Marchés : effet de pendule

par Isabelle Job, économiste au Crédit Agricole

Alors que les Européens s’épuisent de sommets en sommets pour tenter d’endiguer la crise des dettes souveraines et ses effets dominos, la BCE a d’un seul coup su insuffler la dose de confiance nécessaire au basculement des anticipations. Mais les croyances sont fragiles et les mouvements de balancier parfois rapides et violents sachant que les situations bilancielles des Etats et des banques restent dans tous les cas tendues.

Les marchés sont faits d’opinions et de croyances avec des effets de pendule qui conservent parfois tout leur mystère. Alors que les Européens s’épuisent de sommets en sommets pour tenter d’endiguer la crise des dettes souveraines et ses effets dominos, la BCE a d’un seul coup su insuffler la dose de confiance nécessaire au basculement des anticipations.

Depuis l’été dernier, l’intensification de la crise des souverains s’est directement transmise aux banques, via un assèchement des financements de marché. Les banques les plus exposées à des souverains en difficultés et les plus dépendantes des ressources de marché ont été les plus touchées. Si l’on ajoute les lourdes tombées d’échéances de dette en 2012, le renforcement accéléré des ratios de solvabilité d’ici juillet 2012 recommandé par l’EBA et l’affaiblissement de la conjoncture économique, synonyme de ralentissement de l’activité bancaire et de remontée du coût du risque, le tout dans un contexte où la levée de capital se révèle périlleuse, on a pu craindre un ajustement brutal des bilans des institutions financières fait de cessions forcées d’actifs et de resserrement de l’offre de prêts.

La peur n’est jamais bonne conseillère… puisque par leurs propres actions, les opérateurs (y compris les banques elles-mêmes) ont entretenu ce scénario. Dans la panique, les marchés se sont retrouvés en panne d’acheteurs, avec en corollaire une baisse généralisée des valorisations de toutes les classes d’actifs jugées risquées (actions en général, obligations des souverains fragiles…) affaiblissant davantage les bilans bancaires. Les fournisseurs traditionnels de liquidité (y compris les banques ayant des excédents) ont préféré accumuler des réserves en cash, soit en raison de la hausse perçue du risque de contrepartie soit à des fins assurantielles en cas de rupture durable d’approvisionnement en liquidité. Ces comportements quoique individuellement rationnels, ont conduit à un « mauvais équilibre » collectif avec une instabilité financière chronique, un resserrement des conditions de financement des économies et une contamination graduelle à la sphère réelle.

En ouvrant à fond les vannes de la liquidité, la BCE a permis de rompre ce cercle vicieux en rassurant les marchés sur la capacité des banques à réduire leur bilan de façon ordonnée et sans trop endommager la croissance. Par ailleurs, les marchés ont acheté l’idée, à tort ou à raison, que cette abondante liquidité sera tout ou partie recyclée sous la forme d’achats de dette publique, ce qui regonfle la valeur de ces actifs inscrits aux bilans des banques et allège les conditions de refinancement des Etats, lesquels ont bien besoin de cette bouffée d’oxygène pour soulager leur finance.

Mais les croyances sont fragiles et les mouvements de balancier parfois rapides et violents sachant que les situations bilancielles des Etats et des banques restent dans tous les cas tendues.

Le cas grec, à l’épicentre de la crise, n’est pas réglé même s’il fait peu de doute que l’accord entre l’Etat et ses créanciers privés sur un échange de dette avec forte décote aboutisse à temps pour permettre le déblocage d’une nouvelle tranche d’aide et le remboursement d’un emprunt de 14 Mds d’euros arrivant à échéance début mars. Ces efforts risquent néanmoins de ne pas être suffisants pour resolvabiliser un pays qui s’enfonce dans une spirale délétère d’asphyxie conjointe de la croissance50et des finances publiques. L’idée d’une participation des bailleurs de fonds officiels (y compris la BCE) commence à faire son chemin, avec des partenaires européens qui vont devoir préparer leurs opinions publiques à une telle éventualité. 

Le Portugal est en embuscade et souffre des mêmes symptômes grecs (manque de compétitivité, croissance structurellement anémique, niveaux élevés de dette et de déficit publics…), même si l’ampleur des déséquilibres financiers n’a rien de comparable. Néanmoins, un retour sur les marchés dès 2013 devient de plus en plus hypothétique ce qui va rapidement poser la question d’une nouvelle rallonge d’aide pour soulager les finances de l’Etat portugais. Si les problèmes grecs ou portugais sont toujours susceptibles de créer des remous sur les marchés, ils ne peuvent à eux seuls menacer l’intégrité de la zone euro qui a normalement les moyens financiers de mettre sous perfusion ces deux pays.

Le vrai enjeu concerne l’Italie qui de part sa taille représente une menace systémique bien plus grande. L’année 2012 s’annonce comme une année charnière, avec une économie, déjà éprouvée par la grande récession et qui s’enfonce en récession mais des réformes de structure qui posent les jalons d’une croissance plus solide à moyen terme (cf. Perspectives Italie, édition de janvier 2012). 

L’Etat italien, qui fait preuve depuis longtemps de frugalité, a surtout besoin de croissance afin de remettre ses finances sur une trajectoire soutenable. Le pays peut compter sur sa puissante industrie pour faire levier mais doit pour ce faire gagner en compétitivité. Un euro affaibli serait le moyen le plus rapide et indolore pour redonner à court terme un souffle de compétitivité à tous les pays de la zone euro, y compris l’Italie, qui aspirent à être tractés par l’extérieur. Eu égard aux fondamentaux, la force actuelle de l’euro est incompréhensible et ne joue pas son rôle d’amortisseur de crise. Le problème est que les autres pays industrialisés, pris aussi au piège de leur dette, ont choisi une même stratégie de remorquage par les exportations avec des banques centrales parfois plus complaisantes et prêtes par des moyens détournés à affaiblir leur monnaie. Ceci condamne les pays européens en cure à faire porter le poids de la dévaluation en interne avec des baisses de salaires et de prix.

Mais finalement, le rôle stabilisateur de la BCE est salutaire et donne un signal clair sur la capacité de l’institution à faire preuve de pragmatisme pour sauvegarder l’intégrité de l’Union. L’éclatement de la zone euro ou son intégration totale sont deux scénarios polaires qui ont peu de chance de se matérialiser avec une Europe qui a choisi la voie du Milieu. C’est le seul credo auquel les marchés doivent progressivement adhérer. L’édifice Europe se consolide pas à pas avec une stratégie de sortie de crise qui combine de l’austérité (qui pourrait être revue à la baisse) pour réduire déficits et dettes, des soutiens financiers (qui pourraient être revus à la hausse) pour rendre ses ajustements plus supportables et des réformes de structure pour faire renaître des espoirs de croissance. C’est un processus d’ajustement qui s’inscrit dans la durée, un horizon de temps difficilement intégré par les marchés et donc source de tensions sporadiques.

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