Peut-on encore se fier au Produit intérieur brut ?

par Alexandre Bourgeois, économiste chez Natixis

Pour mesurer l’intensité de la crise actuelle, les économistes se réfèrent à toute une batterie d’indicateurs, au premier rang desquels figure le PIB. C’est à l’aune de son évolution qu’on peut d’ailleurs affirmer que la période que nous vivons actuellement est la plus difficile, sur le plan économique, depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Pourtant, la notion de PIB, comme nombre de mesures socio-économiques (chômage, inflation, inégalités…), rencontre un désamour croissant, conséquence de la distance qui s’est créée entre le résultat qu’il affiche et la perception par la population.

Or cette distance ne peut s’expliquer uniquement par l’illusion monétaire ou les caractéristiques de la psychologie humaine. Afin de solutionner ce problème, le Président de la République a mis en place, début 2008, la Commission sur la Mesure de la Performance Economique et du Progrès Social1, présidée par J. Stiglitz, assisté de A. Sen et J.P. Fitoussi, trois économistes de grand renom, avec, pour objectif, de proposer d’autres indicateurs plus pertinents que le seul PIB.

A charge pour la Commission d’éviter l’écueil mis en avant par Paul Valéry selon qui « tout ce qui est simple est faux, tout ce qui est compliqué est inutilisable »…

Avant toute chose, il est nécessaire de rappeler que les limites du PIB (ou du PIB par habitant) sont bien connues :

  • A l’origine, le PIB n’est qu’une mesure de la production marchande d’une économie. Son principal avantage consiste en ce que l’évaluation monétaire des biens et services permet d’additionner des quantités de nature très différentes. Toutefois, pour agréger dans une même mesure « des choux et des carottes », on utilise la notion de prix relatifs. Or, l’hypothèse de fonctionnement parfait des marchés ayant été maintes fois invalidée, se pose la question de la pertinence de ce prix. En outre, quand ce prix de marché n’est pas directement observable (dans le secteur public de la santé par exemple), il faut l’estimer, avec tous les biais que cela comporte ;
  • Dans les faits, la mesure de la quantité produite et du prix ne sont pas suffisantes. En effet, si une carotte de 1989 et une carotte de 2009 sont assez semblables (et encore…), peut-on dire de même que la quantité et le prix suffisent à décrire l’achat d’ordinateurs par les consommateurs à vingt années d’écart ? A l’évidence, non. C’est là qu’intervient la notion centrale de qualité. Sous-estimer la montée en gamme des produits conduit à surestimer l’inflation et, par conséquent, à sous-estimer le revenu réel des consommateurs ;
  • Le PIB est une mesure inadéquate dans une optique de soutenabilité de long terme : soutenabilité économique, écologique (une marée noire conduit à une hausse du PIB, via l’activité de dépollution créée à cette occasion ; peut-on pour autant affirmer qu’une marée noire est un événement positif ?) ou sociale ;
  • Il ne prend pas en compte la dépréciation du capital. Ainsi un bien en capital qui sert à produire un nouvel équipement et le même bien qui ne sert qu’à remplacer un équipement usagé (pas de hausse du bien-être) sont pris en compte de la même manière.
     

La Commission, dans un rapport préliminaire, a déjà proposé plusieurs pistes pour améliorer l’appareil statistique existant :

  • Utiliser d’autres indicateurs des comptes nationaux que le PIB : le PIN (Produit intérieur net, qui prend en compte la dépréciation des biens), le Revenu disponible net des ménages (à l’heure de la mondialisation, le revenu des ménages d’un pays peut être très différent de la production de ce pays : dans le cas de l’Irlande avant la crise, à peine 75 % du PIB) ou le Revenu disponible ajusté (au sens : ajusté des transferts publics en nature) ;
  • Améliorer la mesure du PIB en intégrant mieux les services fournis par la puissance publique. En outre, de même que l’origine de production d’un service (privé / public) ne doit pas avoir d’impact sur la mesure du PIB, la production d’un service par un ménage ou par le marché (exemple : garde d’enfant, tâches ménagères) ne devrait pas non plus influer sur la mesure. On estime ainsi que la production non marchande des ménages représente entre 30 % et 40 % du PIB conventionnel. Enfin, une estimation monétaire des loisirs permettrait de mieux mesurer la notion de niveau de vie. Ce « revenu disponible élargi » affiche d’ailleurs un taux de croissance apparemment inférieur à celui du revenu disponible traditionnel, ce qui recoupe ainsi le sentiment des ménages ;
  • Les outils devraient évoluer dans le sens d’une meilleure prise en compte des stocks (richesse) par rapport aux flux (revenus) et devraient privilégier la médiane à la moyenne2. Ses propositions, pertinentes, dessinent plus des pistes de travail qu’elles ne présentent des solutions concrètes aux carences du PIB. En attendant qu’elles puissent être mises en place, il est probable que le PIB, tel que nous le connaissons aujourd’hui, restera (malheureusement) la référence des économistes et des marchés pendant encore de nombreuses années.

NOTES

  1. http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/fr/index.htm
  2. Dans un contexte d’augmentation des inégalités, l’écart entre les deux mesures peut devenir important et problématique pour l’analyse. Dans l’idéal (plus difficile à mesurer), une distribution des revenus par quantile doit être privilégiée.

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