Les marchés émergents entre l’assouplissement quantitatif et le creux cyclique mondial

par Maarten-Jan Bakkum, GEM Equity Strategist chez ING IM

La solide performance des actions des marchés émergents au cours de ces derniers mois est largement imputable au nouvel assouplissement quantitatif qui devrait débuter d’ici quelques semaines. La confirmation explicite de la volonté de la Fed à lutter contre la déflation et les éclaircissements concernant l’ampleur du nouvel assouplissement quantitatif ont amélioré les perspectives pour la croissance de la liquidité mondiale. Les mesures monétaires similaires prises par les banques centrales du Royaume-Uni, de la Suisse et du Japon ont accru l’excitation.

Compte tenu de la perspective d’une croissance toujours modérée aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, une grande partie des injections de liquidités se dirigera vers les classes d’actifs affichant une croissance élevée et des hauts rendements de l’univers émergent. Ceci explique pourquoi les marchés émergents ont fait largement mieux que les marchés développés depuis l’émergence du thème de l’assouplissement quantitatif en août.

Nous pensons, tout comme le marché, que les marchés émergents sont les bénéficiaires les plus évidents des programmes d’assouplissement quantitatif. Premièrement, une accélération des flux de capitaux entrants entraîne une appréciation des devises, de sorte que les économies émergentes disposeront d’une marge de manœuvre supplémentaire pour maintenir la croissance de la demande domestique à un niveau élevé. Deuxièmement, si les autorités d’Asie et d’ailleurs continuent à s’opposer à une appréciation de leur devise (ce que beaucoup feront), elles injecteront de nouvelles liquidités dans le système mondial en vendant des devises locales. Entre 2000 et la crise financière de 2008, les interventions asiatiques sur le marché des changes ont ainsi constitué la principale source de liquidité mondiale.

Il pourrait s’avérer que les marchés ont trop largement anticipé le programme d’assouplissement quantitatif américain à venir et on pourrait dès lors assister à un repli du marché en novembre. Nous pensons toutefois que les investisseurs sous-estiment toujours l’effet que la création de monnaie américaine a sur la politique des banques centrales du reste du monde.

Les Etats-Unis forcent les autres pays à faire comme eux en maintenant une politique monétaire très souple et/ou via des interventions sur le marché des changes, étant donné que peu de pays veulent accepter les pertes d’emploi résultant d’une accélération des flux de capitaux entrants, une appréciation de leur devise et une détérioration de leur compétitivité. En d’autres termes, nous pensons que le thème de la solide croissance de la liquidité mondiale devrait continuer à influencer largement les marchés des actifs, même après l’annonce du nouveau programme d’assouplissement quantitatif. Les actifs des marchés émergents (actions, immobilier et obligations) en seront les principaux bénéficiaires grâce à une appréciation de leurs devises, une amélioration des perspectives pour leur demande domestique et la disponibilité de liquidités en devises locales pour les marchés locaux.

Au cours de ces derniers mois, la solide croissance de la demande domestique a également soutenu les actions des marchés émergents. La croissance des investissements et de la consommation n’a pas seulement atteint des niveaux auxquels de nombreux investisseurs ne s’attendaient pas, mais s’est également maintenue à ces niveaux élevés. La croissance moyenne de la demande domestique des GEM (ensemble des marchés émergents) devrait s’élever à 8,5% en 2010, ce qui n’est que légèrement inférieur au record de 2007 de 9%. Alors que la croissance des exportations a ralenti depuis l’été, la croissance de la demande domestique s’est maintenue. L’Inde, l’Indonésie, le Brésil et le Chili font partie des pays les plus performants à cet égard. Le cas chilien est examiné ci-dessous. La performance des actions des marchés émergents est restée la plus forte dans les secteurs et industries bénéficiant le plus d’une croissance élevée de la consommation et des investissements.

Alors que la croissance de la demande domestique des marchés émergents est restée solide au cours de ces derniers trimestres, ce sont les inquiétudes relatives à la croissance dans les pays développés qui expliquent l’essentiel des pressions baissières qui se sont exercées sur le marché durant les deux, trois premiers trimestres de l’année. Sachant que les indicateurs avancés mondiaux se replient depuis janvier, il n’est pas difficile de voir d’où est venu le vent contraire.

Aujourd’hui, la plupart des investisseurs ont arrêté de revoir à la baisse leurs prévisions de croissance pour les Etats-Unis et l’Europe. Les attentes sont beaucoup plus réalistes : la prévision du consensus pour la croissance du PIB américain en 2011 est de 1,5%, contre presque 3% il y a six mois. Il n’y a que quelques semaines que l’indice américain des surprises économiques a quitté le territoire négatif qu’il occupait depuis près de quatre mois. Les attentes semblent donc désormais réconciliées avec la réalité.

Nous approchons du moment où les marchés commenceront à anticiper le creux des indicateurs avancés. Nous avons déjà mentionné le mois passé que nous prévoyons ce creux vers le mois de mars. Le repli moyen de notre panier des cinq principaux indicateurs avancés dure 14 mois et si l’on ajoute ces 14 mois à janvier 2010, on obtient mars 2011. En général, les marchés commencent à anticiper un redressement cyclique quelques mois plus tôt. Cela signifie que les marchés pourraient rebondir dès janvier. Nous sommes conscients que ces prévisions pourraient se matérialiser avec quelques mois de retard, mais ce que nous voulons souligner, c’est que la période entre l’annonce du nouvel assouplissement quantitatif et l’un des futurs thèmes déterminants devrait être suffisamment courte pour éviter une correction substantielle dans l’intervalle.

Chili : solide croissance au prix fort

Cette année, le marché des actions chiliennes a été l’un des plus performants à l’échelle mondiale, avec une performance absolue de 34% aux deuxième et troisième trimestres uniquement (contre 6% pour les GEM). Le marché a profité d’une accélération de la croissance de la demande domestique, de l’appréciation du peso, de l’élection de l’un des principaux héros du monde des affaires, Sebastián Piñera, à la présidence et, surtout, d’importants achats d’actions et de fonds d’actions par les particuliers.

Il y a près de quatre semaines, la surperformance des actions chiliennes vis-à-vis des GEM a pris fin. Les flux mondiaux en direction des actions des marchés émergents ont commencé à s’accélérer et le Chili, tiré par son économie domestique, n’a pas été capable d’égaler les grands marchés émergents qui sont davantage tributaires des capitaux mondiaux.

Les investisseurs étrangers n’ont pas participé au rallye chilien de cette année en raison surtout des valorisations élevées. Il existait suffisamment d’opportunités d’investissement dans d’autres marchés émergents tirés par leur demande domestique, mais beaucoup moins chers. Un P/E à 12 mois de 18 par rapport à une moyenne de 11 pour les GEM constitue une différence trop importante pour la plupart des investisseurs étrangers. La prime de valorisation élevée signifie que le marché chilien demeure tributaire de l’appétit domestique pour les actions chiliennes.

En période de solide performance des marchés d’actions mondiaux grâce à une amélioration de l’appétit du risque et à des flux de capitaux positifs, le Chili devrait sous-performer. C’est le contexte que nous prévoyons pour les prochains trimestres. En période plus difficile, lorsque l’aversion au risque maintient les flux de capitaux à un niveau faible, voire négatif, le Chili pourrait toutefois recommencer à mieux performer grâce à ses caractéristiques défensives.

La croissance de la demande domestique chilienne a atteint 19% au deuxième trimestre de l’année. La consommation privée s’est établie à 11%, tandis que les investissements en capital fixe se sont élevés à 29%. Avec ces chiffres, le Chili fait partie des économies affichant la croissance la plus élevée de l’univers émergent. Cette croissance ne ralentit guère. Les activités de reconstruction dans la région touchée par des ouragans en février jouent un rôle important dans la croissance élevée des investissements en capital fixe du Chili. Le secteur minier, responsable de près de 80% de tous les investissements planifiés pour les prochaines années, est cependant le facteur déterminant.

Un coup d’œil au prix du cuivre permet d’expliquer en grande partie la forte croissance des investissements, ainsi que la croissance élevée de la consommation au Chili. Le cuivre représente 54% du total des exportations chiliennes. Un prix du cuivre élevé implique une hausse des revenus pour le secteur du cuivre et les finances publiques, puisque la principale société minière, Codelco, est détenue par l’Etat. Il implique aussi une certaine marge de hausse pour les salaires et les investissements dans le secteur minier, ce qui stimule l’activité dans la construction, l’industrie manufacturière et la distribution. Un prix élevé du cuivre exerce également des pressions haussières sur le peso, ce qui est positif pour la croissance de la demande domestique puisque le coût des biens importés diminue.

L’économie chilienne est globalement très sensible aux fluctuations du prix du cuivre. Nous nous attendons à ce que la forte croissance des investissements en infrastructures et en logements au sein des marchés émergents continue à exercer des pressions haussières sur ce prix. Cela signifie que la croissance domestique chilienne pourrait rester supérieure à sa moyenne à long terme, voire supérieure à 10%, pendant plusieurs années.

Nos prévisions pour le cuivre, combinées aux perspectives peu brillantes pour le dollar américain, suggèrent une poursuite de l’appréciation du peso chilien. Depuis juin, le taux de change CLP/USD s’est raffermi de plus de 10%, ce qui en fait l’un des taux de change s’appréciant le plus rapidement au monde. Ceci explique une large partie de la surperformance du marché chilien des actions. Le taux de change réel pondéré par le commerce a atteint des sommets.

Lors de nos rencontres avec des officiels et des économistes chiliens à Santiago, nous avons longuement débattu de la vigueur du peso. Le sentiment général au Chili est que la banque centrale n’hésitera pas à intervenir massivement sur le marché des changes si elle pense que sa devise s’apprécie trop rapidement. Toutes les sociétés exportatrices chiliennes en dehors du secteur minier et de l’industrie du papier et de la pâte à papier sont affectées par la vigueur de la devise. La plupart des gens que nous avons rencontrés pensent que l’on approche du niveau auquel la banque centrale se sentira obligée d’intervenir.

La volonté de la banque centrale d’éviter une appréciation excessive du peso devrait limiter le potentiel de hausse de la devise pendant quelque temps. Toutefois, les flux de capitaux vers le Chili sont essentiellement des investissements directs étrangers, qui sont donc de nature non spéculative. De plus, les solides raisons justifiant une appréciation généralisée des devises des marchés émergents – les faibles perspectives de croissance du monde développé et la politique monétaire agressive des Etats-Unis et de plusieurs autres pays industrialisés – ne devraient pas disparaître à court terme. Le peso chilien devrait par conséquent poursuivre sa tendance à l’appréciation à plus long terme.

Le gouvernement devra trouver d’autres façons d’améliorer la compétitivité du secteur exportateur chilien. Des réformes profondes du marché du travail pourraient être efficaces, mais il s’agit d’un sujet politiquement sensible qui n’a pas la priorité pour l’administration Piñera. On peut peut-être attendre davantage de modifications au sein du secteur énergétique chilien.

Depuis 2004, lorsque l’Argentine de Kirchner a commencé à limiter ses exportations de gaz naturel bon marché vers le Chili, les prix énergétiques chiliens ont été beaucoup plus élevés que dans la plupart des autres pays émergents. Le pays importe maintenant du pétrole et du gaz naturel liquéfié à des prix élevés, en dépit du fait que ses trois pays voisins, l’Argentine, la Bolivie et le Pérou, sont d’importants producteurs de gaz naturel et que l’infrastructure nécessaire (pipelines) existe déjà. C’est en raison de relations bilatérales difficiles que le Chili importe du gaz et du pétrole plus chers d’ailleurs.

Dans ce contexte, il est important de suivre de près les relations entre le Chili et la Bolivie. Il semble que les deux présidents, Piñera et Morales, s’entendent bien. Durant l’opération de sauvetage des 33 mineurs d’Atacama, Morales se trouvait auprès de Piñera pour accueillir le mineur bolivien bloqué. Une partie des Chiliens pensent que ceci pourrait constituer l’amorce d’une amélioration progressive des relations entre les deux pays, lesquelles ont été difficiles depuis que la Bolivie a perdu une grande partie de son territoire et son accès direct à la mer au profit du Chili lors de la Guerre du Pacifique (1879-1884).

Une percée dans les négociations relatives à un nouvel accès de la Bolivie au Pacifique pourrait conduire à une amélioration des relations entre le Chili et ses trois voisins. Ceci est susceptible d’entraîner à terme une normalisation des relations commerciales et des exportations directes de gaz naturel de la Bolivie, de l’Argentine et du Pérou. Pour les entreprises chiliennes, ceci impliquerait une baisse des coûts énergétiques et pour les exportateurs une amélioration de la compétitivité. Nous sommes conscients que des résultats concrets dans ce domaine sont improbables au cours des prochaines années. Il convient toutefois de souligner l’importance de la politique étrangère dans la région et le fait que le président Piñera pourrait être à l’origine d’une percée en la matière. Le problème de l’énergie revêt une importance cruciale pour les perspectives de croissance du Chili à plus long terme.

Pour l’instant, nous sommes d’avis que la croissance du PIB chilien restera largement supérieure au taux de croissance moyen de 4% des dix dernières années, voire supérieure à l’objectif de croissance de 6% du nouveau gouvernement. Ce n’est qu’en 2011, lorsque les effets de base seront moins favorables et que le modeste resserrement monétaire de cette année et l’appréciation de la devise commenceront à avoir un impact, que nous prévoyons un repli de la croissance à moins de 6%. Pour l’ensemble de 2011, nous tablons ainsi sur une croissance du PIB de 5,5%.

Compte tenu de ses bons fondamentaux économiques et de sa grande sensibilité à la croissance des investissements en capital fixe des marchés émergents, nous pensons que le Chili demeurera l’une des économies les plus solides du monde émergent au cours des prochaines années. La croissance de la demande domestique pourrait continuer à surprendre à la hausse et rester quelque temps à deux chiffres. La vigueur du peso est un problème à court terme en raison du risque politique, mais à plus long terme, une devise qui s’apprécie reflète une croissance et des opportunités de croissance supérieures.

Les forces structurelles et la solide croissance de la demande domestique ne garantissent pas une bonne performance du marché des actions. Les investisseurs institutionnels locaux et les étrangers ont d’autres opportunités sur des marchés à la valorisation plus attrayante. Ce n’est dès lors qu’en période de hausse de l’aversion au risque mondiale que le marché chilien a de bonnes chances de mieux performer que les GEM. Dans un tel scénario, le marché bénéficie d’un faible courant vendeur à l’échelle mondiale et, éventuellement, d’une certaine résistance des achats domestiques. Ce n’est toutefois pas le contexte que nous prévoyons pour les prochains trimestres.

Conclusion

Les solides flux de capitaux des marchés développés vers les marchés émergents, qui ont été alimentés ces derniers temps par l’excitation des marchés à propos du nouvel assouplissement quantitatif, devraient se poursuivre à long terme. A nos yeux, ceci constitue l’une des principales raisons de préférer les marchés émergents aux marchés développés. Entre-temps, de plus en plus de signes confirment que la demande domestique augmente dans les pays émergents. Ceci donne aux investisseurs des raisons plus concrètes de croire que l’important différentiel de croissance entre les marchés émergents et développés va subsister.

Nous pensons que l’appétit du risque des marchés restera élevé pendant une bonne partie de l’année prochaine, étant donné qu’un nouveau thème important devrait apparaître au cours des prochains mois : l’anticipation par le marché d’un creux des indicateurs avancés mondiaux. A ce moment, nous commencerons à envisager un accroissement de nos positions dans les marchés plus cycliques d’Asie, comme la Corée et Taiwan. Pour l’instant, nous conservons notre préférence pour les marchés tirés par la demande domestique, comme la Chine, l’Indonésie et l’Egypte, et pour les marchés bénéficiant le plus de l’amélioration de l’appétit du risque des investisseurs, comme le Brésil et la Russie. En dépit de la croissance de sa demande domestique à deux chiffres, le marché chilien fait partie de nos sous-pondérations en raison de sa valorisation élevée et de ses caractéristiques défensives.

Notre récent voyage au Chili a confirmé une fois de plus que ce pays est probablement le pays émergent le mieux géré dans une perspective macroéconomique. Un économiste rencontré à Santiago nous a dit que le nouveau gouvernement était en train de préparer plusieurs «nano» réformes, laissant sous-entendre que le Chili n’a plus besoin de «macro», ni même de «micro» réformes. Ceci est bien sûr une exagération, mais nous préférons dire que nous pensons que les Chiliens sont probablement très bons en matière de «nano» réformes.