Or : comprendre l’évolution

par Nic Brown, Salima Ramdani, Bernard Dahdah et Micaella Feldstein, économistes chez Natixis

Dans le cadre d’une étude sur les tendances pour les prix des matières premières en 2010, voici cinq scénarios essentiels à la compréhension des mouvements de l’or au cours des 12 prochains mois.

A. Craintes d’un éventuel défaut d’un grand émetteur souverain

Fin 2008, après que les gouvernements et les banques centrales se sont engagées à garantir la solvabilité du système bancaire international dans le sillage de la faillite de Lehman, l’objet des préoccupations du marché a rapidement basculé, passant du secteur privé aux émetteurs souverains. Les spreads des CDS-G10 se sont brutalement élargis, entraînant une forte hausse des cours de l’or, malgré le renforcement temporaire du dollar lié au rapatriement d’actifs détenus hors des Etats-Unis. A court terme, le risque de défaut sur un grand émetteur souverain a été atténué par l’action des banques centrales. Au Japon, la BoJ, qui se porte acquéreur de JGB depuis quelques années, est désormais rejointe par la Federal Reserve américaine et la Banque d‘Angleterre, ces deux banques menant une politique de forte expansion de leur bilan, absorbant l’essentiel de l’accroissement des émissions de dette souveraine. Au Royaume-Uni, en 2009, tandis que l’Etat émettait £220 Mds de Gilts, la Banque d’Angleterre affectait £200 Mds à sa politique d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), l’essentiel étant consacré à acheter des Gilts. En Europe, la hausse des émissions souveraines a bénéficié de l’accroissement des opérations de repo de la BCE, de sorte que de nombreux pays empruntent en réalité auprès de la BCE, via leur système bancaire domestique. Il est désormais de plus en plus légitime de se demander combien de temps un tel système peut encore durer et s’il est viable à long terme, alors que les paramètres de la dette publique continuent de se détériorer dans de nombreux pays développés. Des modèles économétriques simples visant à évaluer le caractère plus ou moins soutenable de la dette publique (compte tenu du niveau global de la dette, des taux de croissance et d’inflation, des déficits actuels et des bénéfices du seigneuriage) montrent de quelle manière, dès lors que le ratio dette/ PIB atteint un seul critique, la trajectoire d’évolution peut commencer à devenir à la fois insupportable et incontrôlable.

Après avoir atteint un niveau record au T12009, les spreads des CDS-G10 ont fortement baissé, touchant des plus bas entre août et octobre. A l’avenir, alors que les politiques de détente quantitative et les conditions de crédit vont inévitablement se durcir, le marché des CDS devrait commencer à intégrer l’augmentation de la dette publique à des niveaux non viables à long terme. Depuis leurs plus bas du mois d’août, les taux CDS sur la dette souveraine du Japon à 10 ans ont doublé, passant de 40 à 80 pb, et cela pourrait donner le signal du retour à une tendance haussière des spreads des CDS-G10. Notre indice des spreads sur la dette à 5 ans des émetteurs souverains du G10 (pondérée par le PIB) après avoir touché un plus bas de 29,3 en octobre a depuis atteint les 40 pb.

Tous ces mouvements sont intervenus dans un contexte où les banques centrales et les investisseurs privés réexaminent en profondeur la composition de leur portefeuille ou de leurs réserves de change, notamment sous l’angle de la proportion d’or qu’ils détiennent. En 2008 et au début de l’année 2009, les investisseurs privés ont été des précurseurs, achetant plus de 820 t d’or (en monnaies et via les fonds ETF adossés sur l’or).

 

Plus récemment, les banques centrales ont rejoint le mouvement. Comme les graphiques ci-contre le montrent, si, du fait de la hausse des cours de l’or, la part de l’or dans les réserves de change des pays développés a fortement augmenté au cours des dernières années, les pays en développement détiennent généralement très peu d’or car ils se sont efforcés, au cours des dernières années, d’accumuler des réserves de devises (en particulier en dollars). Toutefois, au cours des derniers mois, la situation a commencé à évoluer.

En octobre, l’Inde a acheté 200 t d’or au FMI, ce que représente la moitié du quota annuel prévu au titre de l’accord CBGA. Plus récemment, le Sri Lanka a annoncé avoir acheté 5,3 t, suivi cette semaine par l’île Maurice, pour 2 t. La proportion d’or dans les réserves de change de ces banques centrales, a augmenté d’environ 55-100%.

B. Un retour de l’inflation

La déflation modérée qui a caractérisé l’essentiel de l’année 2009, devrait être, en grande partie causée par la chute puis le rebond des cours du pétrole et des matières premières industrielles, laissant place au début de l’année 2010 à une hausse temporaire de l’inflation. Alors, qu’à l’échelle mondiale, les capacités inutilisées sont importantes, il est plus que probable que ce rebond soit de courte durée. Toutefois, les banques centrales pourront difficilement ignorer ce mouvement et au cours du premier semestre 2010, il leur sera de plus en plus difficile de rester inactives devant la hausse du niveau des prix.

Qu’en déduire pour les cours de l’or? De nombreux analystes font instinctivement un rapprochement entre inflation et hausse des cours de l’or et si, dans un avenir proche, les banques centrales se montrent réticentes à relever les taux dans un contexte de hausse de l’inflation, le marché de l’or pourrait y voir un signal clairement haussier. Nous ne sommes toutefois pas certains qu’il soit justifié d’établir un lien aussi étroit entre inflation et hausse de l’or. Dernièrement, les cours de l’or ont augmenté alors que l’économie mondiale sombrait dans la déflation. Au cours des prochains mois, l’inflation que nous devrions connaître serait le résultat de la hausse des cours des matières premières industrielles, particulièrement du pétrole, ce qui a peu de rapport avec le cours de l’or. Nous attribuerions plus volontiers la hausse des cours de l’or à la conjonction de facteurs tels que la faiblesse du dollar, un accès facile au crédit, la détérioration de la solvabilité des émetteurs souverains et/ou la réallocation des portefeuilles des banques centrales et des investisseurs en faveur de l’or.

Que se passera-t-il si les banques centrales répondent par une hausse des taux d’intérêt ? Une telle décision alourdirait le coût de portage de l’or. Habituellement, les détenteurs d’or peuvent obtenir un rendement en prêtant leur or moyennant un intérêt inférieur au taux LIBOR et en réinvestissant les sommes obtenues sur des actifs plus risqués. Aujourd’hui, une telle manœuvre est devenue impossible, les taux GOFO ayant désormais dépassé les taux LIBOR correspondants. Si les banques centrales augmentaient les taux à long terme pour répondre aux craintes relatives à l’inflation et au niveau excessif de la dette publique, cela aurait pour conséquence d’accroître le coût d’opportunité de la détention d’or (en termes de rendement attendu) et d’aggraver ainsi de plus en plus le coût de portage de l’or.

C. Poursuite de la dépréciation régulière du dollar

Nous prévoyons une reprise modeste de l’économie américaine qui laissera subsister de fortes capacités de production excédentaires. Alors que tout hausse des prix à la consommation est compensée par une forte baisse de l’inflation sous-jacente, nous pensons que la Fed ne commencera pas à relever les taux avant la mi-2011. Alors que la Fed pourrait mettre un terme à l’essentiel de sa politique de quantitative easing au cours de l’année 2010, le maintien de taux d’intérêts extrêmement faibles se traduirait par la poursuite de la trajectoire baissière du dollar. Au cours des derniers mois, le dollar est devenu la devise privilégiée des opérateurs qui mettent en place des opérations d’arbitrage, l’affaiblissement continu du dollar renforçant le gain généré par la possibilité de placer les dollars empruntés à un faible taux d’intérêt en actifs plus rentables. L’exploitation de ces différentiels de taux a ainsi nourri un flux d’investissement sur des actifs réels tels que les matières premières, dont elle a soutenu les cours, et plus particulièrement pour des matières premières telles que l’or dont les coûts de stockage sont faibles. Cela permet donc d’augmenter le rendement des investisseurs en réduisant le contango entre les cours spot et les cours à terme.

D. Un retour à la normale

Il est possible, bien que difficilement envisageable, de voir l’économie mondiale revenir progressivement à une croissance plus équilibrée. Dans cette hypothèse, les fondamentaux de l’offre et de la demande retrouveraient un rôle central pour le marché de l’or. En raison de la hausse des cours de l’or ces 3 dernières années, l’investissement dans l’exploration minière a très fortement augmenté. D’autre part la hausse de la production (qu’il s’agisse de production primaire ou de récupération) au cours de l’année 2009 (alors que la production de la plupart des métaux de base connaissait une forte chute) indique que la production des mines d’or pourrait être en forte hausse au cours des prochaines années. Dans le même temps, la demande du secteur de la bijouterie a fortement baissé en raison du niveau élevé des cours. La hausse de la demande d’investissement a permis au marché de l’or de conserver un équilibre relatif, compensant l’écart croissant entre une offre en hausse et une demande en forte baisse. Si la demande d’or à titre d’épargne de précaution diminuait, dans l’hypothèse où l’économie se rétablirait, cet écart entre l’offre et la demande ne pourrait être comblé que par une baisse des prix, ce qui susciterait une nouvelle demande d’investissement. Alors que les coûts d’extraction se situent généralement en-deçà de $500/once, la baisse nécessaire des prix pourrait être forte, si la demande d’investissement ou la demande finale ne répondait pas assez vite. Ce mouvement de baisse pourrait être renforcé par le fait que les producteurs pourraient vouloir se couvrir à nouveau, après avoir débouclé la quasi-totalité de leurs couvertures.

E. Une réévaluation du CNY ?

Après une période au cours de laquelle la Chine a laissé sa devise s’apprécier de 17,5%, le taux de change USD/CNY est resté stable à 6,827 depuis juillet 2008. Cette stabilité s’inscrit dans le cadre de la politique chinoise consistant à maintenir la parité de change avec le dollar dans les périodes de crise économique et à laisser la devise nationale s’apprécier progressivement au cours des périodes de stabilité. Si les taux de change restaient toujours fixes, la parité du niveau de vie entre les ouvriers chinois et ceux des pays industrialisés se réaliserait lentement, par un ajustement douloureux des variables de l’économie réelle. Il est beaucoup plus efficace d’atteindre cette parité en laissant la devise nationale s’apprécier, comme l’a montré le développement du Japon et de la Corée du Sud dans les années d’après guerre. On peut raisonnablement prédire qu’un retour à la normale économique pourrait impliquer le retour à un cycle d’appréciation progressive du CNY. Quelles en seraient les conséquences pour l’or ?

D’un côté, la perspective d’une dévaluation de plus de 2 000 $Mds de réserves de change chinoises suggère que les autorités peuvent souhaiter investir dans des actifs qui conserveront leur valeur en cas de dévaluation du dollar. L’or représente moins de 1% des réserves de change chinoises, malgré une récente accumulation du métal jaune. Si l’on imagine que la Chine pourrait vouloir accroître ses réserves d’or, c’est pourtant l’Inde qui s’est porté acquéreur lors de la première vente réalisée par le FMI dans le cadre de la cession programmée de 403t d’or, au prix désormais avantageux de 1047 $/once. La Chine, qui est désormais le premier producteur mondial d’or, avec 292t extraits de son sous-sol en 2008, s’est en fait contentée d’accroître tranquillement ses réserves en augmentant sa production domestique, et avait déjà auparavant laissé sa devise s’apprécier, se souciant davantage de la stabilité de l’économie que de la valeur de ses réserves. Le fait même que la Chine pourrait être disposée à laisser le yuan s’apprécier à la faveur de la stabilisation de l’économie mondiale, suggère que cette stabilisation pourrait avoir un impact moins brutal que prévu sur le cours de l’or.

Conclusion

Alors que de nombreux facteurs sont susceptibles d’influer sur le cours de l’or, il est extrêmement difficile de formuler une prévision un peu précise pour 2010. Nous sommes toutefois relativement certains que les cinq facteurs que nous avons identifiés seront essentiels pour comprendre l’évolution des cours de l’or l’année prochaine, mais nous ne sommes pas en mesure de dire dans quel ordre ils interviendront ni quels en seront les effets. Nous pensons qu’une nouvelle hausse de l’or l’année prochaine pourrait être la conséquence d’un élargissement important des spreads des CDS-G10, éventuellement conjuguée avec une poursuite de la diversification des réserves des banques centrales des pays en développement, au profit de l’or, et au détriment du dollar.

Nous ne serions toutefois pas surpris d’assister à une baisse des cours de l’or dans le sillage d‘un rebond de l’inflation, particulièrement dans une hypothèse d’un retour à la normale de l’économie mondiale l’année prochaine, ce qui permettrait aux fondamentaux de l’offre et de la demande de retrouver un rôle central. Nous privilégions un scenario central à contre-courant pour le cours de l’or, tablant sur une chute vers les 900 $/once, voire en-deçà, mais reconnaissons volontiers qu’il existe une probabilité importante pour que les cours continuent à progresser.

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