L’Europe ne se défera pas par la monnaie(1)

par Hervé Goulletquer, économiste au Crédit Agricole

L’Europe reste au centre des préoccupations ; même si les perspectives américaines restent assombries par la campagne présidentielle à venir et par les choix à faire en matière de réduction du déficit budgétaire fédéral à l’horizon de l’année prochaine et si la Chine va connaître à l’automne prochain le changement de l’équipe dirigeante à la tête du pays depuis dix ans. En fait, la zone euro pourrait être définie par un double paradoxe : elle va d’une crise à l’autre, alors même que ses fondamentaux économiques ne sont pas vraiment en retrait par rapport à ceux de ses pairs ; elle cherche des voies de « sortie par le haut », en retrouvant, au moins en partie, des propositions souvent évoquées par le passé.

Le rappel du calendrier des crises grecques donne un peu le « tournis » ; tant il semble montrer le mal que l’Europe a à régler « une fois pour toute » la situation économique et financière d’un pays pesant moins de 3% du PIB de la zone euro.

  • En mai 2010, un plan d’aide de 110 milliards d’euros sur trois ans est approuvé ;
  • En juillet 2011 (entre temps l’Irlande et le Portugal – respectivement en novembre 2010 et en mai 2011 – sont aussi entrés sous assistance européenne avec la participation du FMI), un nouveau plan d’aide à la Grèce est accordé ; il prévoit des conditions financières plus favorables au pays et une participation du secteur privé aux efforts de réduction de la dette publique ;
  • En octobre 2011, le plan d’aide à la Grèce est renforcé avec une augmentation sensible de l’abandon volontaire de créances par le secteur privé (de 21% à 50%) ; entre temps, les grandes banques européennes ont vu l’accès au financement en dollar américain s’assécher spectaculairement et une défiance des investisseurs à l’égard des dettes souveraines italienne et espagnole est apparu ;
  • En novembre 2011, la crise grecque prend une dimension politique, avec la proposition du Premier ministre d’appeler le peuple à se prononcer par référendum sur le plan d’aide de l’Europe et du FMI ; le projet est retiré et un gouvernement de coalition et de transition est nommé ;
  • En mai 2012, après un début d’année marquée par la mise en place des mesures attendues en Grèce et par le déblocage des fonds prévus de la part des bailleurs (et plus généralement par une amélioration de la situation en Europe), les élections législatives anticipées retirent la majorité à la coalition formée à Athènes, sans que pour autant une autre n’apparaisse ; le peuple est à nouveau appeler aux urnes le 17 juin ;
  • Une majorité est semble-t-il donnée à une coalition en faveur de l’application du plan d’aide, après une série d’ajustements visant à le rendre, non pas moins contraignant, mais plus supportable par le peuple grec. Cela laisse à penser que le calendrier de remboursement serait davantage étalé dans le temps. Dans tous les cas, le monde s’est interrogé (continue-t-il de le faire ?) sur la capacité de la Grèce à rester au sein des institutions européennes. D’où la question : et si la « machine à intégrer » qu’est l’Europe tombait en panne, pourrait-elle redémarrer ?

Le caractère particulier du cas grec cache mal la difficulté de l’Europe à créer un cadre permettant de gérer efficacement les déséquilibres économiques et financiers que la crise a dévoilé au sein et entre pays de la zone euro.

  • Comment réduire les déséquilibres de balance des paiements (qui reflètent largement des écarts croissants de compétitivité) entre l’Allemagne et quelques autres pays du « Nord » et l’essentiel de ceux du « Sud » ?
  • Comment régler la question de l’aléa moral, posée par le versement d’aides financières qui peuvent inciter à relâcher les efforts à fournir ?
  • Comment augmenter les moyens d’intervention de l’Europe, sans mettre à mal les finances publiques des principaux contributeurs ?
  • Comment demander aux investisseurs privés de payer pour une erreur passée (un manque de capacité à discriminer entre les différents risques souverains en Europe), tout en souhaitant ardemment qu’ils continuent de souscrire massivement aux prochaines émissions de titres d’État ?
  • Enfin, comment inciter la BCE, dans la cadre de son mandat, à en faire plus en matière de stabilité financière (tant du côté bancaire que des marchés de capitaux) ?

Il y aurait donc quelque chose qui va de travers au sein de la zone euro. Pourtant, les statistiques, à défaut d’être flatteuses, se comparent favorablement à celles de ses pairs. N’est-ce pas Jean-Claude Trichet, qui aimait à rappeler que depuis 1999, la zone euro a créé 14,5 millions d’emplois, contre 8,5 millions aux États-Unis et que la croissance du PIB par tête avait été sur la même période de 0,8% pour la première et de 0,6% pour le second. De même, les équilibres, qu’il s’agisse des comptes publics ou des échanges de biens et services avec l’extérieur, sont plutôt meilleurs du côté européen : le déficit budgétaire serait de 3 points de PIB en zone euro cette année, contre 8,3 points aux États-Unis et le solde des opérations courantes est positif à hauteur de 1 point de PIB pour la première et négatif de 3,7 points pour le second. Bien sûr, s’intéresser à d’autres indicateurs inciterait à mettre les États-Unis devant. Il en est ainsi, par exemple, d’un niveau plus élevé de productivité du travail ou d’un niveau de prélèvements obligatoires plus faible. Il n’empêche que qu’il n’y pas dans cette comparaison de chiffres de quoi mettre la zone euro « à l’index ». En fait, si les marchés se moquent le plus clair du temps de la situation économique et financière de tel État américain et pas de celle de tel ou tel pays-membre de la zone euro, c’est d’abord parce que l’architecture institutionnelle et de gouvernance de la zone euro n’est pas aboutie. Et bien sûr, c’est en période de crise que cela s’observe le mieux.

Le débat sur l’union monétaire en Europe n’est pas nouveau. Qu’on se souvienne du mémorandum Barre à la fin des années 60, du rapport Werner au début des années 70, puis, après l’effondrement du système de Bretton Woods, du serpent monétaire et du SME (le système monétaire européen). Le but poursuivi jusqu’à aujourd’hui n’a pas changé : participer à la consolidation et au développement des échanges à l’intérieur de l’Europe (c’est devenu une « ardente obligation » avec la création du Marché Unique en 1986) et affirmer le rôle de l’Europe comme acteur essentiel du « concert des Nations ». On le voit les idées d’intégration et de renforcement de l’Europe, économiquement, mais aussi politiquement, sont déjà présentes dans des débats qui datent de quelques décennies. De même, la question de la « zone monétaire optimale » est discutée depuis tout ce temps, avec une invariable conclusion : l’Europe n’est qu’une zone monétaire optimale très imparfaite, qu’il s’agisse de mobilité des facteurs de production (avant tout le travail) ou d’asymétrie dans les réactions aux chocs extérieurs ; de plus, les capacités d’intervention budgétaire ou fiscale pour compenser ces insuffisances sont rares.

Cependant la prise de conscience sur la nécessité d’aller de l’avant en matière de mécanisme de transfert est réelle, même si la volonté politique ne suit pas toujours. Ainsi, les discussions préparatoires au lancement du SME mettaient l’accent sur le meilleur dessin du mécanisme de change, mais aussi sur la possibilité de mettre en place des mécanismes de transferts de ressources, dénommés concours parallèles, des pays forts (avant tout l’Allemagne et les Pays-Bas) vers les faibles (Irlande, Italie et Royaume-Uni qui ne rejoindra le mécanisme que plus tard). Pour ce qui de ce deuxième point, elles échouèrent, beaucoup, semble-t-il, du fait de l’Allemagne. L’idée avancée en 1977 dans le rapport MacDougall de faire passer le budget de la CEE (la Communauté Économique Européenne) de quelque 0,7% du PIB à de 2 à 2,5% pour un stade pré-fédéral de l’Europe (puis à 5 à 7% pour un stade fédéral « léger ») a été très vite enterrée.

On le voit, ces thématiques ne sont pas très différentes de celles discutées aujourd’hui. En revanche, celle de la sortie de la zone euro d’un des pays-membres a été moins évoquée au cours des vingt dernières années que celle de l’échec de la monnaie unique ; on sait qu’une partie non négligeable (de fait, assez large) des économistes américains était assez sceptique quant à la capacité de durer du projet européen. Peut-être doit-on considérer comme une bonne référence l’analyse de Barry Eichengreen2. Selon l’analyse proposée, les coûts pour un pays-membre de quitter la zone euro excèderaient, et de beaucoup, les avantages. Les coûts sont d’ordre économique (fuite des capitaux, crise financière, renchérissement du crédit et inflation), politique (devenir le mauvais élève de la classe Union européenne) et pratique (réintroduire une monnaie nationale et re-libeller tous les contrats).

Pour ce qui est du risque de contagion, suite au départ d’un pays-membre, la réponse analytique paraît devoir être « cela dépend ». Les mêmes causes produiront les mêmes effets et si un pays souffre des mêmes maux et se caractérisent par des structures économiques, financières, sociales et politiques similaires à celui qui vient de sortir, le risque et bien qu’il subisse le même sort. Par contre, des caractéristiques différentes devraient conduire à un sort différent, même si les difficultés sont de même ordre. Deux commentaires pourraient être rajoutés. D’abord, quelle que soit l’absence de ressemblances dans les situations objectives, un certain mimétisme comportemental des marchés est un vrai sujet à traiter. Ensuite, le choc d’un pays-membre sortant de la zone euro pourrait (en fait, devrait) inciter les anciens partenaires à renforcer l’union monétaire, ne serait-ce que pour parer les coups éventuels en provenance du marché.

Face à une crise du souverain en Europe qui n’a que trop duré et un à drame grec qui ne peut plus durer, les institutions européennes et les pays-membres doivent réaliser que le temps des demi-mesures et des petits pas en avant présentés comme de grandes avancées est révolu. Les points posant problème ont été soulevés depuis longtemps et les difficultés inédites rencontrées aujourd’hui obligent à y répondre ; sauf à accepter la perspective de la régression, la nécessité d’aller de l’avant s’impose. Voici ce qu’il faut faire, sachant que la responsabilité budgétaire et le souci de maintenir la compétitivité de l’économie resteront au niveau de chaque pays-membre des nécessités incontournables.

• Institutionnellement, une prise de conscience et un « bond en avant » sont nécessaires. D’abord, il faut admettre qu’à l’intérieur d’une union monétaire, et encore plus pour une union économique et monétaire, la souveraineté fait partie du domaine partagé. Il suffit aujourd’hui d’interroger l’Italie ou l’Espagne sur l’impact chez eux de la crise grecque. Ensuite, devrait-on admettre avec Jean-Claude Trichet3 qu’un pays-membre, ayant du mal à tenir ses engagements en matière de réformes et d’ajustements structurels, puisse être épaulé par les institutions de la zone euro. De même, aller vers davantage de fédéralisme budgétaire s’impose. Déjà, la surveillance des politiques budgétaire et de compétitivité est de la responsabilité de la Commission ; demain, un droit de véto sur certaines décisions budgétaires pourrait être reconnu aux institutions de l’Union ; ou alors le budget de l’Union serait augmenté au détriment de ceux des pays-membres, ce qui rendrait plus facilement possible la création d’euro-obligations.

• L’initiative de croissance, dont a tant parlé, doit être lancée sans tarder. Elle devra comprendre deux volets : des mesures du côté de l’offre visant à renforcer la compétitivité et à assurer un fonctionnement le plus efficace des différents marchés, et d’autres en termes de demande, sous forme de meilleur et plus complet usage des fonds structurels de l’Union, d’un accroissement de la capacité de prêts de la Banque européenne d’investissement, voire d’émissions d’obligations de projet.

• Les initiatives en matière de politique budgétaire, voire plus généralement de politique de croissance, doivent être déclinées avec plus de flexibilité et être davantage symétriques. Ainsi, pour ce qui est des pays les plus confrontés à de forts déséquilibres de leurs comptes publics, le réglage prévu ex-ante doit être adapté en fonction tant des circonstances (où en est la dynamique conjoncturelle ?) que de l’accumulation de crédibilité retrouvée. De façon complémentaire, les pays, disposant de plus de marge de manœuvre en termes de relance de leur demande intérieure, devraient se sentir tenus de le faire.

• La BCE ne peut que rester en alerte sur un triple front : celui du soutien à la croissance, tant que l’inflation ne paraît pas être un risque à moyen terme, celui de l’accès des banques commerciales au refinancement et celui de la transmission de sa politique monétaire au marché des capitaux via le compartiment des titres d’État.

• Il est impératif de rétablir une pleine confiance dans l’état du système bancaire. Cela passe par réduire la relation trop étroite entre l’État et les banques d’un même pays : le premier peut souvent apparaître comme ayant une surface financière insuffisante relativement à la taille du bilan des secondes et celles-ci peuvent être trop exposées au risque de crédit que celui-ci représente. Mettre en place une surveillance et une régulation centralisées au niveau de l’Union serait tout à fait utile, car elle contribuerait à réduire cette deuxième relation en incitant les établissements de crédit à diversifier davantage leur portefeuille de titres d’État. De plus, si des recapitalisations d’urgence de certains établissements sont nécessaires et nécessitent la mobilisation de fonds publics, que l’Union soit à la manœuvre, au travers, par exemple, du Mécanisme Européen de Stabilité, et non pas les États des pays-membres, présenterait l’avantage de ne pas renforcer une relation qu’on essaie de desserrer.

La liste des choses à faire peut paraître longue. De plus, le lancement ne doit pas tarder. Est-ce possible ? Poser la question est prendre le risque de recevoir la réponse qui a été celle entendue à chaque fois que l’Europe d’après-guerre a été confrontée à un enjeu important : tout dépend de la volonté politique. Dans une économie mondiale en transformation rapide et face à la montée en puissance de géants, la volonté devrait exister. Mais, rappelons-le, rien ne sera possible sans l’assurance du respect par chaque pays-membre des engagements pris.

NOTES

  1. En référence au mot de Jacques Rueff en 1950 : l’Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas.
  2. The Breakup of the Euro Area, Cambridge, MA, USA, Sept 2007. Pour la période la plus récente on doit sans doute relever que la rareté des commentaires sur une disparition imminente de la zone euro est le signe que les positions eurosceptiques sont aujourd‟hui plus faibles que ce n’était le cas il y a une ou deux décennies.
  3. Construire l’Europe, bâtir ses institutions ; Aix-la-Chapelle – Allemagne ; 2011.

Retrouvez les études économiques de Crédit Agricole