Taux zéro : éviter l’équilibre « déflationniste »

Par Axel Botte, stratégiste chez Axa IM

Au cours des trois dernières années, la Réserve Fédérale a poursuivi une politique revêtant des aspects non-conventionnels afin de combattre la crise financière. Depuis décembre 2008, les taux d’intérêt ont en effet été maintenus à un niveau sans précédent, dans une fourchette de 0 à 0,25%. Par ailleurs, la Fed a terminé ses programmes de rachats de MBS et de Treasuries pour des montants respectifs de 1,45 tn USD et 300 mds USD.

Cependant, le Comité de politique monétaire (FOMC) continue de s’inquiéter de la conjoncture économique, notamment du chômage toujours élevé et de la faiblesse de l’inflation, justifiant ainsi la poursuite de la politique de taux quasi-nuls pour une période prolongée. James Bullard, Président de la Fed de St Louis, s’est même exprimé publiquement en faveur d’une reprise de la politique d’achat d’actifs, modifiant de fait l’objectif de taux de la Fed comme unique instrument de sa politique, afin de s’assurer contre le risque de déflation.

Ainsi, la Fed pourrait opter pour un nouveau programme de rachats – centré sur les bons du Trésor – si le ralentissement américain actuel venait à s’intensifier au cours des prochains mois. Dans cette note, nous revenons sur les raisons d’une nouvelle politique d’assurance contre la déflation et étudions la stratégie de la Fed afin de relever les anticipations d’inflation.

S’assurer contre la déflation

La semaine passée, M. Bullard s’est prononcé en faveur d’un programme d’assouplissement quantitatif de politique monétaire destiné à éviter que l’économie américaine ne tombe dans le piège déflationniste, à l’instar du Japon. Cet avertissement est à prendre au sérieux alors que la croissance américaine montre les premiers signes d’essoufflement.

Selon la plupart des indices, l’inflation américaine est aujourd’hui à un niveau historiquement bas. L’exemple le plus frappant est sans doute l’inflation des prix médians calculée par la Fed de Cleveland, qui atteint à peine 0,5%(A) en mai. Parallèlement, l’indice de référence pour la Fed, le déflateur de la consommation des ménages hors alimentation et énergie, se situe à 1,3%(A) en mai, en dessous de la moyenne observée en 2003-2004, période durant laquelle le FOMC1 s’était inquiété des risques de déflation. Les pressions inflationnistes sont donc particulièrement faibles.

L’argument de James Bullard n’est pas simplement qu’un assouplissement monétaire supplémentaire est nécessaire en raison du niveau bas de l’inflation (la cible prêtée à la Fed est une fourchette de 1 à 2% pour l’inflation sous-jacente). Le comportement des banques centrales s’apparentent à des variations de la règle de Taylor. Elles abaissent (augmentent) les taux d’intérêt lorsque l’inflation est en-dessous (au-dessus) du niveau ciblé. Le secteur privé forme des anticipations d’inflation qui permettent de définir un taux réel anticipé (la relation de Fisher, ligne rouge pointillée dans le graphique suivant). L’équilibre est atteint lorsque les banquiers centraux ne veulent plus modifier les taux et que le secteur privé anticipe que l’inflation courante prévaudra dans le futur.

Cependant, puisque les taux nominaux ne peuvent être inférieurs à zéro, un second équilibre peut être atteint lorsque l’inflation devient négative et est donc trop loin de l’objectif de la banque centrale. Il est possible que le secteur privé anticipe que l’inflation ne variera plus car les autorités monétaires ne réagissent plus aux variations de l’inflation. L’économie japonaise (points verts sur le graphique) semble avoir atteint cet équilibre involontaire caractérisé par des taux d’intérêt nuls et la déflation. Ce type d’équilibre est le trait commun de toutes les crises financières consécutives à un endettement excessif (1930, Japon). Une spirale de baisse de l’activité renforçant la déflation tend alors à exacerber le coût réel de la dette, ce qui affaiblit de nouveau la demande.

Le premier enseignement du papier de M. Bullard est que l’objectif de taux d’intérêt de la Fed peut s’avérer inadapté pour éloigner l’économie américaine – qui reste sujette à des chocs défavorables tels que la crise souveraine en Europe – de l’équilibre indésirable que subit le Japon. En d’autres termes, la promesse de maintenir les taux à zéro a pu avoir des conséquences néfastes contribuant à faire baisser les anticipations d’inflation.

En second lieu, M. Bullard note que le programme de la Banque d’Angleterre (BoE) (rachats de Gilts pour 200 mds GBP soit 14,3% du PIB) a été plus efficace pour relever les anticipations d’inflation que le credit easing (achats de MBS et dette d’agences) de la Fed. La monétisation de la dette publique est généralement considérée comme inflationniste, ce qui explique que les anticipations d’inflation aient été plus sensibles à la politique du Royaume-Uni, d’autant que la BoE se laisse la possibilité de reprendre ce programme si la situation économique le demandait. L’économie britannique est très loin de la déflation, bien au contraire. Les prix à la consommation sont en hausse de 3,2% sur un an, ce qui constitue un des rares cas d’inflation supérieure à l’objectif dans le monde développé. Ainsi, un programme d’achats de Treasuries suffisamment important pourrait s’avérer une politique efficace afin de favoriser une remontée vers l’objectif des anticipations et de l’inflation réalisée.

La Fed peut sans doute augmenter ses avoirs en bons du Trésor

Le System Open Market Account (SOMA, le portefeuille de la Fed) a crû de 750 mds USD avant la crise à 2 tn USD aujourd’hui. En outre, la composition du SOMA a fortement évolué. Quasiment exclusivement investi en Treasuries avant la crise, il compte désormais près de 60% de titres de dette d’agences et de MBS. Au 28 juin 2010, la Fed détient 18 mds USD de bills (au pair), 712 mds USD d’obligations et 41mdsUSD d’emprunts indexés contre 159 mds USD de dette d’agences et 1,117 tn USD de MBS. Les avoirs de la Fed en bons du Trésor sont donc comparables à ceux de la Chine (867 mds USD) ou du Japon (786 mds USD), le double des actifs du secteur des fonds de pension américains et le triple du total des banques commerciales (252 mds USD au 1T10 FoF ).

A long terme, la Fed a l’intention de réduire graduellement la taille de son bilan et d’en normaliser la composition. Le FOMC a décidé de ne pas réinvestir les flux de remboursement de son portefeuille de titres liés au marché hypothécaire et détiendra ses obligations d’agences et ses MBS jusqu’à leur maturité. Au contraire, les coupons et principaux des avoirs en Treasuries seront réinvestis dans les nouvelles émissions du Trésor.

Cette politique permettra un rééquilibrage progressif du SOMA. La participation du SOMA aux émissions est déjà significative, atteignant 1 à 1,2 md USD, comme lors de l’émission à 7 ans le 29 juin dernier. Malgré une légère baisse des montants émis, l’allocation au SOMA a plutôt augmenté récemment (+100 mn USD en moyenne par émission par rapport à juin). Cette mini-monétisation de la dette publique aura pour effet de modifier le portefeuille dans le sens voulu par la Fed.

Ainsi, la Réserve Fédérale semble en mesure d’accroître ses avoirs en Treasuries afin de ramener les anticipations d’inflation vers l’objectif. En utilisant les données de consensus de Bloomberg sur le déficit public prévisionnel, les émissions nettes du Trésor américain devraient atteindre 1,2 tn USD en 2011 et 900 mds USD l’année suivante. Cependant, contrairement au cas britannique, le risque que les étrangers se désintéressent des Treasuries reste relativement faible, les pays à excédents commerciaux recherchant toujours un actif peu risqué pour investir leurs réserves. Cela implique probablement que l’assouplissement nécessaire aux Etats-Unis ne serait pas de la même ampleur que le programme mené par la BoE. Cela dit, il semble acquis que ce plan devra être durable (sans date butoir préalable) et d’une taille significative afin de modifier les anticipations d’inflation. Un plan de 600 mds USD en 2011 pourrait s’avérer utile pour atteindre cet objectif.

Conclusions

Malgré la politique de taux zéro et les programmes d’achats d’actifs par la Fed, l’inflation reste extrêmement basse aux États-Unis. La hausse des prix médians – un bon indicateur de la tendance – atteint à peine 0,5%(A) en mai.

Le risque de déflation n’a jamais été aussi proche pour une économie américaine fragile et vulnérable à un choc défavorable. La crise souveraine en Europe a, par exemple, entraîné une baisse des anticipations d’inflation aux États-Unis. En outre, la promesse de maintenir des taux nuls pourrait en quelque sorte valider les anticipations de déflation et favoriser involontairement l’émergence d’un équilibre déflationniste.

En se basant sur les résultats du quantitative easing britannique, James Bullard, Président de la Fed de St Louis, défend l’idée qu’un nouveau plan de rachats de Treasuries pourrait s’avérer nécessaire pour s’assurer d’éviter le piège déflationniste à la japonaise. Si les rachats de dette publique sont généralement considérés comme vecteurs d’inflation, le plan devra être d’une taille importante (600 mds USD ?) et s’inscrire dans la durée pour réussir l’objectif de relèvement des anticipations d’inflation.

NOTES

  1. Discours de Ben Bernanke devant le National Economists Club, novembre 2002, « Making Sure ‘It’ Doesn’t Happen Here ».