Sous emprise : matières premières et croissance en Amérique latine

par Anne-Lise Cornen, Juan Carlos Rodado et Yuze Yuan, économistes chez Natixis

La chute des matières premières depuis le début de l’année a été impitoyable. Tous les actifs ont souffert, notamment les devises et les marchés boursiers. Tandis que les craintes d’un atterrissage brutal de la Chine augmentent et que la volatilité matières premières persiste, nous estimons qu’il est important d’identifier les effets de la récente débâcle des matières premières sur la croissance en Amérique latine. Nous présentons ici une analyse détaillée de son impact direct et indirect sur la consommation, l’investissement et les exportations. Une aggravation de la récession en 2016 est plus qu’intuitive.

1/ Consommation : baisse du revenu disponible, érosion de la richesse et hausse des taux

La consommation peut être exprimée en fonction du revenu disponible réel (real disposable income – RDI), des effets de richesse (wealth effects – WE) et des taux d’intérêt (interest rates – IR). La chute des cours des matières premières a fortement heurté chacune des composantes de l’équation ci- dessus.

C = RDI+WE−IR

Tout d’abord, les matières premières affectent, à différents degrés, les déterminants du RDI : emploi (L), salaires (W), transferts (T) et inflation (CPI).

RDI=L+W+ T−CPI

L’emploi (L) et les salaires (W) liés aux matières premières souffriront. Le secteur minier représente en moyenne 1,0% de l’emploi total, un pourcentage pouvant aller jusqu’à 2,8% dans un pays comme le Chili. En d’autres termes, en l’absence de facteurs domestiques (Brésil), nous ne devrions pas assister à un effondrement des salaires ou à une montée en flèche du chômage. Cependant, la destruction d’emplois et la modération salariale pourraient se propager à des secteurs connexes tels que la construction et le transport. La part de ces secteurs est la plus importante au Chili, puis dans une moindre mesure en Colombie, au Brésil et au Pérou.

Les transferts (T) vont diminuer. Les matières premières génèrent une large portion des recettes budgétaires. L’ensemble de la région doit s’adapter à un nouvel environnement caractérisé par la faiblesse des prix des matières premières, ce qui implique un ajustement des dépenses publiques et une hausse des impôts. Ainsi la Colombie va-t-elle adopter une réforme budgétaire structurelle ; le Mexique, le Chili et le Pérou ont annoncé un durcissement des politiques budgétaires. Le Brésil constitue un cas extrême. En dépit d’un déficit avoisinant 10% du PIB, la crise politique empêche tout ajustement.

L’inflation (CPI) s’envole presque partout en raison de la faiblesse des devises. L’impact sur la consommation est très négatif car elle ponctionne le pouvoir d’achat. Si l’inflation au Mexique demeure très faible (2,1% en GA en décembre), la hausse des prix dans la région est généralisée. L’inflation excède le haut de la fourchette cible au Brésil, au Chili, en Colombie et au Pérou. Ceci met en lumière, dans une certaine mesure, le manque de produits locaux pour remplacer les importations étrangères et le caractère durable du choc sur les devises. Dans la région, le Brésil a le plus fort taux d’inflation, suivi de la Colombie.

La richesse (WE) a littéralement fondu avec la dépréciation des devises et l’instabilité financière. Les ménages subissent une évaporation de leur épargne exprimée en dollars tandis que leurs investissements (actions, obligations, etc.) perdent de leur valeur. Par ailleurs, les taux d’intérêt (IR) montent à mesure que les banques centrales tentant de maîtriser l’inflation. Le Brésil, le Mexique, le Chili, la Colombie et le Pérou ont tous commencé à resserrer leur politique monétaire. Nous anticipons de nouveaux relèvements des taux en 2016. Les consommateurs devront faire face à un renchérissement des coûts d’emprunt.

2/ Investissement: baisse des bénéfices, hausse du service de la dette

L’investissement ne sera pas épargné. Les effets directs provenant de la diminution de la production minière et des réductions des dépenses en capital sont assez clairs, mais à l’instar de la consommation, il faut tenir compte de l’investissement dans d’autres secteurs : construction, équipement et R&D. La chute des matières premières affecte clairement les infrastructures publiques en raison des ajustements budgétaires, tandis que les investissements en équipements sont pénalisés par la volatilité du change. Comme toujours, il existe plusieurs déterminants théoriques : taux d’intérêt, bénéfices, demande anticipée, utilisation des capacités, pour n’en citer que quelques-uns. Dans cette analyse, nous nous concentrerons sur une équation simple du taux d’investissement, où l’investissement est une fonction des profits et de la dette.

Les profits (p) subissent une pression intense venant de l’industrie des matières premières. Le choc des matières premières entraîne une chute des revenus et réduit les recettes pouvant être employée à l’expansion des capacités. Dans certains cas, les prix actuels se situent près, voire en- dessous, des coûts de production au comptant. Le revenu net s’inscrit ainsi en forte baisse dans le secteur énergétique et minier. Ces évolutions s’accompagnent d’une contagion financière, les matières premières ayant été un déterminant important pour les marchés d’actions locaux. En conséquence, le revenu net a considérablement diminué. Le marché boursier ne constitue pas l’unique source de financement dans la région, notamment dans les pays aux indices les moins liquides (Pérou, Colombie et Chili).

La dette (D) joue par conséquent un rôle important dans le puzzle de l’investissement. Nous assistons à une réévaluation de la qualité de crédit dans la région. De nombreuses sociétés souffrent de la contagion des entreprises du secteur énergétique et minier, mais également du souverain. La chute des devises, la hausse des taux d’intérêt et l’affaiblissement de la croissance ont entraîné un élargissement des spreads à la fois d’entreprises et souverains. La relation entre les deux est très forte et bien documentée. Il est par exemple très difficile pour une entreprise de percer le plafond souverain. Les perspectives d’investissement des entreprises sont moroses à la lumière de la hausse du service de la dette et de l’affaiblissement des taux de change dans le cas de la dette internationale.

3/ Exportations : une faible demande étrangère et une compétitivité encore médiocre

La plupart des études se concentrent sur les exportations compte tenu de l’effet direct de la chute des prix des matières premières sur les recettes d’exportations. Les déterminants théoriques des exportations les plus communs incluent: la demande étrangère (FD) et la compétitivité (C). Les prix des matières premières et le risque d’un atterrissage brutal en Chine ont clairement un impact significatif sur la demande étrangère, tandis que les effets sur la compétitivité sont moins évidents.

Ẋ = FḊ + Ċ

La demande étrangère (FD) s’est affaiblie. L’Amérique du sud est fortement exposée à la Chine et aux cours des matières premières. Le Mexique constitue une exception en raison de ses liens étroits avec les États-Unis et de sa spécialisation sur les produits manufacturiers. Cependant, l’atonie du commerce mondial (la Chine représente 25% de la croissance mondiale) et le ralentissement de la production industrielle aux États-Unis affecteront le Mexique. Le reste de la région souffrira d’un choc sur les termes de l’échange. Les expositions varient fortement d’un pays à l’autre. Le Brésil pâtira d’une baisse des prix agricoles, des métaux, des minéraux et de l’énergie. La principale source d’inquiétude au Chili et au Pérou vient des prix des métaux, tandis qu’elle porte sur le cours du pétrole en Colombie. Les pays les plus exposés par rapport à leurs exportations totales sont le Chili à la Chine et la Colombie et le Venezuela aux matières premières.

La compétitivité (C), qui intègre les prix relatifs et une dimension hors coûts est un sujet complexe. Le taux de change effectif réel, qui n’est autre que la devise déflatée du coût du travail, capture la dimension des prix relatifs. Le Brésil et la Colombie ont connu d’importants ajustements, notamment en raison de la chute des devises. Malheureusement, une reprise soutenue par les exportations est loin d’être assurée. L’écart par rapport au Mexique reste important et il faut tenir compte de l’existence de goulots d’étranglements non liés aux coûts. Le manque d’infrastructures, l’imposition élevée dans de nombreux cas ou la corruption ne sont que quelques obstacles expliquant pourquoi la réponse des exportations à la chute des devises ne sera pas automatique.

En résumé : la chute des matières premières aura des conséquences directes et indirectes significatives sur la croissance. A l’évidence, le Brésil part de la plus mauvaise situation et sera davantage pénalisé. La Colombie est juste derrière en termes de vulnérabilité. Le Mexique est relativement bien positionné, tandis que le Chili et le Pérou doivent se préparer à faire face à un environnement difficile caractérisé par l’essoufflement de la consommation, de l’investissement et des exportations.

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