Russie : fragile convalescence

par Anna Dorbec, économiste chez BNP Paribas

• La bonne tenue des marchés de matières premières (pétrole, métaux) depuis quelques mois soutient la liquidité externe du pays et crée un environnement favorable à un redressement de l’économie russe en 2010 après un fort recul du PIB (-8,6 %) attendu en 2009. Nous tablons sur une croissance de 4,5 % cette année, tirée par le rebond de la demande d’exportations. La demande intérieure devrait rester plus fragile, freinée par un crédit toujours rare et un marché de l’emploi encore sinistré.

•  L’inflation devrait se maintenir à son plus bas niveau (une moyenne de 6 % est attendue en 2010) sous l’impact de l’output gap négatif, de la stabilisation programmée des dépenses budgétaires, d’une reprise probablement anémique de crédit et d’une relative stabilité des termes de l’échange. L’impact retardé de la forte contraction monétaire devrait contribuer à contenir l’inflation au moins jusqu’à la fin du premier semestre 2010.

• A plus long terme, la croissance économique de la Russie restera fonction de l’évolution de la conjoncture des matières premières : notre scénario d’appréciation modérée du cours de celles-ci nous conduit à anticiper un ralentissement marqué de la croissance par rapport à la période récente (4 % par an en moyenne en 2010-11, contre 7,3 % par an en 2003-07).

Sortie de récession 

La performance déplorable de l’économie russe (avec une récession attendue de 8,6 % en 2009) n’a pas empêché les actions russes d’enregistrer un record de hausse en 2009 (+129 %). Cette indexation quasi mécanique sur l’évolution du prix du baril de pétrole (+122 % depuis fin 2008 pour l’Urals) démontre de façon très explicite la faible diversification de l’économie et l’aspect spéculatif de ses marchés financiers.

L’industrie continue de se redresser lentement, animée par la demande extérieure, mais la trajectoire demeure instable. Après le rebond de septembre, les statistiques d’octobre ont été décevantes, avec une contraction de 1 % en données mensuelles corrigées des variations saisonnières. L’industrie enregistre une progression mensuelle de 0,2 % en novembre1 et la première croissance positive (+1,5 %) en données annuelles depuis le début de l’année. Au cours des 11 premiers mois de l’année, la contraction de l’industrie atteint 12 % en rythme annuel.

En données mensuelles non corrigées des variations saisonnières, le transport de marchandises augmente de 4,0 % en octobre et de 0,2 % en novembre : à l’instar de la performance industrielle, le secteur affiche sa première performance positive en rythme annuel depuis le début de l’année (+4,9 %), à comparer avec une baisse moyenne de 11,6 % au cours des 11 premiers mois de 2009.

La formation brute de capital fixe diminue de 18,6 % en moyenne sur les 11 premiers mois.

L’agriculture échappe de peu à la récession avec une croissance cumulée de 0,2 % en rythme annuel entre janvier et novembre. La progression annuelle de 2,8 % des services de communication sur les 11 premiers mois de 2009 apparaît comme un record absolu.

L’indicateur PMI du secteur manufacturier, qui s’était redressé jusqu’au seuil d’expansion en septembre (52,0), est repassé dans la zone de contraction en octobre (49,6), novembre (49,1) et décembre (48,8), mettant en évidence la fragilité de la reprise économique en cours. Le PMI des services se maintient, néanmoins, en territoire positif pour le cinquième mois consécutif (depuis août), l’indicateur global s’établissant à 53,4 en décembre. Toutefois, malgré le regain de confiance, les entreprises n’ont pas repris le chemin de l’embauche, ce qui permet de penser que le chômage (8,1 % en décembre2) ne se résorbera pas rapidement.

Les ventes de détail ont amorcé un redressement en octobre, mais la tendance demeure fragile : après un rebond de 3,2 % en données mensuelles non corrigées des variations saisonnières en octobre, la consommation s’est à nouveau contractée, à hauteur de 1,3 % en rythme mensuel, en novembre. Sur les 11 premiers mois de l’année, les ventes de détail reculent de 5,7 % en rythme annuel. La reprise de la consommation semble alimentée par l’amélioration de l’évolution du revenu réel amorcée en août, soutenue par la poursuite de la désinflation et par la revalorisation des retraites. Le revenu disponible réel affiche une croissance positive (avec une progression de 1,1 % sur les 11 premiers mois). Le crédit à la consommation ne suit pas l’amélioration de la consommation, mettant en évidence le rôle passif (et procyclique) du secteur bancaire dans l’économie russe.

Le risque de crédit tend à se stabiliser ; la crise du crédit continue

L’amélioration suivie de la situation de l’économie réelle laisse entrevoir la fin de la détérioration de la qualité du crédit. Au 1er novembre 2009, les créances classées comme « à problème et irrécouvrables » s’élevaient à 9,1 % du total des créances (contre 8,7 % le mois précédent et 3,8 % en janvier 2009) et les créances « douteuses » atteignaient 10,1 % (contre 9,8 % le mois précédent et 9,9 % en janvier 2009). Les créances impayées, calculées selon les normes comptables russes3, s’établissent à 5,2 % au 1er décembre 2009 (contre 5,1 % au 1er novembre et 2,1 % en janvier 2009).

Les données des marchés de capitaux révèlent une dynamique semblable. Sur la base des informations disponibles sur cbonds.ru au début du mois de décembre, le montant des emprunts obligataires en défaut (y compris en défaut technique) est resté stable pour le compartiment en USD (à 1,4 md sur un marché total de 104 mds), le taux de défaut se stabilisant à 1 %. Au sein du compartiment RUB (plus risqué), les défauts de paiement continuent de croître (+8 % depuis septembre). Le volume des encours augmentant lui aussi, le taux de défaut reste stable, à 10 % depuis septembre (contre 8,5 % à fin mars 2009).

La confiance des déposants s’améliore nettement (au-delà des attentes) depuis la fin de la dévaluation du rouble. Entre janvier et décembre 2009, les dépôts des ménages ont augmenté de 18,5 % et ceux des entreprises de 6,8 %. Les banques ont, néanmoins, préféré affecter cette liquidité aux actifs étrangers ainsi qu’au remboursementdes prêts de la Banque centrale. En conséquence, le portefeuille de prêts aux entreprises ne s’accroît que de 1,5 %, tandis que les crédits aux ménages se contractent de 10,7 % sur les 11 premiers mois de 2009. Dans le même temps, le secteur bancaire russe est devenu un créancier extérieur net.

Poursuite de la désinflation au S1 2010

Les dernières estimations RosStat indiquent que l’inflation continue de ralentir. En rythme annuel, l’indice des prix à la consommation s’établit en deçà de 10 % depuis octobre (9,8 % en octobre, 9,2 % en novembre et 8,9 % en décembre). En moyenne annuelle, l’inflation chute à 11,8 % en 2009 après 14,1 % en 2008.

La tendance désinflationniste devrait se poursuivre en 2010 (au moins au premier semestre), avec une projection d’inflation moyenne de 6 %, sous l’impact de la modération des dépenses budgétaires (notamment du fait de l’absence d’indexation des salaires des fonctionnaires) et du déficit de production, ainsi que de la lenteur attendue de la reprise du crédit bancaire et de l’anticipation d’une hausse mesurée des matières premières.

L’impact retardé de la forte contraction monétaire devrait maintenir l’inflation sous pression au moins jusqu’à la fin du S1 2010.

Politique monétaire passive

Depuis le 28 décembre, la Banque centrale de Russie a abaissé son taux de refinancement à 8,75 % (après l’avoir ramené à 9 % à peine un mois plus tôt), ce qui constitue son plus bas niveau historique.

Cette baisse était la dixième depuis le mois d’avril : le taux de refinancement a diminué de 425 points de base, suivant de près l’inflation. Le passage au ciblage d’inflation demeure cependant un doux rêve, impossible à mettre en œuvre en l’absence d’une dédollarisation de l’économie4. A ce stade, la Banque centrale de Russie n’a pas communiqué de stratégie de dédollarisation claire.5 

Le conservatisme du ministère des Finances reconnu…

Malgré des actifs significatifs, le gouvernement russe n’a pas été en mesure de fournir le soutien dont l’économie avait tant besoin au pire moment de la récession (du T1 au T3 2009), reflétant les inefficiences de la gouvernance d’Etat. D’après les statistiques du ministère des Finances, entre janvier et novembre 2009, la réalisation budgétaire atteignait 96 % pour les recettes mais seulement 82,6 % pour les dépenses. A la fin 2009, 286 milliards de roubles de crédits budgétaires (équivalent de 9 milliards de US dollars ou 1% de PIB) n’ont pas été utilisés. Selon les premières estimations du ministère des Finances, le déficit de l’Etat fédéral a atteint 5,9% de PIB en 20096 et ne représentait que 4,9 % du PIB pour les 11 premiers mois de 2009, contre 7,7 % programmé. La progression des déficits en novembre et décembre 2009 est conforme à la saisonnalité habituelle des dépenses publiques mais a été trop tardive pour stimuler notablement la croissance en 2009.

La loi de finances 2010 (qui inclut des projections pour 2011-2012) se fonde sur les hypothèses conservatrices (démontrant l’orientation prudente du budget) d’une croissance pratiquement étale du PIB (1,6 %) et d’un pétrole bon marché. Elle suppose un baril à 58 USD en 2010, 59 USD en 2011 et 60 USD en 2012. Selon la loi de finances (qui peut toutefois être sujette à modification), les dépenses fédérales devraient rester stables en termes nominaux en 2010 et se contracter de 5 % en 2011 pour n’augmenter que de 3 % en 2012, toujours en termes nominaux. Ainsi, le soutien du budget à l’économie (après avoir été insuffisant en 2009) devrait commencer à disparaître en 2010, contribuant encore à la désinflation.

En conséquence, le gouvernement prévoit un déficit de 7 % du PIB en 2010, puis de 4 % en 2011 et de 3 % en 2012. Clairement, les déficits devraient être inférieurs si le cours du baril ou la croissance du PIB dépasse les anticipations du gouvernement : dans la mesure où notre scénario suppose un baril plus élevé et un rebond plus marqué du PIB, nous anticipons un déficit public russe limité à 2-3 % en 2010 et voisin de 0 % en 2011.

Le financement des déficits ne représente pas réellement un défi, puisqu’il sera prélevé sur l’épargne accumulée du fonds de réserve (qui est un fonds pétrolier contracyclique). En 2009, ce fonds a perdu USD 76 mds (-56 %), dépensés pour couvrir le déficit budgétaire, pour s’établir à 60 mds. Selon la loi de finances existante, il devrait être entièrement épuisé par la couverture du déficit budgétaire programmé pour 2010. En outre, le gouvernement russe a l’intention d’emprunter jusqu’à USD 17,8 mds sur les marchés étrangers en 2010. Le fonds national de bien-être (dédié à la consolidation du système de retraites) s’est étoffé en 2009 (+3,6 mds, soit +4 %, pour s’établir à USD 91,6 mds à la fin de 2009). Cependant, selon la loi de finances, il devrait être en partie dépensé au cours des prochaines années (notamment pour couvrir le déficit attendu du fonds de retraite) et ramené à USD 60 mds en 2012.

Même après avoir dépensé 32 % de son épargne en 2009, l’Etat fédéral de Russie conservait à la fin 2009 quelque USD 152 mds (12% de PIB) dans les fonds souverains. Ceux-ci étant placés en actifs étrangers (par le truchement du bilan de la Banque centrale).

Sur la base d’une dette extérieure de USD 38 mds, soit 3 % du PIB (au 1er décembre 2009), l’Etat russe conserve une position extérieure nette largement créditrice. La dette intérieure demeure faible elle aussi (USD 3 000 mds, soit 7 % du PIB, au 1er décembre 2009)7. Par conséquent, malgré la gravité du choc économique, la solvabilité de l’Etat russe reste satisfaisante.

Les recettes budgétaires meilleures qu’attendu, la réduction des déficits et l’amélioration des perspectives du prix du baril de pétrole ont conduit S&P à modifier sa prévision sur la dette souveraine de la Russie de négative à stable au milieu du mois de décembre 2009, saluant l’orientation budgétaire prudente des autorités russes (qui ont préservé l’épargne malgré une profonde récession).

Perspectives

L’économie russe devrait selon nous poursuivre son redressement en 2010 : en l’absence d’un nouveau choc des termes de l’échange, la croissance devrait atteindre 4,5 %. Elle devrait être tirée essentiellement par la demande extérieure et notamment par la reconstitution des stocks mondiaux. La demande intérieure devrait produire un résultat plus mitigé, compte tenu du gel des salaires des fonctionnaires en 2010 (et plus généralement de la stabilité programmée des dépenses budgétaires en termes nominaux), d’un chômage toujours élevé et de marchés de crédit déprimés. Le redressement de l’activité de crédit devrait être lent et progressif en 2010 : il sera fonction du sentiment de marché au niveau mondial et, si celui-ci demeure pessimiste, il pourrait se concentrer sur le second semestre de l’année. Toutefois, une désinflation substantielle et la stabilité attendue de change (principal moteur de la confiance des ménages) devraient soutenir la consommation au premier semestre.

A moyen et long terme, la croissance économique de la Russie continuera de dépendre de l’évolution de la conjoncture des matières premières : notre scénario d’appréciation modérée de ces dernières nous conduit à anticiper un ralentissement marqué de la croissance par rapport à la période récente (4 % par an en moyenne en 2010-11, contre 7,3 % par an sur 2003-07). Les problèmes structurels (faiblesse de gouvernance et corruption) resteront le principal frein à la réforme économique, empêchant une avancée technologique rapide de l’industrie russe.

NOTES

1 Données CVS selon les estimations du ministère de l’Economie
2 Calculé conformément à la méthodologie de l’OIT.
3 En application de la méthodologie comptable russe, les créances sont considérées impayées à compter du premier jour échu non payé, mais seule est prise en compte l’échéance impayée (et non le montant total de l’encours de prêt, comme c’est le cas en comptabilité internationale).
4 Dans une économie dollarisée, les agents économiques sont exposés au risque de change par le biais des bilans et des anticipations. L’abandon d’objectif de change par la Banque centrale (condition nécessaire d’un ciblage de l’inflation) s’avère dès lors impossible.
5 En novembre 2009, le ministère du Développement économique a annoncé un projet d’émission d’emprunts d’Etat indexés sur l’inflation (dont la souscription serait réservée dans un premier temps aux fonds de pension). Si cet emprunt est effectivement réalisé, il constituerait une avancée très positive vers un ciblage de l’inflation, dans la mesure où il créerait un autre ancrage pour les orientations de politique monétaire que les seuls taux d’intérêt. Selon la Banque centrale de Russie, un renforcement des obligations de constitution de réserves liées aux engagements extérieurs serait envisagé. Ceci représenterait un pas dans la bonne direction, vers une incitation à la limitation de l’exposition des bilans des résidents aux fluctuations de change.
6 En incluant les dépenses quasi fiscales (179 mds RUb pour la recapitalisation des banques et 30 mds de RUB pour le soutien aux PME) qui ont été financées par le fonds national de bien-être, le montant du déficit atteint 6,4% du PIB. 
7 Ce montant prend en compte les dettes fédérale, régionale et municipale.

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