Ralentissement plus marqué de la croissance des marchés émergents

par Maarten-Jan Bakkum, Stratégiste Sénior Marchés Emergents chez ING IM

Durant les dernières décennies de libéralisation du commerce et des marchés des capitaux, le monde émergent est devenu plus sensible aux fluctuations de la croissance mondiale. Au sein de l’économie mondiale, le commerce extérieur a affiché une croissance beaucoup plus rapide que celle du PIB. Le monde émergent a joué un rôle clé dans ce processus étalé sur plusieurs décennies.

Durant la décennie écoulée, on a observé une augmentation de l’importance du commerce entre les marchés émergents. La part des exportations des marchés émergents vers les pays développés est redescendue de 75% à 60% au cours des 10 dernières années.

De nombreuses personnes évoquent cette tendance lorsqu’elles affirment que la sensibilité des marchés émergents vis-à-vis de la croissance du monde développé diminue. Selon nous, c’est une bonne chose que les marchés émergents se soutiennent mutuellement via une hausse des échanges commerciaux. En réalité, l’ensemble du monde émergent reste cependant largement dépendant non seulement de la demande de biens manufacturés des États-Unis et de l’Europe, mais aussi des flux de capitaux mondiaux qui proviennent toujours en grande partie du monde développé. Ceci explique pourquoi la croissance des marchés émergents réagit rapidement lorsque la croissance américaine et européenne se replie.

Déjà avant août, lorsque les craintes relatives à la croissance mondiale ont entraîné la correction boursière la plus marquée depuis la crise de 2008, la croissance du monde émergent avait commencé à se replier fortement. Les chiffres du PIB pour le deuxième trimestre de 2011 publiés récemment sont clairs : en comparaison du premier trimestre, la croissance des marchés émergents a largement décliné.

La croissance annualisée est retombée de 7% à 4% en moyenne pour les 15 principales économies émergentes sans la Chine et l’Inde. La dernière décélération de cette ampleur remonte à 2008. Les chiffres les plus faibles proviennent de deux groupes de pays : premièrement, les économies asiatiques les plus ouvertes dont les exportations en pourcentage du PIB sont les plus élevées et, deuxièmement, les économies dont l’économie affichait la plus grande surchauffe au début de l’année. Le Brésil et la Turquie sont les meilleurs exemples du deuxième groupe. Dans le premier groupe, Hong Kong, Singapour et la Thaïlande ont même enregistré une croissance négative en glissement trimestriel. Taiwan, la Malaisie et la Corée ont affiché un net repli, mais restent pour l’instant en territoire positif.

Depuis que les chiffres du PIB du deuxième trimestre ont été publiés, les données mensuelles plus récentes ont confirmé le ralentissement de la croissance dans le monde émergent. Les chiffres du commerce se sont encore détériorés et la croissance des exportations se rapproche rapidement des niveaux à un chiffre. Le graphique suivant montre nos prévisions pour la croissance des exportations des marchés émergents jusqu’à la fin de 2012.

Les indices PMI du mois d’août publiés au début de la semaine ont été particulièrement faibles en ce qui concerne le commerce extérieur. Le PMI chinois, qui demeure supérieur au seuil de 50 points, a été moins décevant que ce que certains redoutaient. La composante importante des nouvelles commandes est restée inchangée par rapport à juillet. Toutefois, les nouvelles commandes à l’exportation sont retombées à 48, soit sous la barre des 50, pour la première fois depuis avril 2009. Dans le PMI indien, les nouvelles commandes à l’exportation sont également redescendues sous le seuil de 50. Avec un niveau de 45, les perspectives pour les exportations sont proches du niveau plancher atteint en 2008. En Corée, la croissance des exportations est restée élevée en août en glissement annuel (27%), mais elle a reculé de 8% par rapport à juillet.

Compte tenu de la dynamique de croissance négative aux États-Unis et en Europe et du risque accru d’un retour en récession dans le monde développé, nous pensons que l’on peut raisonnablement prévoir un ralentissement prolongé de la croissance du commerce mondial.

Pour l’instant, nous anticipons une croissance mensuelle négative des exportations jusqu’au premier trimestre de 2012. Pour les économies du monde émergent, cela signifie que la croissance globale devrait continuer à se replier, directement via une croissance des exportations plus faible ou négative et indirectement via une croissance de l’emploi plus faible ou négative et, surtout, via un ajustement à la baisse des investissements en biens d’équipement.

En 2008 et 2009, la dernière fois que le monde émergent a été confronté à une forte contraction du commerce mondial, la plupart des pays ont été en mesure d’assouplir leur politique économique de façon agressive. Ceci les a aidés à se redresser rapidement lorsque le contexte s’est amélioré. Au deuxième trimestre de 2009, la croissance en glissement trimestriel du monde émergent avait déjà retrouvé les niveaux d’avant-crise en termes annualisés. Les stimulants sans précédent des autorités chinoises ont joué un rôle important, car le boom des investissements chinois a aidé non seulement les partenaires commerciaux asiatiques de la Chine, mais aussi les grands exportateurs de matières premières d’autres régions à surmonter la crise financière mondiale.

Cette fois-ci, les autorités chinoises disposent d’une marge de manoeuvre limitée pour assouplir leur politique. L’inflation de 6,5% est supérieure à leur seuil de tolérance et plus tenace qu’il y a quelques mois. Le dernier chiffre mensuel de l’inflation était plutôt inquiétant et la composante des prix à la production du dernier PMI a augmenté pour la première fois depuis février. En outre, les autorités ont largement évoqué les excès du dernier boom des investissements. Il est, par ailleurs, improbable que la Chine aille aussi loin dans sa stimulation de la croissance de la demande domestique qu’en 2008 en raison des craintes accrues relatives à l’endettement des gouvernements locaux chinois et du récent accident d’un train à grand vitesse.

Pour la Chine, cela signifie que le risque baissier pesant sur la croissance économique a augmenté ces derniers temps Nous prévoyons toujours une croissance du PIB de 8,5% en 2012, mais nous pensons que nous pourrions être amenés à abaisser cette prévision. L’indice PMI d’août nous a rendus plus prudents. La plupart des économistes des maisons de bourse s’attendent toujours à ce que la croissance chinoise demeure supérieure à 9% en 2012.

La hausse des risques baissiers pour la croissance chinoise accroît les pressions sur les attentes de croissance ailleurs dans le monde émergent, en particulier pour les pays exportateurs de matières premières. Dans la plupart des économies émergentes, la marge de manoeuvre pour assouplir la politique économique est, par ailleurs, limitée en raison des pressions inflationnistes persistantes. L’abaissement inattendu des taux de 50 pb par la banque centrale brésilienne plus tôt dans la semaine pourrait suggérer que les autorités monétaires des marchés émergents ont entamé un nouveau cycle de stimulation. Nous sommes préoccupés par l’approche des Brésiliens. Ils commencent en effet à abaisser les taux alors que l’inflation est toujours supérieure à la limite supérieure de la marge autorisée (6,5%) et ne semble pas disposée à baisser d’ici peu. Nous ne pensons pas que de nombreuses autres banques centrales de pays émergents seront aussi agressives. L’inflation reste élevée dans l’ensemble du monde émergent. Abaisser les taux de façon prématurée est susceptible d’entraîner une hausse des risques en matière d’inflation et de taux de change. On a observé ceci cette année en Turquie, lorsque la banque centrale a abaissé les taux à contre-courant et que la lire s’est dépréciée de 15%, alors que la majorité des autres devises émergentes se sont appréciées.

Ceci nous amène à la question de la vulnérabilité des marchés émergents face à une détérioration des flux de capitaux. Des pays tels que le Brésil et la Turquie, où les flux de capitaux ont atteint des sommets au cours de ces dernières années, sont vulnérables en période d’aversion au risque prolongée. Les flux peuvent se contracter, voire devenir négatifs si l’escalade de la crise américaine et européenne entraîne des rapatriements massifs de capitaux. Dans un tel contexte, nous pensons que tant la Turquie que le Brésil jouent un jeu dangereux.

Dans l’environnement mondial vulnérable actuel, leur politique pourrait avoir des implications substantielles pour les flux de capitaux, leur taux de change et leur croissance économique.

Le ralentissement actuel de la croissance du commerce mondial, la correction probable de la croissance des investissements en biens d’équipement dans le monde émergent, la marge de manœuvre limitée pour un assouplissement marqué de la politique économique, la détérioration des perspectives de croissance de la Chine et le risque accru de flux de capitaux sortants justifient une attitude prudente vis-à-vis de la croissance des marchés émergents.

Après un deuxième trimestre faible, la croissance des marchés émergents devrait continuer à ralentir. Les données récentes en provenance d’Asie suggèrent clairement une poursuite de la faiblesse. Si l’on inclut la Chine et l’Inde, nous prévoyons un ralentissement de la croissance moyenne des marchés émergents pondérée par le PIB à 5,7% au deuxième trimestre de 2012.

Les prévisions consensuelles sont toujours plus élevées d’un demi pour cent environ, ce qui signifie que l’on peut s’attendre à de nouvelles révisions à la baisse. Nos prévisions prudentes supposent que la croissance chinoise atteindra un plancher à 8%. Le risque que la croissance chinoise descende sous 8% a augmenté, ce qui signifie que le risque baissier pesant sur nos prévisions de croissance pour les marchés émergents est également plus élevé qu’il ne l’était.

Conclusion

La dynamique de croissance négative tant aux États-Unis qu’en Europe, combinée à l’escalade de la crise de la dette dans la zone euro, continue à assombrir les perspectives pour les actions mondiales, même après la correction du mois d’août. Les marchés d’actions du monde émergent demeurent vulnérables en raison de la détérioration de la tendance de la croissance et de la fragilité des flux de capitaux.

Pour l’instant, nous continuons à surpondérer la Chine en dépit des risques accrus pour la croissance chinoise. Eu égard au net déclin de la croissance dans l’ensemble du monde émergent, la Chine ainsi que l’Inde se distinguent grâce à la croissance relativement solide de leur demande domestique. Ailleurs, la croissance est de plus en plus fragile en raison de la détérioration du commerce mondial, de la dégradation de la politique économique dans certains pays et de la marge de manœuvre limitée pour assouplir la politique. Nous restons sous-pondérés au Brésil et en Afrique du Sud compte tenu de la surévaluation de leur devise et de leur vulnérabilité supérieure à la moyenne face à l’aversion au risque des marchés mondiaux.