par Tania Sollogoub, économiste au Crédit Agricole
En théorie, tous les États peuvent faire défaut. Mais en pratique, un lien s’est opéré, tout au long du XXe siècle, entre la mesure du risque souverain et la notion de développement. A l’inverse, les corrélations entre rating souverain, solvabilité et liquidité se sont affaiblies pour les pays développés. Cela s’explique par la prise en compte d’autres facteurs, propres à la notation des États, du type willingness to pay, gouvernance, capacité à produire de la richesse, capacité à se financer ou non, dans sa propre monnaie, etc. Comment ces critères vont-ils résister à la réduction du risque relatif sur les pays émergents ?
Comme à chaque crise, il va sans doute falloir redéfinir les frontières du risque souverain et des différentes catégories de pays. Mais il faut aussi, plus profondément, s’interroger sur la signification d’un passage dans la catégorie « Investment Grade » et sur les différences croissantes entre la notation du risque souverain et celle du risque pays.
Le défaut de paiement d’un État : la théorie
En juillet dernier, l’agence de rating chinoise, Dagong rating, publie son premier rating souverain. Les États-Unis obtiennent un double A, la France et la Grande-Bretagne reçoivent un AA-. Seules la Norvège, la Suisse, le Danemark, Singapour, l'Australie ou la Nouvelle-Zélande atteignent le triple A. Quant à la Chine, elle reçoit un AA+, aux côtés du Canada, des Pays-Bas et de l'Allemagne. « La cause de la crise financière mondiale et de la crise de la dette en Europe provient de ce que le système actuel de notation international ne prend pas suffisamment en compte la capacité de remboursement des États » a déclaré le président de Dagong, Guan Jianzhong.
Que répondre à M. Guan ? Essentiellement que l’appréciation d’un risque souverain va au-delà de l’analyse des finances publiques en termes de capacité de remboursement. Il y a aussi la volonté de payer, la capacité à stabiliser une trajectoire de croissance, de résister aux chocs et donc, de produire de la richesse à long terme. Il y a l’intensité des risques systémiques internes et externes, l’existence ou non d’un prêteur en dernier ressort et l’accès aux liquidités, sur un marché en monnaie nationale ou non. Néanmoins, sa question fait bel et bien écho à une interrogation plus profonde des marchés sur le lien entre les ratings souverains et l’analyse des finances publiques.
– Qu’est-ce que le défaut de paiement d’un État ?
La définition du risque souverain fait à peu près consensus. C’est le risque qu’un État ou une entité sous garantie publique1 soient en défaut de paiement sur leurs dettes en devise ou en monnaie locale, hors la dette bilatérale ou auprès des organisations multilatérales. Les agences attribuent une note différente à la dette en monnaie locale et la dette en devise. En général, il y a peu de différence entre ces deux classements pour les pays développés mais l’écart est plus large pour les pays émergents, avec un rating en monnaie locale supérieur. Selon une étude de Standard and Poor’s recensant les défauts souverains constatés entre 1975 et 2004, le taux de défaut sur la dette en monnaie locale s’élevait à 2% contre 11,9% pour la dette en devise (Paget Blanc, Painvin, 2007).
Il est moins facile de savoir à partir de quel moment un État est officiellement en défaut de paiement – sauf lorsqu’il se déclare lui-même en situation de moratoire, sujet sur lequel les Russes, par exemple, ont été très clairs en août 19982… Comment distinguer le retard du défaut ? Là-dessus, il n’y a pas consensus et la règle bancaire des 90 jours de retard reste contingentée aux entreprises. Pour Standard and Poor’s, un État est en défaut de paiement dès qu’il cesse de payer le principal ou les intérêts, ou bien dès qu’il propose un échange contre une dette présentant des conditions moins favorables. Pour Fitch, certaines situations seront considérées comme des retards liés à des « disputes contractuelles », mais si la somme en jeu est importante, le pays sera, quoi qu’il en soit, placé en catégorie de « défaut restreint ».
Effectivement, la plupart des pays sont souvent en situation de défaut partiel : ils ne remboursent qu’un segment de leur dette, comme l’Equateur en 2008. Les créanciers ayant appris à leurs dépens que cette situation pouvait durer longtemps, une catégorie spéciale de « selected default » a été introduite par les agences de rating dans leur grille de notation.
Le paiement sélectif peut devenir une arme de négociation redoutable pendant les restructurations au Club de Londres, semant la zizanie parmi la communauté des créanciers. Ceux-ci ont plus de difficultés à proposer une offre globale, perturbés par les paiements segmentés de leur « client ». Le rapport de force joue alors au bénéfice du débiteur en cessation de paiement : plus le défaut de paiement est important, plus le risque d’une telle situation existe. Là encore, la restructuration russe de 1998 a été un cas d’école.
– Tous les États peuvent-ils être en défaut de paiement ?
Théoriquement, oui. D’ailleurs ils sont notés dans les mêmes ratings souverains. Pourtant, une réalité s’est imposée : la notion de développement semble connectée avec celle de risque souverain et les pays « développés » étaient tous noté A, ou plus, jusqu’à la crise de 2009. Au point que les marchés semblaient avoir oublié un moment que le défaut souverain est une hypothèse valable pour tous.
Cette appréciation renvoie d’abord à une réalité statistique : selon Standard and Poor’s, seulement 1,1% des pays Investment Grade (IG) ont fait défaut sur leurs obligations en devise depuis 1975 contre 29,7% sur la catégorie Speculative Grade (SG). De plus, la catégorie IG est historiquement beaucoup plus stable : un pays noté AAA n’a que 2,3% de chance de connaître un changement de rating sur une année contre 12,3% pour un pays noté BB. Il était donc facile d’oublier qu’avant 1970, le FMI apportait aussi son soutien aux pays développés, et il fallait effectivement remonter aux années 80 pour que des pays « développés » soit dégradés (le Danemark et l’Australie). Enfin, l’augmentation du nombre de souverains notés par les agences de rating à partir des années 90 (125 États notés par Standard and Poor’s en 2010, 110 par Moody’s et 107 par Fitch) s’est faite essentiellement dans la catégorie Speculative Investor, avec l’arrivée de nouveaux États sur les marchés financiers (un seul état en Speculative en 1990 sur 31 notés). Ceux-ci sont globalement de moins bons risques (avec une visibilité statistique faible et un historique de paiement plus resserré), ce qui explique en partie l’augmentation du nombre de défauts souverains après une période historiquement basse de 1950 à 1980.
En pratique, un risque souverain concentré sur les pays « non développés »
Le lien entre risque souverain et développement correspond également à une réalité historique : cette connexion existe en fait depuis les premiers classements de risque pays.
– Risque souverain et développement : une histoire liée
Dès 1871, à l’initiative de Henri Germain, président du Crédit Lyonnais, le service des études financières tente pour la première fois en France de classer les pays en fonction de leur solvabilité souveraine. Trois groupes sont définis à partir d’une méthode « rationnelle » dont H. Germain trace lui-même les grandes lignes :
Les finances publiques des États doivent être minutieusement reconstruites afin d’éviter les erreurs, (« voulues ou non » dit H. Germain), dans l’appréciation de la dette publique. Les rédacteurs de la « méthode » insistent en particulier sur la réintégration des dépenses extra budgétaires : « Les dépenses importantes ont été, de tout temps, inscrites en dehors des comptes ordinaires ».
– Transparence et dépendance
Dans les pays émergents, il n’y a pas une relation linéaire entre la transparence statistique et la nature du régime. Les facteurs les plus importants seraient plutôt la dépendance vis-à-vis des financements privés ou publics externes et les équilibres institutionnels internes (relations avec le parlement ou les grandes entreprises – la Banque mondiale a d’ailleurs développé un indice de « capture de l’État » pour connaître le degré d’indépendance de ce dernier vis-à-vis des groupes d’intérêts). Enfin, les pays émergents savent – aussi– faire preuve de créativité comptable, que ce soit dans la valorisation des produits d’une privatisation, la mauvaise affectation d’un revenu, etc. La liste des erreurs d’appréciations grecques entre 1993 et 2009 (50 contre 4 pour l’Allemagne) nous incite à croire que c’est un indicateur intéressant (OECD, Koen, Noord – 2005) de risque sur les finances publiques. Mais rappelons que la Deutsche Bank elle-même a procédé à une réévaluation très contestée de ses réserves en 1997.
H. Germain insiste ensuite sur l’approche historique des comptes publics, afin de trier les facteurs structurels et conjoncturels. Fitch intègre encore cette vision aujourd’hui en distinguant, dans son analyse des finances publiques, les éléments “cycliques” et la part du structurel, en particulier en intégrant une estimation de la cyclicité des soldes budgétaires et de la volatilité des revenus. Ce critère reflète bien le classement souverain des pays, excepté pour les notes A et BBB, catégories dans lesquelles la volatilité des revenus est un peu plus forte.
Toutes les agences déclarent mener aujourd’hui des analyses « through the cycle » (TTC) et non plus « point in time » (FMI – 2010), afin d’avoir une plus grande stabilité de leur notation, ce qui est un des éléments clé de leur crédibilité. Mais leur capacité à mesurer l’impact des éléments conjoncturels sur le cycle reste sujette à caution.
– La résistance au choc : un critère de plus en plus important
D’une façon plus générale, ce souci de la résistance aux chocs externes ou internes est mis en avant par toutes les agences dans tous les types de notes – que ce soit pour le risque politique, l’étude du budget, de la conjoncture ou des comptes externes. C’est une des différences avec les ratings avant la crise asiatique et c’est surtout une façon, non pas de mesurer l’intensité du risque systémique, mais la capacité des économies à lui résister. C’est également le sens des stress scénarios que développe à présent Standard and Poor’s pour mesurer la capacité de rebond des économies. Et c’est finalement une des solutions que les agences ont trouvé, jusqu’à présent, pour intégrer le risque systémique dans les notations.
Selon H. Germain, la dynamique de la dette doit enfin être complétée d’une étude des actifs publics, afin de distinguer les États ayant préféré les dépenses d’investissement (susceptibles de produire de la richesse) aux dépenses de consommation. C’est ainsi qu’en 1911, la Russie se retrouve devant l’Angleterre, ayant investi dans les chemins de fer alors que la Couronne avait opté pour des dépenses militaires dans ses colonies… On retrouve exactement le même facteur aujourd’hui dans des études analysant les déterminants des spreads souverains dans les pays émergents : toute chose égale par ailleurs, la qualité des dépenses publiques d’un État (productive ou non) influence toujours la prime de risque (E. Baldacci, M. Kumar, 2010). Plus généralement, les spreads sont très marqués par la capacité d’un pays à mettre en place une politique donnée, ce que les agences ont peu à peu appelé le « government effectiveness», terme qu’il a fallu inventer dans son application à l’État .
– La montée en gamme des critères qualitatifs
L’application de la méthode d’Henri Germain donne un premier classement, qui a été reconstitué à partir d’archives historiques (M. Flandreau, 1998). Ce « rating » mettait en bonne place l’Europe germano-nordique et les « PIGS » de la crise de 2009 étaient en bas de classement. Cela évoque irrésistiblement certaines études qui donnent le track record comme un indicateur important du risque souverain : les défauts de paiement des États seraient sensibles à des récurrences. Elles s’expliqueraient par une combinaison de différents facteurs qui impactent leur volonté de payer. Cette mesure de la «willingness to pay» est l’une des grandes différences entre la notation souveraine et la notation des entreprises.
En 1911, pour le Crédit Lyonnais, « les calculs du SEF n’étaient rien d’autre qu’une méthode purement scientifique, qu’il convenait de tempérer lors des décisions d’investissements »3. Le classement des pays est donc refait empiriquement par les économistes : l’Angleterre remonte au premier rang de la notation car c’est le « pays le plus riche et le plus développé au monde » et l’Italie passe devant l’Espagne. Au final, ces premiers ratings sont revus à la lumière d’un critère qualitatif touchant au développement, conçu comme capacité à produire de la richesse future.
Aujourd’hui encore, les critères qualitatifs jouent un rôle essentiel dans les ratings, que ce soit dans les indicateurs eux mêmes ou dans le process de notation (comparaison avec les « peer group » chez moody’s par exemple). Les tentatives pour objectiver la notation de la gouvernance, par exemple avec le KKZ de la Banque mondiale, ne doivent pas masquer le fait que la plupart des indicateurs sont construits à partir de sources qualitatives sujettes à discussion quand à leur construction – trop d’agrégation et de corrélations – ou leur utilisation.
L’utilisation de ce type d’indicateurs dans les ratings vise à stabiliser les classements et participe à la logique de l’appréciation souveraine « through the cycle ». Cependant, certaines études soulignent que c’est justement la partie qualitative des modèles qui expliquerait la procyclicité des ratings (Ferri, Lui, Stiglitz – 1999), remettant en question cet effet stabilisateur.
Le déplacement de l’épargne dessine les nouvelles frontières du risque souverain
Le XXe siècle a donc construit une histoire des ratings où une corrélation s’est établie entre développement et solvabilité des États. Deux événements contraires et espacés d’à peine dix ans, viennent fragiliser cet ordonnancement du risque souverain au début du XXIe : la meilleure solvabilité de nombreux pays émergents et la moins bonne de certains pays développés. Chacun dans son sens contribue à réduire la prime de risque relative des pays émergents. D’un côté la Chine et de l’autre la Grèce…
– La Chine et la Grèce en « effet ciseaux »
L’élément fondateur de ce renversement de perspective a été l’apparition d’excédents structurels pour quelques grands pays. C’est le déclencheur conjoncturel qui leur permet d’abord d’accumuler des réserves, de se désendetter et de réduire leurs déficits externes et internes. Puis de nourrir une dynamique de croissance jusqu’à évoquer aujourd’hui un possible « decoupling », qui s’accompagne d’un développement des investissements des pays émergents vers les pays développés.
Les ratings souverains sont mal préparés à ces changements structurels, construits à partir de modèles de pays en déficit d’épargne et intégrant de nombreuses variables sur les comptes extérieurs et leur couverture. Ce déplacement de l’épargne mondiale bouleverse aussi la logique de seuils d’alerte, qui règle les anticipations des marchés. Par exemple, que veut dire la limite de 100% que le FMI impose aux pays dans la couverture de leur dette à court terme par les réserves de change, alors que la moyenne des émergents sur ce ratio est aujourd’hui à 160%…
Quoi qu’il en soit, ces nouveaux «pays émergents solvables » remontent naturellement dans les ratings (comme le font d’ailleurs aussi les pays pétroliers en phase de prix élevés). La rencontre avec les moins bons des développés se fait dans la catégorie A+ (Standard and Poor’s, 2009) quand la Chine et le Chili touchent l’Italie. Puis, la crise de 2009 va rendre la frontière entre pays développés et émergents définitivement poreuse, avec le downgrading de la Grèce. Aujourd’hui, dans le classement de Standard and Poor’s, celle-ci côtoie l’Azerbaïdjan, l’Egypte, la Colombie ou la Roumanie. Et elle s’installe bien au-dessus de l’Ukraine dans les anticipations de risque souverain des investisseurs, comme en témoigne le spread sur les CDS début octobre 2010 (763 points de base contre 511 pour Kiev en octobre 2010).
La crise de 2009 estompe encore les frontières implicites du risque souverain. Elle interpelle autant les économistes des pays développés que les économistes de risques pays : chacun se demande où s’arrête désormais son périmètre. Finalement, quelle est la différence, en terme d’analyse souveraine, entre un pays de l’OCDE à forte dette et à déficits publics, et un pays émergent sans déficit et à faible endettement ? Et comment s’explique leurs positionnements dans les ratings? La situation conjoncturelle nouvelle impose une relecture des critères d’analyse du risque souverain.
– La remise en question des critères inconditionnels de risque
Les critères utilisés pour construire des ratings souverains se répartissent en catégories plus ou moins similaires, mais jusqu’à la crise asiatique, seuls un faible nombre de variables influençait vraiment les classements des agences. Cantor et Packer (1996) montrent que 90% des variations de notes s’expliquaient par seulement six indicateurs qui laissaient d’ailleurs complètement de côté les flux de capitaux, la liquidité ou le secteur financier : le PIB par habitant, la croissance du PIB, l’endettement extérieur, l’expérience d’inflation, l’histoire des défauts de paiement et le niveau de développement économique. Cela explique sans doute la difficulté que les agences ont eu à anticiper les crises monétaires des années 90 (Rheinhart, Carmen M, 2002).
Après la crise asiatique, l’OCDE prolonge cette critique (OCDE, 2003) : les classements des agences mettraient trop l’accent sur la flexibilité de la fiscalité et sur la solvabilité des États, pas assez sur la santé financière et l’analyse du secteur bancaire. Toujours selon l’OCDE, Moody’s capterait d’ailleurs mieux les crises dites de première génération (dans le cas où les déséquilibres macro-économiques entraînent la crise financière, comme au Mexique en 1982) tandis que Standard and Poor’s repère plus tôt les crises de seconde génération (sur le modèle asiatique, des crises déclenchées par un problème d’illiquidité et de faiblesse du secteur financier). Cela renvoie au constat d’une surpondération, chez Standard and Poor’s, accordée aux critères de transparence et de qualité des données fiscales (FMI, 2010).
Mais c’est surtout l’approche par les seuils d’alerte inconditionnels qui ne correspond plus aux exigences de la conjoncture (N. Roubini, P. Manasse, 2005) : le dépassement des seuils d’alerte sur les indicateurs clés de solvabilité ou de liquidité ne suffit pas à expliquer les crises souveraines. Seule une combinaison de plusieurs vulnérabilités permettrait de saisir correctement l’une des quatre situations types de crise souveraine – l’insolvabilité, l’illiquidité, les crises du change ou les chocs de croissance négatifs.
L’analyse empirique du classement des agences par groupes de pays de risque similaire (peer groups) confirme les positions de N. Roubini en 2005. Certains indicateurs ne sont plus en relation linéaire avec les classements et cela préfigure le mélange désormais à l’œuvre dans les ratings entre pays développés et pays émergents. Très exemplairement, le ratio de dette publique est élevé en haut et en bas des classements, laissant redouter que la discipline budgétaire soit une pratique réservée aux pays à la limite de l’Investment Grade.
– La sous-estimation récurrente du risque de liquidité
Les Chinois interprètent la distance que les agences de rating occidentales ont prise avec une vision classique de la solvabilité comme un biais idéologique mais il existe d’autres explications. L’argument monétaire est le plus fort, évoqué par G. Longueville et E. Vergnaud (2010). Pour les pays à monnaie forte, « la distinction usuelle entre risque souverain en devise et risque souverain en monnaie locale n’est guère pertinente »… Le financement peut être assuré par les banques centrales et donc la liquidité d’un État serait surtout liée à sa politique monétaire – et pour les États en zone monétaire, au rôle (ou non) de prêteur en dernier ressort de la banque centrale commune. C’est le cas dans la zone euro où l’interrogation sur le risque de liquidité souverain renvoie aux limites du parapluie européen : les marchés cherchent aujourd’hui à savoir si les frontières du prêteur en dernier ressort correspondent à celles de l’Euro.
Peu à peu, pour les pays dits développés, les analystes ont donc intégré la possibilité d’un découplage entre le risque de solvabilité et de liquidité, même en situation de surendettement public (ce qui est contraire aux modèles de première génération de crise souveraine). La contrainte de liquidité a été considérée comme statistiquement négligeable, et l’analyse du risque souverain des pays développés s’est surtout concentrée sur une vision historique comparative des revenus et de la charge de la dette, exprimée dans les ratios de soutenabilité. En somme, on compare la richesse à la dette dans un monde sans contrainte à court terme. Or, la crise grecque semble avoir prouvé que l’on a surestimé la capacité des pays développés à créer de la richesse et également sous-estimé leur capacité à créer des inerties financières.
Le contexte global de surliquidité a également accentué l’indifférence des marchés au risque de liquidité sur les pays développés : « la disponibilité croissante de l’épargne globale a rendu les spreads de plus en plus dépendants des préférences globales des investisseurs, tandis que les critères spécifiques de risque pays jouaient un rôle beaucoup plus limité» (Kumar, Manmohan S. and Okimoto T., 2010). Finalement, les spreads étaient donc peu influencés par les estimations comparées du risque souverain dans les différents pays développés (le « home biais »).
Et à même risque, les pays émergents continuaient à payer une prime supplémentaire de « réputation ». La crise de 2009 est en train de renverser cette tendance car la prime sur les émergents se réduit tandis que le « home biais » fait son retour sur certains pays développés – les plus bas dans les ratings. On retrouve sur les spreads l’impact du double effet en ciseaux « Chine/Grèce »…
Il est frappant de retrouver dans la crise grecque – mais dans un autre contexte – un refrain que l’on avait déjà entendu au moment de la crise asiatique ou mieux encore, de la crise russe, quand le défaut souverain avait entraîné la faillite du fonds LTCM et l’assèchement de la place de New York : les ratings sous estiment de façon récurrente les risques de liquidité. Le FMI confirme et élargit ce soupçon dans son dernier rapport sur la stabilité financière mondiale : la dette à court terme « n’est pas un facteur significatif pour déterminer le niveau d’un rating souverain ». Pourtant, toujours selon le FMI, cette même dette à court terme expliquerait près de 30% des mouvements récents dans les spreads des CDS sur le souverain4. Facteur discriminant pour les marchés, donc, mais pas pour les ratings. On touche peut-être là aux limites des modèles « through the cycle ».
Dans l’UE, cette logique a joué à plein se transformant parfois en une dangereuse mécanique d’aléa moral. Elle a expliqué la convergence des spreads pour des pays où le risque souverain était pourtant sensiblement différent et surtout, la réduction progressive du niveau des réserves de change en Europe centrale au moment de l’intégration. La Hongrie par exemple, avait toujours veillé à maintenir un niveau confortable de réserve, ce qui l’a partiellement sauvée au moment de la crise thaïlandaise. Et c’est malheureusement l’approche de l’intégration européenne qui l’incite à relâcher cette discipline. Un effet crédibilité ?
Pourtant, l’analyse du risque de liquidité a évolué au travers des crises, et il a même été déterminant pour façonner les différents modèles théoriques d’analyse. En 1980, il est indissociable de la solvabilité pour les crises de première génération, qui renvoient à des déséquilibres internes structurels et aussi à une lecture de haut en bas de la balance des paiements (les déséquilibres de l’économie réelle entrainent les déséquilibres monétaires). Le risque de liquidité s’autonomise pendant les années 1990 et l’analyse des crises de seconde génération : la crise vient à la fois de zones de fragilités (fiscales ou externes) et de risques systémiques logés dans les secteurs bancaires. On commence alors à lire les balances des paiements de bas en haut (les mouvements monétaires entraînent l’économie réelle). Reste à intégrer dans les ratings une mesure de la liquidité comme résultante du risque systémique, qui en est alors l’indicateur avancé…
Et aujourd’hui, que signifie le passage à l’Investment Grade ?
Un article de Standard and Poor’s de fin septembre 2009 pose la question suivante : « Pourquoi le rating souverain des pays émergents n’a-t-il pas convergé avec celui des pays du G7 ? ». C’est exactement la même que posent les Chinois.
L’agence de rating apporte cinq réponses :
- une richesse nationale plus forte, un marché du travail plus flexible, une économie plus diversifiée et un marché financier domestique plus profond ;
- une forte confiance des investisseurs ;
- une capacité à mener des politiques contra-cycliques ;
- une possibilité d’emprunter dans sa propre devise ou dans une zone monétaire ;
- des institutions plus solides capables d’initier des cercles vertueux de développement.
Pour les trois premiers critères, la différence entre les plus grands des émergents et les plus fragiles des pays développés s’estompe progressivement à mesure que se creuse l’écart de croissance entre pays développés et émergents. Les scénarios de « decoupling » de croissance, s’ils venaient à se réaliser, ne feraient qu’accélérer le processus. Quant à la confiance, la crise de 2009 a clairement renforcé les anticipations de type : « mieux vaut un bon émergent qu’un mauvais développé »…
Sur la capacité des pays à utiliser leur budget de façon contracyclique (et donc, sur la capacité des pays à stabiliser leur trajectoire), la crise de 2009 a dessiné des frontières à l’intérieur du groupe des pays émergents : les meilleurs d’entre eux ont acquis une marge de manœuvre budgétaire tandis que la base fiscale des moins développés reste globalement trop étroite pour cela. Néanmoins, cet indicateur est difficile à analyser car l’hétérogénéité reste forte entre les pays émergents, contrairement aux pays développés, assez homogènes sur ce critère (21% en Chine, 38% au Brésil, 22% en Inde et 35% du PIB en Russie pour ne citer que les BRICs…).
Reste le point 5. Celui de la gouvernance. C’est un des sujets sur lesquels l’analyse diverge le plus entre pays développés et émergents. Comment mieux noter la gouvernance, le track record et la « willingness to pay » des pays émergents ? Et quelle pondération lui donner dans les ratings, en particulier au moment du passage d’un pays entre le Speculative et l’Investment grade ? Faut-il surpondérer les critères de gouvernance pour certains pays qui mériteraient l’Investment Grade du point de vue de leur solvabilité, mais sans visibilité quant à la solidité de leurs institutions ? Pour éviter les « biais idéologiques » que les Chinois ne seront pas les seuls à souligner, il faudrait pouvoir mettre en évidence des liens entre le risque systémique et la mauvaise qualité de la gouvernance dans les pays : quels sont les modèles institutionnels qui rendent un pays plus fragile, économiquement ou politiquement, en cas de choc systémique5?
– Des pays émergents ou en transition ?
A ce stade, trois conclusions émergent : Le rebrassage des classements dans les ratings souverains entre pays développés et émergents est réel. D’une certaine façon, il a surpris les marchés. Néanmoins, il est limité : les meilleurs des pays développés gardent le privilège de s’autofinancer et les moins bons des émergents restent déficitaires et sensibles aux chocs externes. Ces nouvelles frontières du risque souverain renvoient à la répartition de l’épargne mondiale : deux tendances se dessinent (qui se retrouvent dans les comptes extérieurs). D’une part, une épargne tendanciellement réduite dans les pays développés (un taux médian à 21% du PIB selon Moody’s), mais c’est aussi le groupe qui enregistre la plus forte hétérogénéité entre par exemple la Grèce à 10% et la Norvège à 39%. D’autre part, une scission au sein des pays émergents : un taux élevé sur les catégories de l’Investment grade où l’on retrouve les meilleurs des pays émergents (33,4% pour les pays émergents entre A3 et triple A), mais des niveaux d’épargne qui vont en se réduisant à mesure que l’on descend dans les ratings (21% pour les pays situés entre Ba3 et Ba1).
Face à ces nouvelles frontières du risque souverain, il est probable que la stabilité des performances sera plus que jamais le critère clé d’un passage à l’Investment Grade. On retrouve indirectement la définition que le FMI a donné des pays émergents. Ce sont tous des pays en transition (A. Mody, 2004)et quel que soit leur niveau de croissance ou de revenus, ils connaissent encore des évolutions structurelles (= transition) dans un domaine au moins, économique, social, politique ou démographique. C’est sans doute cela qu’il faut arriver à exprimer dans les ratings.
Enfin, on peut anticiper que la divergence entre la notation souveraine et la notation de risque pays va se creuser dans les catégories voisines de l’Investment Grade, afin de distinguer deux nouvelles typologies de pays émergents. Il y a les pays dont la contrepartie souveraine est solvable, mais qui disposent aussi d’une bonne notation sur la gouvernance, et d’une trajectoire stable. Dans ce cas, le rating pays sera en phase avec le rating souverain. Mais il y a dorénavant aussi des pays émergents solvables, qui sont moins lisibles en termes de gouvernance, et dont la structure économique reste sensible aux chocs, particulièrement systémiques. Pour un investisseur, la visibilité est donc moindre, et ces réserves s’exprimeront dans le rating pays qui s’écartera alors tendanciellement du rating souverain.
NOTES
- La notion de garantie explicite est importante car les investisseurs sont souvent tentés de présupposer qu’un Etat prêteur en dernier ressort se portera au secours des entreprises ou des banques publiques en crise de paiement. Pour qu’un Etat intervienne, il ne suffit pas qu’il soit actionnaire, il faut surtout qu’il y ait un risque systémique : c’est la logique du « too big to fail », qui s’est imposée depuis que le journaliste Walter Bagehot regrette, en 1873, que la Banque d’Angleterre ne puisse pas intervenir « freely and readily » pour éviter une panique financière. Ce « principe de Bagehot » semblait bien ancré depuis la Seconde Guerre mondiale, mais son appréciation est sujette à discussion depuis l’affaire Lehman.
- Malgré les efforts d’Anne Krueger, Directrice générale adjointe du FMI en 2002, l’idée d’un droit international de la faillite et d’un « chapitre XI » des Etats n’a pas fait son chemin.
- Archives du Crédit Lyonnais. « Comment évaluer la santé financière d’un Etat » 1911. Note du Service d’Etude financière.
- Ces derniers n’étant pas un bon indicateur du risque de défaut mais plutôt de la « facilité d’accès au marché »
- Selon l’agence Fitch, s’il n’y a pas de relation linéaire entre les mesures du risque souverain intégrées dans le rating et le classement final, c’est à cause du caractère multifactoriel de l’analyse mais aussi à cause des facteurs qualitatifs qui influencent la volonté de payer d’un Etat. « Ces influences intangibles expliquent en partie pourquoi les économies avancées sont capables de soutenir une charge de la dette plus élevée : niveau élevé de capital humain, institutions fortes, respect de la loi et des droits de propriété, des systèmes politiques stables mais flexibles capables de répondre aux chocs économiques et sociaux, des économies diversifiées, une flexibilité fiscale… Ces forces sont associées à des ratings plus élevés même si les indicateurs de dette publique et externe sont moins favorables que dans des pays moins bien notés » (Fitch, aout 2010).
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