Les montagnes russes

par Anna Dorbec, économiste chez BNP Paribas

  • Après le choc sévère de 2009, la Russie rebondit, tirée par l’amélioration des perspectives de prix des matières premières et un meilleur sentiment du marché.
  • Les marchés financiers russes attirent les fonds spéculatifs. Cet afflux de capitaux améliore la liquidité interbancaire : les taux interbancaires sont à nouveau négatifs en termes réels et à des niveaux inférieurs aux taux de refinancement de la BCR.
  • Conséquence de la dynamique des agrégats monétaires et de l’amélioration de la demande, la période de la désinflation en Russie devrait être de courte durée.

 

Nous nous attendons à la fin de la politique monétaire accommodante d’ici le quatrième trimestre 2010.

Une reprise tirée par les exportations…

Le redressement de l’industrie russe, observé dans les derniers mois de 2009, s’est poursuivi en 2010. Au cours du premier trimestre de cette année, l’industrie a affiché d’assez bonnes performances, enregistrant une croissance de 5,8% en GA.

L’agriculture est toujours en bonne voie (+3,6% en GA au T1 2010, après une croissance assez satisfaisante de 1,2% en GA en 2009). Les transports, après un repli de 10,2% en GA en 2009, donnent des signes de redressement (+11,5% en GA au T1 2010). L’indicateur de “performance des secteurs de base” reflète une tendance similaire (quoique moins volatile), de quoi soutenir des perspectives de croissance positive pour cette année. D’après les estimations du ministère du Développement économique, en termes corrigés des variations saisonnières, le PIB a augmenté de 0,6% en glissement trimestriel (4,9% en glissement annuel) au premier trimestre 2010. Comme les chiffres positifs sur la croissance au premier trimestre de cette année tiennent aussi à un effet de base favorable, nous maintenons nos prévisions de croissance inchangées à 4,5% pour l’ensemble de l’année 2010.

Malgré l’amélioration des perspectives dans le secteur de la production, la demande d’investissement reste en retrait. Au premier trimestre 2010, les investissements ont reculé de 4,7% en GA (avec la chute de 8,1% dans le bâtiment), mais le taux de contraction est en nette baisse. Le taux de croissance est redevenu positif en GA en mars (+0,7%), nous rendant optimistes pour l’investissement dans les trimestres à venir.

La demande intérieure se redresse elle aussi, mais avec trois mois de retard par rapport à l’industrie. Au premier trimestre 2010, la croissance des ventes au détail a été modeste (+1,3%, en GA), mais les données relatives au mois de mars (+2,9% en GA) reflètent une accélération. En glissement annuel, les salaires réels ont augmenté de 2,2% au premier trimestre et le revenu disponible réel de 7,4%. La croissance de la consommation est donc restée inférieure à celle du revenu disponible réel, une situation qui témoigne du peu de confiance des retraités (qui ont pourtant bénéficié d’une hausse généreuse de leurs pensions).

Malgré l’accroissement des dépôts et la stabilisation du risque de crédit, les activités de prêt sont restées déprimées.

En 2009, le portefeuille de prêts aux particuliers des banques s’est contracté de 11% en GA, et le crédit aux entreprises n’a guère bougé (+0,3% en GA). En dépit d’un sentiment toujours négatif à l’égard des banques russes en 2009, les dépôts se sont rapidement redressés (après le repli observé au dernier trimestre 2008). En janvier 2010, la croissance des dépôts s’établissait à 13% en GA, en termes nominaux. Curieusement, cet excédent de liquidités n’a pas entraîné une expansion du crédit ; au contraire (après remboursement des lignes de financement accordées par la BCR), ces fonds ont été investis dans des actifs étrangers ainsi que dans des valeurs mobilières des secteurs public et privé.

Conséquence, le portefeuille de titres de la dette privée détenu par les banques en 2009 s’est littéralement envolé (+111% en GA, soit 2% du PIB).

La reprise en Russie reste donc tirée par les exportations ; elle s’appuie sur le redressement de la demande mondiale qui soutient les perspectives de prix des matières premières. Quant à la demande intérieure, elle ne joue qu’un rôle passif, en retard par rapport à la demande à l’exportation.

… qui attire des flux de fonds spéculatifs

Face à l’amélioration des perspectives de prix des matières premières, une meilleure appréciation du risque souverain et bancaire russe par les agences de notation, sans parler du redressement continu dans le secteur réel, les investisseurs financiers se tournent de nouveau vers la Russie.

Résultat : les fonds dédiés à la Russie ont bénéficié d’importants afflux de capitaux. A la mi-avril 2010, ces investissements spéculatifs s’élevaient à USD 12,5 mds, dépassant ainsi le record atteint à la mi-2008 (USD 11,7 mds) avant la crise. Comme les cours du pétrole ne sont pas eux-mêmes remontés à leur sommet de la mi-2008, ces afflux d’investissements de portefeuille semblent exagérés, indiquant la présence d’éléments de surchauffe sur les marchés financiers russes. Une telle situation expose mécaniquement le rouble et le marché de valeurs mobilières russe à des attaques spéculatives.

La BCR est certes en mesure de lisser la volatilité du rouble (la banque centrale détenait USD 456 mds de réserves à la mi-avril 2010), mais il faut s’attendre à une nouvelle envolée de la volatilité sur le marché actions, car la reprise reste fragile et les cours du pétrole peuvent être sujets à de fortes fluctuations.

Cependant, en dépit de leur impact potentiellement déstabilisant, ces afflux continus de capitaux ont un effet favorable sur la liquidité interbancaire en Russie, dans la mesure où ils viennent s’ajouter aux afflux en devises découlant d’un solide excédent du compte courant. Depuis le début de 2009, les taux interbancaires ne cessent de reculer et, depuis 2010, ils sont revenus à des niveaux inférieurs aux taux directeurs de la CBR.

Malgré la désinflation en cours, les taux interbancaires ont ainsi atteint des niveaux négatifs en termes réels. Le retour des spreads des CDS dans une fourchette “normale” (et en deçà de la moyenne des marchés émergents) témoigne également d’un rétablissement de la confiance.

… mais qui devrait générer de l’inflation malgré l’appréciation du rouble

En Russie, l’inflation réagit avec un important retard (9 à 12 mois) à la dynamique des agrégats monétaires. Aussi, malgré le rebond de ces mêmes agrégats en septembre 2009, le rythme de hausse des prix a poursuivi son déclin. En mars 2010, l’inflation a atteint un plus bas historique de 6,5% en GA, soit deux fois moins que le taux moyen annuel de 11,8% observé en 2009.

L’amélioration de la liquidité aidant, les taux interbancaires sont revenus à des niveaux inférieurs aux taux directeurs de la BCR, la banque centrale risque d’avoir du mal à cibler efficacement l’inflation à l’aide des taux d’intérêt. Cependant, en affirmant sa volonté de se concentrer sur le ciblage de l’inflation, la BCR a limité ses interventions au marché des changes. Conséquence, le rouble s’est apprécié et les réserves (ainsi que la masse monétaire) ont augmenté.

Suite à la dynamique des agrégats monétaires et à l’amélioration de la demande, la désinflation devrait être de courte durée en Russie. La période de la baisse des taux arrivera probablement à son terme vers le quatrième trimestre 2010.

Il n’est pas exclu que ce “dirty float” ait un impact négatif sur la reprise dans l’industrie de substitution aux importations et l’agriculture. Pendant la période du “rouble faible” (T1-T3 2009), les producteurs locaux ont pâti à la fois du repli de la demande intérieure et de la contraction de la liquidité. Depuis 2010, avec l’amélioration de la liquidité et les signes de redressement de la demande intérieure, ils ont perdu les avantages liés à un “rouble faible”. De plus, le retour attendu de l’inflation risque de pénaliser la compétitivité des producteurs locaux, limitant les opportunités de rebond dans les secteurs qui sont censés contribuer à la diversification de l’économie.

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