Plaidoyer pour une gouvernance mondiale

par Xavier Lépine, Président du Directoire de UFG-LFP

A mon sens, les crises de plus en plus rapprochées que nous subissons illustrent le changement de civilisation que nous sommes en train de vivre avec, pour caricaturer, le déclin de l’occident et l’avènement d’une nouvelle civilisation, celle de la globalisation, qui bénéficie en premier lieu aux pays dont les coûts de production sont les plus faibles et le niveau de vie, y compris de protection sociale, sont les plus bas.

L’effondrement de l’Union Soviétique, l’entrée dans la sphère de l’économie de marché de plusieurs milliards d’habitants, le développement des technologies numériques concourt depuis 20 ans à une croissance économique forte avec comme revers de la médaille un transfert sans précédent des sphères de production des pays développés dans les pays émergents. Pour simplifier, nous ne produisons plus (dans les pays développés) ce que nous consommons. Les entreprises ont délocalisé, le chômage structurel s’est installé, la population vieillit, les inégalités augmentent… la réponse des Etats riches a été depuis 20 ans de repousser le problème en s’endettant auprès de ses nationaux (pour le Japon) ou auprès de ses fournisseurs (la Chine.) et plus généralement des marchés pour les Etats-Unis et l’Europe.

La crise de 2008 a été la première illustration de ce phénomène ; il a beaucoup été question de crise financière, mais en réalité il s’agissait, de mon point de vue, d’une crise de la demande, les agents économiques ne pouvant plus s’endetter pour consommer et les préteurs réalisant que leurs emprunteurs n’étaient pas solvables. La réponse des Etats riches, avec l’aval du FMI, pour éviter une récession du type de 1929, a été de pratiquer des politiques inverses de celles qui avaient concouru à l’aggravation de la crise en 1932, en l’espèce en injectant massivement des liquidités à taux d’intérêt proche de zéro et en réalisant des politiques de relance économique Keynesienne via le recours massif aux déficits budgétaires.

Il n’y avait probablement pas d’autre approche possible dans un premier temps ; cependant, cette approche se révèle largement inefficace, la croissance ayant manifestement du mal à repartir, et cela pour une raison fondamentale : le monde étant globalisé, l’injection massive d’argent public se dirige in fine vers une activité soutenue… dans les pays producteurs. Ces derniers rattrapant par ailleurs à vitesse V le niveau de vie des pays occidentaux, l’inflation des matières premières et singulièrement de l’énergie augmente encore plus le transfert de richesses entre pays riches et pays émergents ; enfin, une bonne partie de ces injections monétaires s’est dirigée dans les actions des bourses des pays émergents, quand elle ne s’est pas stérilisée vers les actifs réels, notamment immobiliers en Europe et l’or.

La résultante de ces politiques est que pour sauver l’activité économique et les banques, les Etats, déjà largement endettés, ont augmenté leur endettement à des niveaux tels que leur remboursement nécessiterait une croissance économique nettement plus élevée que celle que l’on peut anticiper.

A ces phénomènes très globaux viennent s’ajouter des problématiques régionales fortes qui concourent toutes à une vision pessimiste :

  • l’activité économique n’est jamais “franchement” repartie aux Etats-Unis en dépit des politiques de relance et l’activité immobilière est toujours aussi mauvaise,
  • les banques européennes ont été sauvées par les Etats en 2009 mais elles ont maintenant largement prêtées à des pays européens qui ne peuvent faire face à leurs obligations contractuelles,
  • l’absence d’intégration politique et économique de l’Europe dans une zone monétaire unie n’est pas tenable dans la durée et la crise économique a révélé cette incompatibilité structurelle,
  • les pays émergents, aux premiers desquels la Chine et l’Inde, doivent faire face à des situations opposées aux nôtres, c’est-à-dire, ralentir des économies en surchauffe et en inflation.

Si l’on prend un peu de distance, l’avenir qui se dessine est en même temps très encourageant et très compliqué. Ce qui est certain, c’est le basculement de la polarité entre l’Atlantique et le Pacifique. La croissance est au rendez-vous : le passage de 6 à 9 Milliards d’habitants, le besoin d’infrastructures, l’avènement d’une consommation de masse pour plusieurs milliards de personnes, des révolutions technologiques permanentes et tout cela dans un système d’échange mondialisé (biens, services et finance) ; rarement les opportunités comme les risques ont été aussi forts.

Mais si les politiques sont maintenues, ce qui est très probable, alors nous risquons sur les prochaines années :

  • une croissance économique durablement faible en Europe, des Etats anciennement riches affaiblis qui vont devoir aller chercher l’argent là où il est (les rentiers, les sociétés qui gagnent de l’argent, le capital), des tensions sociales de plus en plus fortes (les Etats devant réduire leurs subventions, cf la décision sur Medicare ou les émeutes à Londres),
  • des risques politiques importants en Europe, la pression des peuples va augmenter que ce soit en Allemagne comme en Espagne… avec le risque ultime d’une déflagration de l’euro,
  • des Etats-Unis qui de par leur modèle et leur culture économique vont probablement rebondir grâce à la technologie,
  • des pays émergents qui vont continuer d’émerger mais avec des soubresauts importants qui se répercuteront dans nos économies,
  • une organisation mondiale réduite autour d’un G2 USA-Chine dans un rapport de force permanent au détriment de tous.

Ces observations reposent largement sur l’hypothèse de continuation du système dominant de l’économie libérale tel qu’il se développe notamment depuis l’effondrement du système communiste. Les organismes supranationaux comme l’OMC, le G20 ou le FMI ont clairement un rôle déterminant à jouer si l’on veut éviter une spirale de crises à répétition.

Il est flagrant que le système de pensée dominant est celui du libéralisme où le marché est le meilleur des régulateurs. Nos politiques et gouvernants ont globalement tenu le même discours depuis des décennies, pour avoir une croissance à long terme optimum il faut déréguler le plus possible, ne pas faire de protectionnisme, les sociétés sont mondiales et ne peuvent subventionner artificiellement des activités locales, l’allocation optimum des ressources financières conduira naturellement à investir là où il faut, la croissance “Schumpeterienne” est au rendez-vous et protéger des activités non rentables est non seulement inutile et inefficace mais à l’inverse c’est autant qui n’est pas investi pour le futur etc.

Tout cela est exact mais, une fois de plus, ne prend pas en compte les changements structurels économiques liés à la mondialisation des activités économiques et financières. Ces changements, tant qu’ils ne seront pas pris en compte dans la réflexion de la gouvernance mondiale, font que les politiques de relances échoueront : on l’a vu depuis plusieurs années, en dépit de déficits budgétaires abyssaux et de liquidités abondantes à taux quasiment zéro, l’activité des pays riches n’est pas repartie… cet argent relance in fine “la machine à produire” dans les “Emergents”.

Si l’on revient à la théorie économique de la spécialisation mondiale de Ricardo, il est clair que nous avons l’explication dans la deuxième partie de la théorie : spécialisation en fonction des avantages comparatifs “dans des conditions de concurrence acceptable”. Ainsi, à mon sens, la solution durable ne réside pas uniquement dans les efforts que doivent faire les Etats riches pour ajuster le niveau de vie et de protection sociale de leurs habitants mais aussi et peut être surtout dans une implication plus responsable de la Chine dans le fonctionnement de l’économie mondiale.

De la même manière qu’on ne peut pas durablement avoir une monnaie unique en Europe sans gouvernance européenne plus intégrée dans une forme de fédéralisme, on ne peut durablement avoir la deuxième économie mondiale qui profite du libéralisme mondial dans un système national largement dirigiste, avec une monnaie non échangeable et sur laquelle tous les pays de la région s’ancrent. Autrement dit, d’une certaine manière, les pays émergents, au premier desquels la Chine, ne sont rentrés qu’à moitié dans l’économie de marché : pour fabriquer les produits que nous consommons en devenant la première usine du monde mais avec un système encore largement étatique où le libre jeu de la concurrence n’existe que quand la Chine le souhaite (une entreprise Européenne est soumise à des règles strictes en matière commerciale sur le dumping, le coût de son capital, la propriété sur les brevets, la protection des travailleurs ou encore l’autorité de la concurrence quand elle veut en acheter une autre etc) et surtout sans laisser le marché fixer son taux de change. Le jeu du libéralisme est donc totalement faussé par la deuxième économie mondiale créant des déséquilibres mondiaux inacceptables.

La relance ne peut venir ni des Etats-Unis, ni de l’Europe, c’est à la Chine de jouer ce rôle de moteur de l’économie mondiale et cela de deux manières : en lançant un plan de relance massif reposant sur l’économie domestique et en réévaluant considérablement sa monnaie afin de redonner une compétitivité normale aux pays occidentaux. Toutes les statistiques en termes de Parité de Pouvoir d’Achat démontrent clairement une sous- évaluation gigantesque du Yuan qui pénalise dramatiquement les entreprises et l’activité économique dans les pays du vieux monde. 

Il ne s’agit pas de demander à la Chine de ne plus être l’usine du monde mais simplement, si elle veut maintenir à terme une capacité d’achat de ses clients, de donner de l’oxygène conjoncturellement par un plan de relance massif et structurellement par le biais du taux de change. Henry Ford avait bien compris qu’il fallait augmenter les ouvriers pour qu’ils puissent acheter des Ford ; dans le monde actuel globalisé, il faut tout simplement redonner du travail en Occident pour qu’il puisse continuer d’acheter (et de vendre) en Orient.

Certes, une augmentation massive du Yuan se traduirait instantanément par de l’inflation importée en Occident mais c’est aussi comme cela que le niveau de vie des occidentaux s’ajustera, à la baisse, à ce qu’il devrait être depuis longtemps. Cette démarche ne peut à l’évidence se faire sans une gouvernance mondiale qui comprend que l’intérêt de chaque pays est effectivement une harmonie et non pas une guerre commerciale où les armes s’appellent taux de change et exploitation de l’Homme.

Cette gouvernance mondiale ne pourrait s’envisager que dans le cadre d’un rapport de force où les Etats-Unis, l’Europe et le Japon parleraient d’une même voix à la Chine. C’est concrètement à l’Europe et singulièrement à l’Allemagne de prendre l’initiative de cette démarche, les Etats-Unis ne pouvant pour de multiples raisons le faire (échec des négociations sur le Yuan l’année dernière, tentation trop forte de s’organiser en G2, ou à l’inverse en période de crise, pression politique interne sur fonds de doctrine Monroe).

Sur le plan monétaire et toutes proportions gardées, l’Allemagne est au sein de l’Europe dans la même situation que la Chine vis-à-vis du Monde : une monnaie unique qui permet à l’Allemagne d’être ultra-compétitive vis-à-vis de ses “partenaires” européens qui ne peuvent dévaluer et cumulent récession et déficits publics. Bien évidemment les réponses à apporter pour l’Europe sont complètement différentes, la restructuration des stocks de dettes des pays périphériques ne résoudra pas les problèmes structurels qui ont amené ces stocks à se créer et comme pour les plans de relances menés depuis plusieurs années, ce sont bien des problèmes structurels qui doivent être traités. L’Europe, et plus particulièrement le couple Franco-Allemand, et c’est l’intérêt bien compris de l’Allemagne, ont une opportunité unique de créer un espace politique et économique cohérent permettant, en coordination avec les Etats-Unis et le Japon d’éviter qu’un G2 USA-Chine ne s’organise au détriment de tous.