Quand la mer se retire

par Chum-Kau Ly, économiste au Crédit Agricole

Quand la crise de 1929 a éclaté, de profondes mutations industrielles étaient déjà en cours, amorcées pendant la Grande Guerre. Des activités comme la chimie, les industries mécaniques et électriques avaient vu doubler leur part dans la valeur ajoutée. L’Amérique était devenue la première puissance économique mondiale.

La crise va accélérer les évolutions, le déclin du leadership européen, la consolidation dans de nombreux secteurs comme celui de l’automobile et l’émergence d’industries nouvelles comme l’aéronautique1.

Plus près de nous, la fin du 20e siècle a vu l’essor des technologies de l’information et de la communication, la montée en puissance des BRIC (Brésil-Russie-Inde-Chine) qui redistribue la richesse et bouleverse les échanges mondiaux, et la prise de conscience de la menace climatique qui suggère des changements de comportements dans bien des domaines. Ces facteurs ont profondément déstabilisé de nombreux secteurs industriels. Un seul exemple pour l’illustrer : la disparition en moins d’une dizaine d’années de l’écosystème de la photo argentique et de quelques-uns de ses acteurs historiques (Polaroid, Minolta…) au profit de la photo numérique, une révolution récemment reconnue dans l’actualité2. Rien de surprenant donc, si de nombreuses stratégies de survie sont mises en œuvre pour éviter de partager ce sort funeste, alors que la crise économique réduit partout l’activité.

Affaiblie par l’assèchement de la publicité, la presse explore de nouveaux modèles de croissance en ligne où se retrouvent désormais ses annonceurs, alors que la ressource première même de cette industrie, l’information, se retrouve disponible en temps réel, à portée de Tweet3. Malgré la crise et dans un environnement déprimé, le commerce en ligne fait plus que résister : il prend des parts de marché, en court-circuitant les étapes intermédiaires entre le fournisseur et l’acheteur final.

La consolidation revient sur le devant de la scène, les conglomérats retrouvent grâce aux yeux des investisseurs, à l’image des géants de l’informatique –Oracle et Sun– qui fusionnent afin de proposer une offre intégrée (matériel logiciel et services) à des clients rendus plus frugaux par la crise.

Nombre de restructurations industrielles que l’on observe aujourd’hui semblent trouver leur origine dans la crise économique actuelle ; pourtant, celle-ci n’a souvent fait que précipiter et amplifier des mutations déjà engagées de façon inéluctable. C’est ce que montre l’observation de quelques secteurs industriels, de la presse à l’automobile. Une évolution que n’aurait pas reniée Charles Darwin, 200 ans après sa naissance.

Le processus de consolidation est parfois découragé par des Etats qui préfèrent le soutien financier aux pertes d’emplois immédiates qui en résulteraient, comme l’illustre l’exemple de l’industrie automobile. Cette dernière préfère revoir ses gammes de voitures, investir en innovation et redécouvrir les promesses de la propulsion électrique. L’intervention de la puissance publique reste cependant indispensable pour les industries nouvelles qui n’ont pas encore trouvé leur compétitivité économique propre, ou pour celles qui risquent de ne jamais la trouver (cf. article sur les agro carburants).

Tandis que certains secteurs comme le monde du maritime n’ont pas anticipé le retournement de la conjoncture, d’autres, comme l’industrie papetière, voient dans la crise une raison d’accélérer leur recherche de solutions à une situation déjà en souffrance, notamment à travers une diversification en dehors de leur cœur de métier traditionnel.

Synonymes de dangers donc, mais aussi d’opportunités selon les Chinois4, les crises précipitent la recomposition du paysage industriel. Par la baisse brutale de l’activité qui les accompagne, elles révèlent les déficiences et accélèrent les processus d’évolution darwiniens. Les espèces adaptées aux nouveaux écosystèmes se substituent à celles qui ne le sont plus. « C’est quand la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignent nus » disait aussi le milliardaire américain Warren Buffet5.

NOTES

  1.  Jean Kogej : Les mutations de l'économie mondiale du début du XXe siècle aux années 1970.
  2. Willard S. Boyle and George E. Smith : Prix Nobel de physique 2009 pour l’invention en 1969 du capteur CCD (Charge-Coupled Device), utilisé au cœur des appareils photos numériques. 
  3. Tweet (gazouilli) : Message bref envoyé sur la plateforme de réseau social et de microblogging Twitter.
  4. 危机 (Wei Ji), Traduction en chinois du mot crise, constitué des idéogrammes « danger » et « opportunité ».
  5. Warren Buffet : The Chairman’s Letter to the Shareholders of Berkshire Hathaway (2001).

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