Philippines : un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre

par Sophie Wieviorka, Economiste Asie (hors Japon) chez Crédit Agricole

Voilà ce que l’on pourrait se dire après l’élection triomphale de Ferdinand Marcos Jr – dit Bongbong –, fils de l’ancien dictateur qui régna sur les Philippines de 1965 à 1986 avant de mourir en exil à Hawaï en 1989. Les résultats finaux ne seront probablement pas connus avant plusieurs semaines mais avec plus de 30 millions de voix contre un peu moins de 15 millions pour Leni Robredo, l’actuelle vice-présidente, les dés sont jetés.

Avec un âge médian inférieur à 26 ans, une large majorité des Philippins n’a pas connu l’époque de la dictature, et surtout la loi martiale, instaurée entre 1972 et 1981, qui avait conduit à l’emprisonnement et bien souvent à la torture de plus de 70 000 opposants au régime. Ils ignorent également souvent que la famille Marcos détient un triste record : celui des gouvernants politiques à avoir détourné le plus d’argent des caisses de leur pays. Depuis 1986, 5 milliards de dollars ont pu être récupérés par la commission mise en place à la fuite de Marcos père, mais il reste encore 2,4 milliards faisant l’objet de litiges. Litiges sur lesquels Marcos fils s’est bien gardé de communiquer dans son programme.

Et de ce programme, on ne sait en réalité pas grand-chose. Marcos Jr a en effet refusé toute interview dans la presse nationale, et tout débat avec ses compétiteurs, se contentant de grands meetings visant à réécrire l’histoire de sa famille et de campagnes massives de désinformation sur les réseaux sociaux. Objectif : minimiser les exactions commises sous le règne du père, faire remonter les origines de la fortune familiale avant la colonisation espagnole et surtout dénigrer chacun de ses adversaires en les traitant de « communiste » et en les associant à la guérilla (la Nouvelle Armée du peuple) qui sévit encore dans certaines des régions les plus pauvres du pays.

Élu en tandem avec la fille de l’actuel président Rodrigo Duterte, Sara Duterte, Bongbong ne s’est cependant pas fait totalement adouber par son prédécesseur, qui voyait d’un mauvais œil son statut d’héritier. Il devrait cependant sans nul doute poursuivre sa politique autoritaire sur le plan intérieur, qui va de la lutte contre la drogue ayant conduit à des milliers d’exécutions en dehors de tout cadre judiciaire à la répression brutale de certains dissidents.

Et sur le plan économique ?

L’élection de Bongbong a plutôt été mal accueillie par les marchés, qui avaient pourtant eu le temps de s’y préparer tant son avance dans les sondages était écrasante. L’indice boursier a ainsi perdu du terrain depuis février et l’approche des élections.

Le nouveau président hérite d’une situation économique difficile. Les Philippines ont enregistré l’une des pires récessions du monde en 2020 (le PIB s’est contracté de 9,6%), et la croissance en 2021 (5,6%) est loin d’avoir été suffisante pour effacer les stigmates de la crise. L’année passée a été marquée par de nouvelles difficultés liées au Covid-19, qui se sont traduites par de nouvelles périodes de confinement dans la zone de Manille, aux effets dévastateurs pour l’activité, en raison des lents progrès de la vaccination. Un peu moins de 65% de la population a été vaccinée avec deux doses, ce qui exposerait encore potentiellement l’économie en cas de retour d’un variant plus létal.

La reprise s’est cependant consolidée en fin d’année, et les Philippines font partie des rares économies dont les perspectives de croissance ont été légèrement revues à la hausse pour 2022 entre octobre et avril (de 6,3% à 6,5%). Ce dynamisme se fonde essentiellement sur l’accélération de la consommation privée et la légère amélioration du marché du travail, qui devrait se poursuivre avec la réouverture totale des frontières (depuis le 1er avril, tous les touristes vaccinés sont autorisés à entrer sur le territoire).

Les comptes extérieurs en revanche sont déstabilisés par la forte hausse du prix des matières premières, en particulier du pétrole, dont le pays est importateur net. La grande incertitude vient surtout de l’investissement, déjà entré dans une phase de ralentissement en 2019 alors que les inquiétudes sur la politique menée par le président Duterte et ses dérives autoritaires se renforçaient. En 2021, les Philippines ont toutefois enregistré un niveau de flux entrants d’IDE historique (10,5 milliards de dollars), qui compensait en partie les très mauvaises performances de 2020.

Quel policy-mix après les élections ?

Le programme « Build, build, build » mis en place par le gouvernement précédent devrait se poursuivre, en mettant l’accent sur les Partenariats Public-Privé (PPP) afin de limiter le creusement du déficit, projeté par l’administration précédente à 7,7% et 6,1% du PIB pour 2022 et 2023 respectivement. Encore faut-il que les entreprises, domestiques et étrangères acceptent de participer à ces programmes, alors même que certaines grandes familles d’entrepreneurs du pays jugées « peu loyales » avaient été largement spoliées par le régime Marcos dans les années 1980.

Devant la hausse des prix volatils (énergie et riz), le président élu a aussi promis des politiques de blocage des prix et la réinstauration d’un fonds de stabilisation des prix du pétrole, mesures qui pèseront aussi sur les finances publiques.

Alors que la banque centrale était jusqu’ici parvenue à maintenir son taux directeur inchangé, l’accélération de l’inflation (4,9% en avril) et surtout le resserrement monétaire américain – qui se transmet à tous les émergents – ne devrait pas lui laisser d’autre choix que de procéder à une remontée des taux.

Reste à savoir si cette dernière pourra être faite de manière graduelle ou si des facteurs exogènes rendront nécessaire des décisions plus radicales. La Malaisie a été le premier pays de l’ASEAN a augmenté son taux directeur cette semaine, engageant sûrement un mouvement dans le reste de la zone (Indonésie, Philippines, Thaïlande).

Notre opinion – Bien qu’attendue, l’élection de Ferdinand Marcos Jr réassocie les Philippines à un passé trouble et peu démocratique, et devrait peser – si ce n’est en interne – sur la perception extérieure du pays. Or, dans un contexte international marqué par une incertitude extrême, et dans lequel la plupart des décisions sont prises en termes relatifs, il n’est jamais bon de se distinguer de manière négative et de donner de nouvelles raisons au marché pour se laisser discriminer.