Les pays émergents, moteurs de la croissance mondiale ou débiteurs en or ?

par Vincent Juvyns, stratégiste chez ING IM

Depuis le début de l’année les indicateurs attestant d’une reprise économique mondiale se sont multipliés. Le volume du commerce mondial a ainsi retrouvé son niveau de 2007 et, signe d’une reprise de la consommation des ménages, les ventes au détail ont augmenté dans la plupart des pays. Les indices de confiance des consommateurs et des chefs d’entreprises sont revenus en territoire « expansionniste » tandis que les chiffres de croissance au premier trimestre 2010 ont agréablement surpris, avec notamment la Chine et les Etats-Unis qui ont vu croître leur PIB de respectivement 12% et 3,2% en rythme annualisé.

Le FMI s’est évidemment félicité de l’amélioration de l’environnement économique mondial dans son dernier « World Economic Outlook » publié au mois d’avril et dans lequel il relevait au passage ses prévisions de croissance mondiale à 4,25% pour 2010 et 2011. Le FMI n’a cependant pas manqué de souligner les importantes divergences dans le profil de croissance de nombreux pays. En effet, si les pays émergents devraient afficher une croissance de l’ordre de 6,25% dans les prochaines années, les pays développés devraient se contenter, quant à eux, de 2,25% et ce là aussi avec des disparités importantes puisque les Etats-Unis devraient maintenir leur croissance au-delà du seuil honorable de 3%, grâce au succès de leur plan de relance et à leur statut d’ « économie-monde », tandis que l’Europe devra se contenter d’une croissance de 1,5%.

La tragédie grecque qui s’est muée en roman fleuve n’est évidemment pas étrangère à cette croissance sous le potentiel en Europe. En effet, bien que temporairement solutionnée grâce aux efforts déployés par les pays de l’Union, la Commission, le FMI et la Banque Centrale Européenne, la crise grecque a mis en exergue la fragilité des finances publiques de nombreux pays de la zone euro. Ces derniers devront passer par une cure d’austérité drastique, qui pèsera malheureusement sur la croissance, afin de satisfaire au plus vite aux exigences du Pacte de Stabilité. Si le temps presse, c’est qu’un défi budgétaire encore plus important se profile déjà à l’horizon, celui du coût du vieillissement de la population. Il est en outre important de restaurer rapidement l’image de l’Eurozone auprès de ses créanciers, au rang desquels on retrouve de plus en plus de pays émergents, comme la Chine ou la Russie qui, une fois n’est pas coutume en période d’aversion pour le risque, ont dû rassurer les pays européens quant au maintien de leurs positions en dette souveraine des pays de l’Union.

Les pays émergents ne connaissent pas la crise

Il s’agit là d’une preuve supplémentaire de la bonne santé économique des pays émergents. Après avoir fait preuve d’une extraordinaire résilience durant la Grande Récession, ils tirent à présent la croissance mondiale vers le haut. La Chine, à elle seule, contribue ainsi à près de 50% de la croissance mondiale (cf. graphique n° 1) tandis que le poids des pays émergents (à parité de pouvoir d’achat) dans le PIB mondial devrait dépasser les 50% d’ici à 2014.

Ces développements n’ont évidemment pas échappé à nos multinationales qui, pour compenser la morosité de leur marché domestique, ont parié largement sur les émergents. Cette stratégie s’est révélée payante, puisque malgré la croissance anémique de la zone Euro et le fait que les consommateurs y comptent toujours leurs sous, ces entreprises revoient leur volume d’activité augmenter et affichent à nouveau des croissances bénéficiaires à deux chiffres.

La recette du succès

Si le différentiel de croissance des émergents n’est en soi pas nouveau, l’origine de celui-ci devient de plus en plus « qualitative ». Nombre de pays sont en effet passés d’un modèle uniquement axé sur les exportations à un modèle hybride faisant la part belle à leur marché domestique.

Dans le cadre de son plan de relance lancé en 2009, d’un montant de 585 milliard de dollars, soit 14% du PIB, la Chine a clairement voulu dynamiser son marché intérieur en agissant sur les deux principaux leviers de la demande domestique : la consommation de biens durables et l’investissement résidentiel. Le gouvernement chinois a ainsi accordé des aides importantes aux ménages (crédits à taux avantageux, baisses d’impôts, primes à l’achat de nouvelles voitures et d’électroménager) pour relancer leur consommation et leurs investissements immobiliers. Plus près de chez nous, la Pologne a également démontré qu’elle était capable de faire face aux aléas conjoncturels mondiaux grâce au dynamisme de son marché domestique et ce sans détériorer sensiblement ses finances publiques.

En 2009, elle a ainsi été le seul pays d’Europe à échapper à la récession tout en maintenant en endettement public rapporté au PIB aux alentours de 60% tel que prescrit par le Pacte de Stabilité et tel qu’inscrit dans la constitution polonaise.

De manière générale, on observe que de plus en plus de pays émergents tentent de stimuler leur demande intérieure et ce avec succès puisque les ventes au détail y augmentent plus qu’ailleurs et que depuis 2007 leur poids dans la consommation globale (34%) a dépassé celui des Etats-Unis (27%).

Situation bilantielle favorable

Si nombre de pays émergents ont du mettre des mécanismes de relance en place afin de stimuler la demande intérieure, ils l’ont fait dans un contexte budgétaire favorable. Ainsi, alors que de nombreux pays développés ont affiché des déficits budgétaires proches de 10% en 2009 en raison de l’impact conjugué de la crise, des mesures de relance et de l’effet des stabilisateurs automatiques ; les pays émergents ont, quant à eux, su limiter la casse grâce aux excédents budgétaires et aux réserves monétaires accumulés en période d’expansion.

Dans ce contexte l’endettement rapporté au PIB des pays émergents est resté +/- stable en 2009 et devrait même diminuer sous les 40% dans les prochaines années grâce à une croissance soutenue conjuguée à une gestion budgétaire saine. Les pays développés ne peuvent malheureusement pas en dire autant puisque leur endettement public devrait augmenter bien au-delà du seuil des 100%. 

Terre d’innovation

Longtemps considérés, selon les cas, comme la manufacture à bas prix du monde ou comme des pays dont le seul intérêt résidait dans leur sous-sol, les pays émergents se positionnent de plus en plus en amont de la chaîne de valeur économique. Ils se profilent aujourd’hui comme les champions de l’innovation, profitant d’une main d’œuvre de plus en plus qualifiée. Chaque année la Chine et l’Inde « produisent » respectivement 75.000 et 60.000 ingénieurs que s’arrachent les multinationales tant locales qu’étrangères. Alors qu’auparavant les entreprises occidentales « pensaient » leurs produits en occident et les faisaient « fabriquer » à bas prix dans les pays émergents, on observe aujourd’hui qu’elles y délocalisent de plus en plus leurs centres de recherches afin de profiter cette fois-ci, de leur main d’œuvre hautement qualifiée. Les exemples ne manquent pas, à l’instar de Microsoft qui a installé un centre R&D à Pékin ou de Cisco qui a ouvert sa plus grande succursale (hors Etats-Unis) à Bangalore en Inde.

Les entreprises émergentes s’imposent de plus en plus dans le paysage économique mondial et leur nombre au sein du classement Financial Times 500 a plus que quadruplé en dix ans (119 actuellement). On en retrouve dans tous les secteurs à l’instar de SAB Miller, le brasseur Sud-Africain, de Cemex, le cimentier Mexicain, d’Embraer, l’avionneur brésilien, ou encore de Lenovo le fabricant de PC chinois.

Que ce soit dans le monde de l’entreprise où sur la scène politique internationale, les pays émergents deviennent incontournables. D’un point de vue politique, le concept du G20 semble avoir définitivement supplanté celui du G7 tandis que les BRICS tiennent désormais congrès entre eux, comme l’illustre le récent sommet de Brasilia. Cette nouvelle légitimité politique est doublement justifiée, puisqu’ils représentent désormais plus de 50% du PIB mondial et plus de 80% de la population mondiale.

Aborder les pays émergents par la dette

Si les pays émergents occupent désormais la place qu’ils méritent sur la scène internationale, ceux-ci sont encore généralement sous-représentés dans la plupart des portefeuilles d’investisseurs occidentaux. A l’heure où 50% de l’économie de la planète est émergente, ne faudrait-il pas en effet réserver la même pondération à ces pays dans nos portefeuilles ?

La volatilité actuelle des marchés d’actions peut légitimement amener à reporter ce changement d’allocation stratégique au niveau du volet action de son portefeuille. Cependant, la divergence entre pays émergents et développés, en termes de « soutenabililité » des finances publiques, constitue en revanche une « inefficience de marché » qu’il faut exploiter sans attendre au sein du volet obligataire de son portefeuille.

Les pays émergents continuent en effet à offrir un généreux surcroît de rendement sur leur dette par rapport aux pays développés. Ce différentiel est censé compenser le caractère plus spéculatif de leur dette mais aujourd’hui on peut légitimement se demander si ce caractère spéculatif est encore pertinent ou, à tout le moins, si le caractère peu risqué de la dette des pays développés n’est pas surfait.

Plusieurs pays développés ont en effet récemment vu leur rating abaissé par les agences de notation alors que nombre de pays émergents ont eux vu l’inverse se produire, à l’instar de la Corée du Sud qui est aujourd’hui classée Investment Grade par S&P ou d’Israël qui quitte l’univers « émergents » et a récemment été admis au sein de l’OCDE.

Les pays émergents se rendent d’ailleurs bien compte que leur bonne santé économique leur permet de plus en plus de fixer les règles du jeu sur les marchés obligataires. Si cela ne s’observe pas encore tout à fait au niveau des différentiels de taux, on constate en revanche qu’ils prennent de moins en moins la peine d’émettre leur dette en monnaie forte.

Le marché de la dette émergente en monnaie locale s’est ainsi considérablement développé ces dix dernières années en raison d’une part, d’une hausse de l’offre et d’autre part, d’un intérêt croissant des investisseurs pour cette classe d’actifs, parfois au détriment de la dette émergente en monnaie forte.

Si la dette émergente en monnaie forte revêt encore un intérêt en terme de différentiel de taux, elle offre en revanche peu de valeur ajoutée en terme de diversification puisque la courbe des taux sous-jacente est celle du pays dans la devise duquel elle est libellée (Etats-Unis, Europe ou Japon). La dette émergente en monnaie locale offre quant à elle un réel accès aux courbes de taux des pays émergents et permet par conséquent de mieux profiter de l’amélioration des fondamentaux de ces pays.

L’avantage pour l’investisseur est d’ailleurs double puisque, comme la courbe des taux, la devise est le reflet de la santé économique d’un pays. Le potentiel d’appréciation est significatif puisque nombre de devises émergentes sont clairement sous-évaluées. Le cas du renminbi est probablement le plus emblématique puisqu’il cristallise tout l’attention médiatique. Nous estimons, comme la plupart des observateurs, que la Chine ne pourra plus éluder ad vitam aeternam une réévaluation de sa monnaie. Ce n’est vraisemblablement pas les pressions américaines, auxquelles se sont jointes celles de l’Inde ou du Brésil, qui feront fléchir les dirigeants chinois mais bien la nécessité pour ces derniers de contenir l’inflation déjà palpable notamment sur leur marché immobilier. Selon nous la question n’est donc pas de savoir si le renminbi sera réévalué mais bien de savoir de combien, de quelle manière et quand il le sera. Nous tablons sur une hausse de 5 à 6% qui sera réalisée de manière graduelle au cours des douze prochains mois. Cette réévaluation fera tâche d’huile en Asie où des pays comme la Malaisie et la Corée du Sud verront leurs devises s’apprécier dans le sillage du yuan.

L’impact pourrait même se révéler plus large puisque le pouvoir d’achat renforcé des chinois profitera à tous les partenaires commerciaux de la Chine, de l’Amérique Latine jusqu’en Europe.

Vous l’aurez compris le processus de réévaluation des devises émergentes sera une des thématiques importantes des prochains mois. Dans ce contexte, la dette émergente en monnaie locale nous semble dès lors être une classe d’actifs à privilégier. Il conviendra cependant de veiller à limiter le risque de taux car compte tenu des prévisions de croissance et d’inflation dans nombre des pays émergents le cycle de hausses de taux pourrait bien y être accéléré.

Sources

IMF – World Economic Outlook – April 2010
IMF – Global Financial Stability Report – April 2010
The Economist – A special report on innovation in emerging markets – April 2010.