportunité rare, elle ne doit cependant pas occulter le potentiel d’autres thèmes récurrents tels que le « carry trade » ou l’exploitation des différentiels de fondamentaux économiques, qui peuvent être abordés simultanément. Quel que soit le thème choisi, nous estimons qu’aujourd’hui une exposition aux devises constitue une valeur ajoutée certaine pour tout investissement à long terme.

NOTES

  1. Aujourd’hui , pour acquérir une once d’or il faut débourser plus de 1500$ alors qu’il n’en fallait que 35$ en 1944, ce qui correspond à une dévaluation de 97%.
  2. The Economist – The Big Mac Index
  3. Corrélation de 0.1 par rapport aux US Treasuries, de 0.5 par rapport aux US Corporate Bonds et de 0.8 par rapport aux Actions globales